Interview par Henriette Niang Kandé
Dans un contexte où le jihadisme sahélien, désormais profondément endogénéisé au sein du JNIM, continue sa progression vers l’ouest et menace directement la Sénégambie, Dr. Bakary Sambe, président du Timbuktu Institute et spécialiste reconnu des dynamiques religieuses et sécuritaires en Afrique de l’Ouest, tire la sonnette d’alarme dans cette interview. Refusant l’angélisme d’un Sénégal « naturellement » résilient, il appelle les élites ouest-africaines, et particulièrement sénégalaises, à tirer enfin les leçons des échecs maliens : sous-traitance contre-productive de la sécurité à des puissances étrangères, abandon des périphéries créant des vides exploités par les groupes armés, et sous-estimation des contagions transfrontalières. Au-delà du tout-militaire, il plaide pour une approche globale de sécurité humaine alliant investissements inclusifs massifs (PUMA), renforcement des médiations communautaires endogènes, contre-discours religieux et intelligence sociale. Face à l’impuissance actuelle de la CEDEAO et aux paradoxes du narratif souverainiste de l’AES, qui n’a pas freiné l’hémorragie sécuritaire, il propose une stratégie régionale hybride et préventive, des task forces ad hoc aux diplomaties parallèles portées par leaders religieux et personnalités respectées, afin de restaurer un « continuum de résilience régionale » avant que l’effondrement d’un voisin ne devienne contagieux. Une interview sans concession qui pose la survie collective de l’Afrique de l’Ouest comme urgence absolue.
À la lumière de l’histoire des mouvements djihadistes dans la région, quelles leçons les élites ouest-africaines et particulièrement sénégalaises devraient-elles tirer des précédents historiques, pour éviter que le Sénégal ne se retrouve exposé aux mêmes vulnérabilités face à la progression des groupes jihadistes au Mali ?
De la même manière qu’il faut renforcer la sécurisation des frontières et lutter contre la marginalisation territoriale, il faudrait éviter que les effets d’une gouvernance non inclusive crée des frontières sociales à la périphérie de nos zones urbaines au point d’accentuer les vulnérabilités socioéconomiques. C’est tout le sens de l’approche sécurité humaine qui fait que les enjeux sont aussi importants à Sinthiou Djaliguel qu’à Yeumbeul. Quant à l’histoire des mouvements jihadistes au Sahel, depuis leur irruption en 2012 jusqu’au processus abouti d’endogénéisation actuelle du JNIM (combattants majoritairement maliens, ouest-africains, ancrés localement via accords avec des réseaux communautaires), elle nous enseigne des leçons préoccupantes que les élites ouest-africaines semblent ignorer à leurs risques et périls. La première leçon est que malgré la pertinence de la coopération, la sous-traitance effective de la sécurité à des puissances étrangères est non seulement inefficace à long terme, mais contre-productive, multipliant les griefs et même les groupes plutôt que de les éradiquer. Le Mali en est l’archétype – appel à la France en 2013 (Serval/Barkhane), puis rupture pour la Russie (Wagner/Africa Corps) – sans jamais restaurer la stabilité tout en favorisant l’émergence de groupes d’auto-défense comme les Ganda K . Une deuxième leçon est que l’abandon et la marginalisation des périphéries par l’État central crée toujours un vide exploité par les jihadistes ou autres acteurs de la criminalité pour s’implanter via une « tactique soft » – recrutement local, présentation comme alternative à un État défaillant en services de base (sécurité, justice). Les précédents de Farabougou, au Mali, prise en août 2025 avec l’imposition de de la zakat, l’interdiction de la musique etc. montrent comment le JNIM gagne de l’adhésion en décrédibilisant le régime de l’actuelle transition. Pour le Sénégal, cela impose un renforcement préventif des zones frontalières Est (analogues à Kayes). Cela devrait se faire, comme l’a rappelé le Président Bassirou Diomaye Faye, insistant sur le PUMA, par des investissements inclusifs et massifs, la valorisation des mécanismes locaux de médiations endogènes contre fractures sociales (conflits agriculteurs-éleveurs, esclavage par ascendance), et contre-discours religieux extrémistes dans une zone où transitent des prédicateurs de toute la région. La troisième leçon est que le fait d’ignorer les dynamiques transfrontalières et la logique des continuum accélère naturellement la contagion du voisinage immédiat. L’expansion de la Katiba Macina vers l’Ouest et sud malien préfigure un risque pour toute la Sénégambie. Dakar devrait davantage intégrer intelligence sociale, les initiatives préventives politiquement assumées, et la coopération avec Bamako sur corridors économiques et au-delà tout en mitigeant les risques de se voir piégé dans une lutte contre le terrorisme cachant quelques fois des velléités intercommunautaires complexes.
La CEDEAO traverse une crise interne mais pourrait jouer un rôle déterminant. De quelle manière cette organisation pourrait-elle intervenir efficacement dans la crise malienne malgré sa fragilité, et quel type de stratégie régionale serait le plus pertinent selon vous ?
La CEDEAO vient de très loin. Et je continue de croire que le procès en inaction qui lui est souvent fait devrait être relativisé sachant que pendant plus d’une décennie, les partenaires internationaux de la région l’avaient reléguée au second plan et dépossédée de la question sécuritaire au profit d’un G5 Sahel qui n’a pas été, elle-même, assez soutenue pour fonctionner et réaliser ses objectifs stratégique. Pendant ce temps, l’architecture de sécurité régionale se grippait avec un déséquilibre que l’organisation sous-régionale devait subir. Malgré sa crise interne – retrait des pays de l’Alliance des États du Sahel, sanctions échouées, rivalités entre certains pays-membres – la CEDEAO dispose d’une légitimité institutionnelle et d’outils jusqu’ici sous utilisés pour une intervention efficace et non invasive. Il faudra, nécessairement, aujourd’hui, un contournement des blocages politiques via une task force ad hoc, neutre et, si besoin, co-présidée par des pays comme le Sénégal au regard de ses liens historiques et culturels avec le Mali, le Ghana qui pourrait avoir l’oreille régimes actuels de l’AES mais aussi le Togo. Un espace AES devenu une zone d’insécurité et d’instabilité au cœur de la région ne laissera indemne aucun de nos pays. Il faudra aussi valoriser les initiatives bilatérales qui peuvent fonctionner. Malgré leurs velléités le Bénin et le Niger sont contraints de coopérer, aujourd’hui, dans le cadre du renseignement partagé et la sécurisation des corridors vitaux. C’est exactement le cas du Sénégal et du Mali pour lesquels la sécurisation du corridor Bamako-Dakar est une nécessité économique vitale. Les partenaires internationaux devraient appuyer de telles initiatives. Car, quelles que soient les relations diplomatiques heurtées entre certains pays de la région, il s’impose aujourd’hui, une stratégie régionale qui devrait être à la fois hybride et préventive. Et c’est là où la coopération s’impose ne serait-ce que pour des sanctions ciblées sur flux financiers jihadistes (rançons, or illicite via les mines) pour assécher les ressources du JNIM mais aussi la mise en place d’un fonds régional pour développement inclusif des périphéries maliennes et frontalières. Car toute stratégie qui se voudra efficace devrait s’éloigner des approches du tout-militaire et intégrer les volets communautaires/économiques en priorisant la stabilité régionale sur egos nationaux. La coopération internationale ne serait-ce que pour le partage efficient du renseignement, la lutte contre le financement du terrorisme et les flux financiers illicites reste un impératif de sécurité collective.
On a longtemps abordé la question jihadiste avec un prisme essentiellement militaire. Pourquoi cette lecture est-elle aujourd’hui insuffisante, et quels volets (communautaires, politiques, économiques, religieux) devraient être intégrés dans une nouvelle approche globale ?
En tant que nécessité, l’action militaire peut, certes, contribuer à la destruction de cibles terroristes, mais ces dernières se régénèrent forcément si les causes structurelles qui les ont fait émerger n’ont pas disparu. Le prisme du tout-militaire est, donc, insuffisant car il traite le jihadisme comme une menace purement cinétique, ignorant son endogénéisation profonde et son ancrage communautaire : les combattants du JNIM sont désormais maliens, ouest-africains, enracinés dans les rangs du groupe par l’instrumentalisation des griefs locaux, comme analysé dans nos derniers rapports sur les activités du groupe dans l’Ouest malien. Cependant, même des victoires tactiques nourrissent, parfois, le recrutement sans éradiquer la cause, transformant chaque opération en propagande d’ostracisme contre certaines communautés. C’est pourquoi, il faudra privilégier, une approche globale qui doit intégrer des aspects communautaires – renforcement des médiations endogènes - chefs de village, familles neutres à Kayes - pour apaiser fractures comme les effets de l’esclavage par ascendance, les conflits agriculteurs-éleveurs, constamment exploitées par le JNIM. L’action politique, non plus, ne doit être en reste, par des dialogues inclusifs avec acteurs locaux pour restaurer légitimité étatique, évitant sous-traitance étrangère sans négliger les aspects économiques par des investissements inclusifs dans les mines (or/lithium), redistribuant les bénéfices pour contrer les narratifs victimaires. Sans cela, quelle que soit son intensité, l’action militaire resterait tel un pansement conjoncturel sur une hémorragie structurelle. Malgré les efforts de sécurisation des frontières, nos armées doivent aussi intégrer le fait que la guerre contre le JNIM ne sera pas conventionnelle, elle sera larvée, asymétrique et nécessitera une intelligence sociale adaptée à la nature de la menace et de l’anticipation dans le cadre d’une stratégie de prévention assumée rompant d’avec l’angélisme d’un Sénégal « naturellement » résilient pour se projeter dans une prospective continue ne négligeant aucun aspect d’un phénomène jihadiste multidimensionnel. Même si la résilience endogène semble être un acquis, elle doit être consolidée car naturellement et constamment mise à l’épreuve par l’évolution de la situation régionale et internationale.
L’AES propose un narratif souverainiste mais peine à contenir la progression jihadiste. En quoi les choix stratégiques récents des régimes militaires du Mali, du Burkina et du Niger ont-ils contribué à aggraver ou à détendre la situation sécuritaire ? Quelle marge de manœuvre leur reste-t-il ?
Le narratif souverainiste de l’AES regorge de paradoxes. Autant, il prône une rupture avec l’Occident, il préconise en même temps, des alliances avec la Russie voire la Turquie ; deux pays qui ont aussi leurs intérêts stratégiques et n’échappent pas aujourd’hui aux accusations de prédation économique de la part des populations que nous avons interrogées dans les récentes études. La difficulté pour la France au Sahel était de devoir constamment gérer l’urgence et l’histoire en même temps, mais aussi d’opérer un changement de paradigme qui a dû tarder. Elle semble en a apprendre les leçons. Mais, ce narratif AES nourri quelques fois d’un certain populisme a aggravé la situation en priorisant la perpétuation d’un rhétorique anti-impérialiste sur l’efficacité sécuritaire réelle. La souveraineté est malheureusement devenu un terme, un slogan qui se soucie peu de ses conditions de possibilité. Aujourd’hui, dans les pays de l’AES, le résultat est sans appel : les trois pays du Sahel Central (Burkina Faso, Mali, Niger) concentrent à eux seuls 50 % des morts pour terrorisme sur le continent et peu d’entre eux contrôlent effectivement plus de 50% de leur territoire pour les estimations les plus optimistes. Les mercenaires d’Africa Corps, héritiers des méthodes de Wagner, n’ont pas réussi à protéger sites économiques à Kayes ou ailleurs (attaques contre les installations chinoises 2025), mettant à nu l’échec des promesses de sécurité au lendemain des coups d’États, délégitimant, progressivement, les régimes et accélérant l’asphyxie économique pratiquée par le JNIM. Au Burkina et au Niger, on semble assister à des dispersions similaires multipliant les fronts sans gains stratégiques. Les marges de manœuvres se restreignent pendant que l’étau sécuritaire se resserre. Aujourd’hui, on note des choix pragmatiques peu assumés vers des négociations locales avec les djihadistes avec des accords communautaires sur la « zakat » pour désamorcer griefs. C’est pour cela la solidarité régionale ne devrait pas être freinée par les velléités diplomatiques qui seront passagères dans le temps long. Sans cela, l’effondrement interne sera inévitable et ses effets domino seront dévastateurs pour toute la région. Même si la négociation n’est pas une option à exclure, elle se fera aujourd’hui sur le tard avec un rapport de forces défavorable aux États.
Les divisions politiques internes dans la sous-région affaiblissent la capacité de riposte. Quels types de mécanismes de concertation, de confiance ou de diplomatie parallèle pourraient être mis en place pour dépasser ces rivalités et élaborer une réponse collective crédible ?
Pour dépasser les antagonismes AES-CEDEAO, il faudrait s’appuyer sur divers mécanismes : une diplomatie parallèle, forcément non institutionnelle, via des personnalités africaines communément respectées et influentes dans les désormais deux espaces politiques. Mais, il ne faudrait pas négliger le rôle des leaders religieux transfrontaliers pour des dialogues confidentiels appuyés dans le cadre de plateformes de confiance sans oublier des projets économiques inclusifs pilotes sur les périphéries et les zones transfrontalières. Timbuktu Institute a eu à faciliter un séminaire régional initié à l’époque par UNOWAS – qui reste un cadre consensuel - et qui a regroupé à Dakar des personnalités, légitimités religieuses et traditionnelles de toute la région du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest. Il faudra revitaliser ces initiatives en prenant en compte les dynamiques et contraintes. C’est une urgence comme y appelle l’ancien Conseiller Spécial du Secrétaire général des Nations Unies, Adama Dieng, qui suit aujourd’hui, en tant qu’Envoyé Spécial de l’Union Africaine pour la prévention du génocide, les risques d’atrocités sur la région si rien n’est fait. On ne peut pas perdurer dans une situation où on laisserait les divisions ouest-africaines (AES vs CEDEAO, rivalités nationales) fragmenter davantage, l’architecture de sécurité régionale, le renseignement et les corridors économiques vitaux permettant au JNIM d’exploiter les blocus et étendre ses tentacules. Pour une riposte crédible et durable, il s’impose aujourd’hui, comme y appelle le Timbuktu Institute, de déployer un « continuum de résilience régionale » espérant que ces mécanismes puissent génèrer des gains mutuels (sécurité des corridors, légitimité renforcée des États et de la gouvernance) ; ce qui pourrait assécher les sources de financement du JNIM, ses terreaux de recrutement, et préserver la paix et la stabilité régionale. Mais tout cela exige un choix politique clair du leadership ouest-africain et des postures conciliatrices ne serait-ce qu’au nom de la survie régionale.