Entre le Sud et le Nord, un écart de perceptions sur la question migratoire Spécial

 

Institut de Tombouctou

La migration est devenue une problématique centrale des débats et enjeux internationaux , influençant même, de plus en plus , les politiques économiques, sociales et sécuritaires des pays. Cette situation est accentuée par un décalage des perceptions et représentations sur la question, entre les pays du Sud et du Nord. Au Sénégal, cette question de par sa dimension dramatique, est particulièrement inquiétante vu les départs incessants de jeunes vers les îles Canaries . C'est fort de ces constats que le Timbuktu Institute et l'Ambassadeur d' Autriche au Sénégal ont organisé le 17 décembre 2024, une conférence sur le thème : « Dialogue Sud-Nord sur la migration » , décliné sous deux panels. D'une part, les connaissances et narratifs sur la migration puis la gestion des migrations en question, d'autre part.

 

Penser les crises de notre temps, nécessite des approches tant globales que collectives. C'est dans cet esprit que s'inscrit ce cadre d'échanges , porteu r de

«  la nécessité de mettre en valeur l' espace s des circulations et de dialogues des savoirs bien au-delà des s limites géographiques  »

souligne Dr Bakary Sambe, directeur régional du Timbuktu Institute. Ceci, poursuit-il, « dans le cadre de la question migratoire, le fait est que Nord comme Sud, nous partageons les crises en question, qui demandent des approches de solutions concertées et holistiques pour une sécurité collective. » Pour l’ambassadrice de l’Autriche près du Sénégal Ursula Fahringer, « il est manifeste que la migration irrégulière est un sujet sur lequel les opinions diffèrent entre les pays de départ et les pays d’arrivée. »

Présentant les conclusions de ses recherches, l’anthropologue autrichienne Dr. Ingrid Thurner qui a effectué un séjour de recherche d’un mois au Timbuktu Institute, propose d’emblée de mettre en exergue la migration comme présentant des « défis communs et partagés reliant l’Afrique et l’Europe. » Dans ce cheminement, ses enquêtes de terrain au Sénégal ont été l’occasion d’aller à la rencontre d’une diversité de couches sociales à l’instar des communautés rurales, guides religieux, enseignants, organisations féminines, migrants revenus, ex-passeurs repentis, etc. Selon la chercheuse, le premier constat important est

« la différence fondamentale entre les représentations sur place et celles en Europe, en l’occurrence par la revendication d’un droit fondamental à la migration. »

Une position lue par certains comme une « recommandation prophétique, de par la Hijra vers Médine en 622. » En Europe par contre, note-t-elle, « la migration irrégulière est perçue comme un problème qu’il faut résoudre, les dirigeants cherchant à endiguer les flux migratoires. » Ce faisant, il existe « un fossé de perceptions entre les attentes des populations de départ et la réalité des législations des pays européens », reconnaît Dr. Ingrid Thurner. Dans le village de Kafountine en Casamance par exemple, le sentiment que « l’Europe ne fait rien ou en fait trop peu, revient beaucoup chez les populations rencontrées », pointe-t-elle.

Dans cette perspective, il est remarquable que ces perceptions dans les communautés de départ vont à l’encontre des perceptions « en Europe où de plus en plus partis politiques xénophobes d’extrême droite gagnent du terrain, la migration devenant ainsi un marronnier politique », regrette la chercheuse autrichienne. Par ailleurs, constate-t-elle, « les mythes et les success story trompeuses à propos de l’enrichissement des immigrés sont similaires à ceux diffusées par les extrêmes droites européennes. » Face à cette problématique de taille, Dr. Ingrid Thurn propose d’abord « un changement de cap », en premier lieu chez

« les politiques qui doivent arrêter de parler en termes de crise comme si le problème n’était que conjoncturel. »

Ensuite, recommande-t-elle, il est nécessaire « d’investir dans les économies locales en créant des perspectives réelles d’émancipation. » Ceci peut passer par « l’établissement de relations bilatérales pour des réseaux d’emploi pour les migrants, tout en gardant à l’esprit que le phénomène de la migration est mondial et ne peut qu’être résolue par une collaboration active. »

Connaître et maîtriser les narratifs sur la migration

« Il est manifeste qu’il existe un conflit de perceptions sur la migration, entre le Nord et le Sud, ce qui fait souvent, nous ne parlons pas de la même chose. Si elle est considérée ailleurs comme un problème, chez nous il s’agit juste d’un fait social »,

affirme Pr. Aly Tandian, sociologue à l’Université Gaston Berger et fondateur de l'Observatoire Sénégalais des Migrations (GERM). Prenant appui sur le cas des sociétés peules, il donne l’exemple de la notion de « fergo » (émigration en pulaar), qui renvoie à « l’appel d’El Hadj Omar Tall, demandant ainsi aux populations du Ferlo, de partir vers des contrées lointaines », renseigne-t-il. Selon lui, cette approche peut être aussi retrouvé chez les Wolofs à travers le proverbe : « Ce qui rendrait malheureuse une femme, ce n’est pas le fait de ne pas avoir un enfant, mais plutôt d’avoir un enfant incapable de répondre aux besoins de ses parents. » Pour le sociologue, il est nécessaire de replacer la migration dans une « perspective historique en se rappelant par exemple que les premières migrations datent au moins de 1977, bien avant le phénomène Barca ou Barsakh, ou encore depuis des décennies dans les communautés soninkés avec lexpression « mourir ou aller à Bordeaux » », éclaire-t-il. Tout compte fait, conclut le fondateur du GERM, « un des problèmes principaux est le manque d’évidences scientifiques sur les dynamiques dans les territoires de départ que sont nos pays. »

Selon Papa Sakho, docteur en géographie et enseignant à l’Université Cheikh AntaDiop de Dakar (UCAD), il est regrettable de constater

« la mobilité n’est valable que pour l’Européen parce qu’il a ce droit de facto. »

Il poursuit : « Il ne s’agit pas de dire que la migration touche seulement l’Europe et l’Afrique, c’est mondial. Surtout que la majorité de la migration en Afrique est intra continentale. En fait, le problème est que l’Europe élargit ses questions existentielles à l’Afrique. » Une approche partagée par le Dr. Bakary Sambe. « La rencontre entre l’Afrique et l’Occident est ancienne. Comment se fait-il que dans un monde libéralisé et démocrati, certains ont droit à la circulation pendant que d’autres ne l’ont pas ? », lance-t-il. De même, la chercheuse autrichienne Dr. Thurner se demande si

« la question migration n’est pas une question politique faisant office d’exutoire en Europe dans la mesure où les migrants deviennent des boucs émissaires, accusés d’être responsables de tous les maux socio-économiques des pays européens ».

A une ère hyperconnectée, les représentations médiatiques de la migration influent sur les perceptions et représentations collectives, estime Yague Samb, directrice Sénégal du Timbuktu Institute. « Les médias construisent une focalisation événementielle qui se manifeste par une couverture et cadrage médiatiques simplistes, concentrée sur les drames. Ceux-ci sont appuyés par un vocabulaire négatif et péjoratif à l’endroit des migrants », estime-t-elle. De plus, regrette-t-elle, « il y a peu de journalistes spécialisés sur la migration. Ce qui fait que le sujet est souvent abordé de manière superficielle par les animateurs et chroniqueurs les médias. » Pour remédier à cette situation, Mme Samb insiste sur la nécessité pour les médias d’aborder la problématique de la migration avec la complexité qui lui est due. Ceci, pour permettre « d’humaniser davantage les migrants qui sont plus que des chiffres, mais des personnes avec des familles, parents et proches ».

Une chose désormais indéniable, « est que le monde est maintenant une communauté internationale dans le sens plein du terme, qui a la vulnérabilité en partage. L Covid fut d’ailleurs un bon exemple de la démocratisation de la vulnérabilité », observe Dr. Bakary Sambe. Pour le géographe Dr. P. Sakho, « peu importe les moyens mis, cette approche sécuritariste ne vas pas régler le problème ». C’est pour la raison pour laquelle le sociologue Aly Tandian met l’accent sur l’importance « d’aider l’Europe à comprendre les migrationsparce qu’il y a véritable travail socio-anthropologique de déconstruction à effectuer pour mieux guider les politiques dans leurs actions. » Il est nécessaire conclut-il, « de migrer ensemble vers des solutions durables. »

Les migrations, quelles gestions pratiques … concertées ?

Le phénomène de la migration est d’abord « sujet à incompréhension », relève Badara Ndiaye, Président de l’ONG Diadem (Diaspora, Développement, Education, Migration). « La question a subi des transformations telles que nous n’en sommes plus les secteurs », note-t-il. Avant de poursuivre : « Les mobilités sont devenues un enjeu de géopolitique qui impacte nos perceptions et actions. Avec des concepts comme « migrant potentiel » où l’on assimile tout voyageur à un migrant en regardant l’Afrique comme porteuse d’un problème en soi. De fait, l’appareil conceptuel même du sujet pose problème. »

« Les femmes, en tant qu’épouses et mères et sœurs des émigrés, sont le pan de la société qui souffre le plus du phénomène de la migration »

juge Ndèye Sagar Tall, présidente de l’association Entente Féminine pour le Développement du Sénégal. C’est pour cela qu’elle plaide pour l’implication des femmes dans les approches et la conception des solutions locales, tout en intensifiant les actions de sensibilisation menées sur le terrain. Toutefois, la militante ne manque pas de noter la pression sociale subie par les candidats. « Les mamans exercent une pression socio-économique sur leurs enfants, oubliant que la mort des migrants peut précariser les familles en retour », reconnaît-elle. La présidente d’Entente Féminine, active dans la sensibilisation contre l’émigration illégale, regrette ainsi ce qu’elle perçoit comme une « démission des hommes dans la gestion des foyers, accentuée par la polygamie qui diminue parfois les chances socio-économiques dans les familles. Dès lors, elle recommande que les pays « aillent davantage vers une éducation professionnalisante pour les jeunes. »

Du côté de l’Etat, des mécanismes ont été mis en place, même s’ils se sont parvenus à endiguer la migration irrégulière. « En 2020, l’Etat avait mis en place une structure qui coordonnait l’ensemble des organismes chargée de la migration irrégulière, puis une stratégie nationale en 2022. C’est cela qui a donné en 2024 au comité interministériel composé de représentants de tous les ministères, des OSC, des partenaires techniques et financiers, etc », explique Modou Diagne, contrôleur néral du Comité Interministériel de Lutte Contre la Migration Irrégulière (CILMI).

Cette démarche précise-t-il, s’appuie sur cinq axes : la sensibilisation, la gestion des frontières, l’assistance aux migrants et l’accompagnement des migrants retournés et la répression en dernier recours. Ceci parce que,

« nous sommes conscients de l’importance d’une approche holistique le fait est que le volet répressif est insuffisant. Le Frontex a depuis des années un mémorandum d’entente avec les pays africains mais cela n’a toujours pas réglé le problème »

pointe M. Diagne. De plus, ajoute-t-il, il est nécessaire de « travailler à l’employabilité des jeunes qui ne sont pas formés à la base, manquent d’autofinancement et disposent peu de facilités pour entreprendre. » A l’en croire, le gouvernement sénégalais mettra prochainement en place une plateforme « pour permettre aux acteurs européens de chercher la main d’œuvre qu’ils désirent. » Pour le président de l’ONG Diadem Modou Diagne, il existe un défaut de confiance entre les autorités et la jeunesse. « Nous devons construire une relation de vérité et de confiance à l’égard des jeunes. Le Sénégal doit développer une stratégie de migration de main d’œuvre. En outre, les organismes doivent privilégier des actions de coopération directe de collaboration avec les OSC, la sous-traitance est inappropriée. », suggère-t-il.

Dans la société sénégalaise où la religion occupe une place importante, Thierno Amadou Ba , khalife de Bambilor, souligne l e besoin de l'implication des dirigeants religieux dans l'équation. «  La diplomatie religieuse est plus rapide , moins protocolaire et la réactivité des religieuses est plus efficace . Les religieux peuvent être des médiateurs de choix entre les migrants et foyers d'accueil, en mobilisant des ressources humaines et locales  », plaide-t-il. Le paramètre démographique serait-il une impensé de la question migratoire ? A cet interrogatoire lancé par le modérateur Dr. Sambe, le khalife concède qu'

« en Afrique, ils ya des barrières socio - culturelles sur ce point. L'Europe a des problèmes de capital humain, elle connaît un vieillissement de sa population et une baisse de natalité . Ici, les religieux pourraient voir comment faire concorder la réalité et les croyances. »

 

Par Kensio Akpo, Cellule Veille & Analyse du Tombouctou Institut