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Tunisie : Complot contre la sûreté de l’Etat, xénophobie : A qui profite la confusion ? Spécial

Pr. Mohamed Chérif FERJANI

Président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute

En tant que Président du Haut Conseil Scientifique de Timbuktu Institute for Peace Studies, basé à Dakar, je suis interpelé par mes collègues et ami(e)s de l’Afrique Subsaharienne au sujet de ce qui se passe dans mon pays qui représentait, à leurs yeux, un modèle et un horizon d’espoir pour toute l’Afrique. La campagne contre les migrants subsahariens les laisse d’autant plus perplexes qu’elle n’est pas seulement le fait d’une partie de la population, comme c’était le cas avant les derniers développements. Ils sont sidérés par la caution que lui a apportée le chef de l’Etat qui, au lieu de dénoncer cette campagne et exiger son arrêt et des poursuites contre ses instigateurs, l’a reprise à son compte en voyant dans l’arrivée de migrants subsahariens un complot destiné à déstabiliser la société tunisienne et à en modifier la composition. Ils n’ont pas tort d’y voir une version tunisienne du « grand remplacement » qu’Eric Zemmour s’est empressé de saluer comme l’exemple à suivre par les autorités européennes dans le traitement de la question migratoire. Cependant, l’interpellation de mes ami(e)s subsahariens ne concerne pas seulement cette question ; on me demande des explications sur les poursuites engagées contre des acteurs politiques accusés de complot contre la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat, des journalistes et d’autres personnes accusées de corruption, etc. J’avoue que j’ai eu beaucoup de mal à répondre à toutes ces interrogations et je n’arrive pas encore à comprendre le lien entre toutes ces affaires sorties en même temps comme pour ajouter confusion à la confusion qui règne depuis des mois et fait perdre la boussole aux observateurs les plus avertis.

Certes, il y a des affaires gelées sans raison depuis plus de 10 ans comme les assassinats politiques, dont en particulier ceux de Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi et Lotfi Naggadh, les complicités avec les réseaux terroristes partant du pays et y revenant pour commettre impunément leurs crimes, et d’autres affaires étouffées par une justice aux ordres du pouvoir politique. Mais pourquoi ces affaires ne sont-elles pas réouvertes dans la transparence et dans le cadre d’une justice indépendante réhabilitée et fonctionnant sur la base du respect de la loi et des droits des personnes poursuivies et de la défense ? Comment ne pas donner raison à la défense qui parle d’enlèvements, de poursuites engagées en dehors des règles prévues par la loi ? Comment ne pas faire le lien avec le climat dans lequel ces affaires sont reprises : Etat d’exception dont on ne connait ni le terme ni les raisons ; modifications des règles de la vie politique sans concertation avec qui que ce soit et sans adhésion de la population comme l’attestent les taux de participation à la consultation, au référendum sur une constitution que personne n’avait demandée, aux élections législatives ; conspirationnisme n’épargnant ni les partis politiques, ni les organisations syndicales, ni les associations de la société civile, ni les médias, ni les acteurs économiques, ni les pays avec lesquels la Tunisie a des relations historiques vitales, ni même les migrants devenus tout à coup la cinquième colonne d’une stratégie visant la modification de l’identité de la société, etc. ? A quelle fin cette confusion est-elle entretenue et au profit de qui ? Certainement pas au profit de la justice qui se trouve à nouveau instrumentalisée dans des affaires politiques ; encore moins au profit du pays et de l’Etat dont les intérêts exigent, plus que jamais, une vision claire concernant le fonctionnement des institutions, les relations entre les autorités, la société et les citoyens, les choix politiques, les partenariats indispensables au niveau de la région et au niveau international.

Dans cette situation de confusion qui ne peut que brouiller les chemins, la planche de salut pour la Tunisie reste, à mes yeux, l’initiative de l’UGTT et de ses partenaires de la société civile que les forces sociales et démocratiques doivent soutenir afin de l’imposer contre la volonté de ceux qui cherchent à la faire avorter ; il est d’ailleurs fort probable que la confusion entretenue ne vise qu’à faire capoter cette initiative. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas se laisser fourvoyer et concentrer tous les efforts au soutien à cette initiative dont dépend l’avenir du pays.

Que mes ami(e)s de l’Afrique subsaharienne, dont les interrogations étaient à l’origine de cette clarification, trouvent ici mes excuses et celles d’une grande partie de la société tunisienne qui ne se reconnait pas dans la campagne xénophobe visant leurs compatriotes installés en Tunisie ; l’Ifriqia qui a donné son nom à notre continent, comme l’a bien rappelé mon collègue et ami Bakary Sambe, n’en sera pas détournée par ses brebis égarées.