Sacré-Coeur 3 – BP 15177 CP 10700 Dakar Fann – SENEGAL.
+221 33 827 34 91 / +221 77 637 73 15
contact@timbuktu-institute.org
Dr Bakary Sambe, du Timbuktu Institute, un think tank engagé dans la production de connaissances en matière de paix, sécurité et résolution des conflits, a beaucoup travaillé sur les questions d'intégration en Afrique de l'Ouest. Avec le dernier Sommet de la Cedeao, où un départ des pays de l'Alliance des États du Sahel (Aes) semble être acté, il revient, dans cet entretien, sur les possibilités et alternatives face à cette situation.
1. Lors du dernier Sommet de la Cedeao, l'instance régionale a décidé d'acter le départ des pays de l'Aes tout en en demandant à la médiation sénégalaise de continuer. Croyez- vous à la possibilité d'un recollage ?
Vous savez, ce sommet s’est déroulé dans un contexte tendu et les tractations allaient déjà bon train dans les coulisses diplomatiques de la région. Les chefs d’État étaient conscients des conséquences immédiates de l’application en vue de l'article 91 du traité révisé en 1993 de la CEDEAO avec le risque pesant de compromettre des décennies d’efforts d’intégration mais aussi l’architecture de sécurité régionale dans un contexte d’une montée inouïe du péril terroriste. Alors, deux cas de figure étaient possibles : Entériner le fait accompli avec la sortie de la CEDEAO des trois États de l’AES avec son lot de conséquences, malgré les possibilités de mitigation des effets immédiats (circulation des personnes et des biens) par les cadres et mécanismes de coopération régionale comme l’UEMOA dont le Mali, le Burkina Faso et le Niger sont encore membres. Mais les conséquences politiques et en termes d’image pour la CEDEAO seraient lourdes. L’autre option était, naturellement, d’accorder un délai sous forme d’un moratoire ; ce qui semble avoir été privilégié à l’issue du Sommet. En tout état de cause, le principe directeur de la préservation de l’intégration régionale pourrait encore guider la position sénégalaise au regard de son statut de médiateur mais aussi de la plupart des États moteurs de la CEDEAO. La région a plus besoin d’efforts de stabilisation que de facteurs de désintégration au moment où rien que les défis sécuritaires communs imposent un minimum de synergie aussi bien pour les pays de l’AES entre eux que dans les rapports entre les différents États de la CEDEAO. Mais, ce qui est rassurant à tout point de vue est que le panafricanisme et la sauvegarde de l’intégration régionale demeurent désormais les deux choses les mieux partagées dans la CEDEAO et dans les pays de l’AES. Et comme on le dit bien chez nous, ceux qui ne peuvent jamais se séparer devront nécessairement cheminer ensemble. Bien qu’importante sur un point de vue symbolique, l’organisation ou la forme pour matérialiser cette conscience partagée de la nécessité d’intégration ne devrait en aucune manière, compromettre cet enjeu qui scelle un destin commun. D’ailleurs, dans le communiqué final à l’issue du Sommet de dimanche dernier, dans le fond comme dans la forme, on sent l’importance accordée par la CEDEAO, au fait de ne jamais porter préjudice aux pourparlers diplomatiques qui doivent suivre leur cours.
2. A côté du Sénégal, il y a aussi une médiation togolaise. Ces deux pays sont -ils bien placés pour mener à bien cette médiation ?
Le choix porté sur ces deux pays se justifie pour des raisons évidentes. Le Togo a eu des relations privilégiées avec les pays de l’AES même au plus fort de la crise suite à la menace d’intervention militaire au Niger brandie à l’époque par la CEDEAO. Mais la position du Sénégal désigné comme médiateur dans cette crise lui donne une légitimité confortée par la tradition diplomatique de notre pays qui a inscrit le dialogue et la recherche de solutions pacifiques dans son crédo en matière de politique étrangère. Le Sénégal incarne naturellement ce rôle conformément à son engagement panafricaniste – la réalisation de l’Unité africaine fait partie des missions du Président de la République rappelée dans son serment- mais aussi ses intérêts économiques et stratégiques et l’importance du bon voisinage notamment avec le Mali, pays-pivot au sein de l’AES. En plus de ces considérations, il y a aussi la nécessité d’une coopération sécuritaire étroite et continue avec le Mali au regard de la menace terroriste mais aussi un partenariat économique vital pour les deux pays. Il est vrai qu’à la veille du sommet le président Bassirou Diomaye Faye avait évoqué des avancées encourageantes. Il faut dire que la médiation sénégalaise avait déjà gagné une belle bataille dans ce processus inscrit dans le temps long qu’est celui de la diplomatie. Cette médiation a entériné une prise de conscience collective de toutes les parties de la nécessité de sauvegarder les acquis de l’intégration sous-régionale. A mon sens, c’est cette prise de conscience partagée qui a même favorisé les signaux positifs à la veille du Sommet envoyés par les pays de l’AES qui ont tenu à donner des assurances pour ce qui est de la libre circulation au sein de l’espace régional devenue un acquis des peuples de la CEDEAO au-delà de la vie parfois tumultueuse des organisations et des turbulences des relations diplomatiques.
3. Si le départ des pays de l'Aes est acté, le projet d'intégration ne risque-t-il pas de prendre un sacré coup ?
En soi, la création de l’Alliance des États du Sahel à travers la charte du Liptako Gourma présageait d’un affaiblissement de la CEDEAO et la disparition tacite du G5 Sahel, qui était un acteur-clé dans la lutte contre le terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest de manière générale. Elle présentait aussi des risques de fragmentation des efforts régionaux de lutte contre le terrorisme en même temps qu’un impact négatif sur les efforts de l’UA avec l’affaiblissement de son rôle dans la mesure où cette nouvelle initiative compliquera davantage ses tentatives de coordination de ses efforts en matière de sécurité à l’échelle continentale. Si une telle crise s’installe durablement cela va davantage affecter la perception de l’UA au niveau continental et international où elle avait beaucoup gagné avec la Présidence sénégalaise et l’acquisition d’un siège au G20 sans parler de l’affaiblissement du rôle de coordination continentale dans d’autres domaines au-delà de la lutte anti-terroriste et la coopération économique. Apprenant des erreurs de la crise avec le Niger qui a précipité la création de l’AES, la CEDEAO devra intégrer le fait que la crise actuelle est conjoncturelle et qu’il ne faudrait pas perdre la bataille de l’opinion vis-à-vis des peuples de la région dont le destin est lié par l’histoire et la géographie. C’est peut-être le sens des réformes auxquelles le président sénégalais semble tenir malgré ses efforts pour recoller les morceaux. Le pari à prendre, en plus des réformes qui s’imposent est celui de faire bonne figure dans l’affirmation de la volonté de renforcement de l’intégration et ne pas perdre la face vis-à-vis des populations de la région y compris celles des pays de l’AES.
4. Si la rupture institutionnelle devenait inévitable y aurait-il une solution alternative pour les pays de la région ?
Vous savez, le délai de six mois qui a tout l’air d’un moratoire dont Timbuktu Institute a toujours défendu l’idée me semble entrer une bonne option qui coupe la poire en deux. Il respecte le choix des pays de l’AES qui trouvent pertinente la création d’un ensemble pouvant permettre de mieux prendre en compte leurs spécificités et priorités notamment sécuritaires tout en garantissant aux pays de la CEDEAO, qui en ont pris acte, la possibilité de se conformer au cadre réglementaire de l’organisation. Une solution alternative pourrait être envisagée afin de maintenir le fil du dialogue et éviter d’entraver la coopération régionale devenue un enjeu de sécurité collective avec la transnationalité des menaces et des défis, le temps nécessaire que la crise actuelle soit dépassée. Il s’agit de réfléchir dès à présent et par anticipation à un Accord d’Association entre la Confédération de l’AES et la CEDEAO dans des domaines ciblés comme le commerce et surtout la surveillance et la gestion intégrée des frontières. Il existe des précédents et des bonnes pratiques en la matière comme l’Accord d’Association entre l’Union Européenne et la Confédération helvétique conclu le 28 novembre 2023 et qui a permis de sauvegarder un cadre de coopération sur des problématiques essentielles : la libre circulation des personnes, le trafic aérien, la circulation routière, les produits agricoles, les obstacles techniques au commerce, les marchés publics, les échanges éducatifs et scientifiques etc. Les instruments de l’UEMOA dont les pays de l’AES sont encore membres pourraient faciliter la mise en place de tels cadres. Des accords bilatéraux qui ont d’ailleurs commencé à être envisagés (Niger-Nigeria, par exemple) pourraient compléter cette base commune avec une approche agile mettant en avant le dialogue continu et la nécessaire conscience des défis collectifs.
Source : Le Soleil du 17 décembre 2024