« Le JNIM ne cherche pas à marcher immédiatement sur Bamako, il resserre l’étau autour du régime et cherche, plutôt, à fragiliser l’économie en accentuant les pénuries dans l’espoir de dé-crédibiliser les autorités en place », analyse Dr. Bakary Sambe dans cette Interview. En ciblant méthodiquement les mines d’or et de lithium, en multipliant les enlèvements d’ingénieurs étrangers, en incendiant les convois sur le corridor Bamako-Dakar et en imposant un blocus carburant depuis le Sénégal et la Mauritanie, le groupe affilié à Al-Qaïda a changé de paradigme : c’est un « jihad économique » d’une ampleur inédite qui vise à faire imploser le Mali de l’intérieur plutôt que de le conquérir militairement. Dr Bakary Sambe, président du Timbuktu Institute et spécialiste des dynamiques jihadistes ouest-africaines, démontre cette stratégie d’asphyxie et alerte. Entre sabotage logistique, rançons colossales et ancrage communautaire, le risque n’est plus une hypothétique invasion mais une contagion transfrontalière rapide qui pourrait transformer la Sénégambie et la Mauritanie en maillons faibles d’une déstabilisation régionale. Cette interview accordé au Sud Quotiden, par Dr. Bakary Sambe, l’un des plus grands spécialistes des réseaux transnationaux au Sahel et en Afrique de l’Ouest, revient sur la situation sécuritaire régionale dans le contexte de l’offensive du JNIM au Mali et de la recrudescence attaques dans l’Ouest de ce pays. Dr. Bakary Sambe s’est consacré ces dernières années à l’expérimentation d’approches agiles dans les zones de conflits et les stratégies de valorisation des ressources endogènes pour le renforcement de la résilience des communautés, mais aussi dans la diplomatie préventive, conseillant des États et des organisations régionales et internationales. Également, enseignant-chercheur au centre d’étude des religions à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal).
La situation au Mali semble atteindre un point critique avec l’avancée du JNIM. Selon vous, quels sont les risques réels d’un basculement du pouvoir à Bamako entre les mains des groupes jihadistes, et quels signes concrets indiquent que cette perspective se rapproche ?
Le risque d’un basculement direct et frontal du pouvoir à Bamako aux mains du JNIM (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimîn, également désigné GSIM chez certaines analyses) demeure structurellement limité à court et moyen terme, non pas en raison d’une supériorité écrasante des forces étatiques maliennes, mais parce qu’une telle entreprise contredirait fondamentalement la doctrine opérationnelle et stratégique du groupe, telle que nous l’avons décryptée dans nos récents rapports au Timbuktu Institute, ainsi que dans la Lettre de l’Observatoire de septembre 2025 consacrée à « Le JNIM à Kayes : Fragilisation économique et menace transfrontalière ». Le JNIM, affilié à Al-Qaïda, a appris des échecs historiques de ses prédécesseurs – comme la prise éphémère de Gao et Tombouctou en 2012 par les groupes touaregs et jihadistes conjoncturellement alliés, suivie d’une expulsion rapide par l’opération Serval –, à éviter les confrontations conventionnelles où il serait inévitablement défait par une armée régulière, même affaiblie et si besoin dans le cadre d’alliances qui risqueraient de lui être fatales. Au lieu de cela, le groupe opte pour une guerre d’usure hybride, combinant asphyxie économique, dé-légitimation politique et ancrage communautaire, visant non pas la conquête territoriale immédiate de la capitale, mais son effondrement de l’intérieur sous le poids d’éventuelles d’émeutes populaires, de pénuries généralisées et d’une perte totale de légitimité du régime militaire en place. Cette stratégie d’étouffement progressif est explicitement articulée par le JNIM lui-même dans ses communications propagandistes, où les investisseurs étrangers sont qualifiés de « colonisateurs économiques » exploitant les ressources sans bénéfice local, une rhétorique qui amplifie les griefs communautaires et renforce l’ancrage local du groupe. Les signes concrets d’un rapprochement de cette perspective d’effondrement interne sont multiples et interconnectés.
Comment se matérialise, concrètement cette stratégie du JNIM que vous qualifiez de « Jihâd économique » sur terrain aujourd’hui, au Mali ?
D’abord, il y a l’escalade des opérations contre les poumons économiques du Mali en 2025 : le 1er juillet, enlèvement de trois ingénieurs indiens à la cimenterie Diamond Cement Factory dans la région aurifère de Kayes, provoquant une réaction diplomatique immédiate de New Delhi ; entre fin juillet et août, six attaques coordonnées sur des sites miniers chinois, entraînant le kidnapping d’une dizaine de ressortissants chinois et forçant Pékin à exiger un renforcement sécuritaire des autorités maliennes ; le 22 août, raid sur la mine de lithium de Bougouni exploitée par la britannique Kodal Minerals, causant la mort d’un agent de sécurité et une suspension temporaire des opérations, avec un durcissement coûteux des escortes privées. Je continue de soutenir que ces actions ne sont pas isolées. D’après mon expérience sur l’évolution des groupes djihadistes ces dernières décennies, ces attaques s’inscrivent dans une logique de perturbation systématique des chaînes logistiques, avec des blocus récurrents et des embuscades sur les convois, détruisant camions-citernes et matériel lourd sur les axes Bamako-Kayes et Bamako-Sikasso. À cela s’ajoutent les injections massives de liquidités dans les communautés ciblées pour le recrutement via des rançons colossales – entre 50 et 70 millions de dollars pour la libération de deux Émiratis et un Iranien, sans compter du matériel militaire (véhicules tout-terrain, carburant, armes légères) – qui transforment le JNIM d’une guérilla opportuniste en une force hybride capable d’opérations multi-fronts. Ces fonds risquent, à mon avis, de financer l’achat d’armes lourdes, d’explosifs artisanaux de nouvelle génération, de drones de reconnaissance et de systèmes de communication cryptés, permettant des raids simultanés, un recrutement accéléré dans des camps mobiles, et une amplification propagandiste présentant chaque paiement comme une « taxe sur les croisés économiques ». Le débat au sein du leadership de la Katiba Macina sur l’activation stratégique, dans la région de Kayes, d’Abu Leith Al-Lîbî, le spécialiste des prises d’otage ne semble pas anodin. Le blocus annoncé le 3 septembre par Abou Houzeifa Al-Bambari – interdisant l’importation de carburant depuis le Sénégal, la Mauritanie, la Côte d’Ivoire et la Guinée, et suspendant les activités de Diarra Transport – se matérialise par des incendies de bus et de camions-citernes (trois sur Bamako-Kayes dans la nuit du 5 au 6 septembre), provoquant hausses de prix, insécurité alimentaire (1,52 million de personnes affectées à Ménaka et ailleurs) et l’érosion des recettes étatiques, la région de Kayes représentant 80 % de la production d’or nationale. Ces dynamiques, tout en cherchant à dé-légitimer le régime qui promettait la sécurité avec des partenariats non occidentaux (Russie, Turquie dans une moindre mesure), augmenterait le risque d’un soulèvement populaire excédé, rendant la perspective d’un basculement indirect – par implosion plutôt que par invasion – de plus en plus tangible, sans que le JNIM n’ait à s’exposer à un assaut conventionnel ou à une bataille urbaine incertaine.
Certains estiment que si le Mali « s’effondre », cela entraînera une déstabilisation profonde de l’ensemble de la Sénégambie et de l’Afrique de l’Ouest. Comment analyseriez-vous la dimension transfrontalière du risque, et quels pays sont les plus exposés à court terme ?
La dimension transfrontalière du risque malien n’est pas une conséquence collatérale, mais reste un levier stratégique délibéré du JNIM, qui exploiterait, selon les circonstances, la continuité socioculturelle, la porosité des frontières et les interdépendances économiques pour transformer une crise nationale en contagion régionale. Kayes, carrefour migratoire et économique bordé par le Sénégal, la Mauritanie et la Guinée, n’est pas choisie au hasard : elle assure via la Route Nationale 1 (RN1) environ 30 % des importations terrestres maliennes (2,7 millions de tonnes annuelles de marchandises, incluant carburant et céréales), et plus de 70 % des importations transitent par les ports régionaux, notamment Dakar. En sabotant cette artère – attaques simultanées sur cinq positions militaires ou stratégiques à Kayes et Diboli le 1er juillet (à 1,3 km de la frontière sénégalaise), incendie d’engins de chantier sur la RN1 le 31 août par l’entreprise chinoise COVEC, instauration d’un couvre-feu jusqu’au 30 septembre – le JNIM ne paralyse pas seulement Bamako, mais perturbe les flux commerciaux ouest-africains de manière générale, forçant une dépendance sur des routes secondaires sous contrôle insurgé et favorisant les trafics illicites (or, bétail, bois). À court terme, le Sénégal et la Mauritanie sont les plus exposés, avec des risques multidimensionnels. Le Mali c’est quand même 55 % des exportations totales du Sénégal vers l’Afrique et environ 21 % des exportations totales de notre pays. Le Mali reste le plus gros marché pour le ciment sénégalais, par exemple, recevant près de 80 % des exportations de ciment du Sénégal vers la région sans parler des hydrocarbures. Le Mali a, malgré la crise sécuritaire, conservé son rôle de principal importateur de carburant et de denrées alimentaires en provenance du Sénégal, y compris les fournitures pour les navires et les avions. Pour le Sénégal, la perturbation du corridor Bamako-Dakar par les djihadistes menace les exportations maliennes transitant par son port, en faisant grimper les coûts de transport et les prix des biens essentiels ; la suspension des trajets annoncée par l’Union des transporteurs routiers du Sénégal (UTRS) le 2 juillet illustre bien cette vulnérabilité immédiate. Sur le plan sécuritaire, les incidents à Diboli et avant cela Melgué signalent un risque d’infiltration dans l’Est sénégalais, exacerbé par une propagation des courants extrémistes et la faiblesse de l’intelligence sociale dans les approches préventives. Le déploiement du Groupement d’action rapide de surveillance et d’intervention (Garsi) vers Goudiri, soutenu par l’Union Européenne, est certes une réponse, mais une probable escalade détournerait certaines ressources des priorités internes socio-économiques. En Mauritanie, la pression sur Nioro-du-Sahel – rompant avec son statut d’inviolabilité via l’influent Chérif Bouyé Haïdara – et l’afflux de réfugiés dans les Hodhs et l’Assaba agitent l’espace public, avec des appels en ligne à une intervention militaire pour protéger le guide religieux, respecté jusqu’aux plus hautes sphères de Nouakchott, craignant le spectre de l’enlèvement du Cheikh Thierno Hady Tall de la Tijâniyya omarienne, fin décembre 2024. Cela pourrait enflammer des tensions communautaires transfrontalières, le JNIM ciblant potentiellement cette influence pour recruter ou déstabiliser. À plus long terme, une contagion toucherait la Guinée comme la Côte d’Ivoire qui a déjà connu des attaques dans la zone de Kafolo via des réseaux de contrebande renforcés, compliquant la lutte antiterroriste régionale. Sans coopération renforcée avec un partage sincère de renseignement, la sécurisation conjointe des corridors, un effondrement malien transformerait la Sénégambie en maillon faible, avec des répercussions sur la stabilité ouest-africaine entière. Le Sénégal doit se doter d’une stratégie renforcée de prévention, politiquement assumée, ne serait-ce qu’au regard de ces signaux.