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Timbuktu Institute (01/09/2021)
Dans la foulée des messages de félicitations qui se sont succédés depuis la prise de Kaboul, sur la page Facebook de la Ligue des Oulémas musulmans (Râbitat ulamâ al-Muslimîn), est publiée une « Déclaration de félicitations des ligues, institutions, et organes des oulémas adressées au peuple afghan et au mouvement des Talibans à l'occasion du retrait officiel de l'armée américaine et ses alliés »
Il serait intéressant d’analyser le contexte d’une telle Déclaration explicite au sujet d’un mouvement qui, il y a seulement quelques semaines faisait l’objet d’un certain isolement, pour comprendre comment des Organisation musulmanes africaines y compris sénégalaises en sont arrivées à signer cette motion en assumant pleinement leur soutien aux Talibans et au « peuple afghan ».
Il y a une tendance générale à la normalisation des relations avec les Talibans, nouveaux maîtres de l'Afghanistan. De la même manière que l'accord de Doha acte de manière solennelle la fréquentabilité des Talibans, les récentes rencontres "diplomatiques" de puissances occidentales annoncées par les Talibans puis confirmées es premières, s'inscrivent dans ce processus qui semble irréversible. Il est vrai que la variable géopolitique dictée par la forte affirmation de la puissance chinoise a été déterminante dans cette évolution des grandes capitales occidentales.
Mais la grande différence entre la situation de 2000 et celle de 2021 est qu'un certain pragmatisme et une reconnaissance d'un état de fait semblent avoir pris le dessus sur les "principes" jadis brandis par certains pays vis à vis-à-vis de l'idée même d'un Émirat "islamique".
Les organisations islamiques ont très vite compris cette nouvelle tendance et se sont engouffrées dans la même brèche. Dès la chute de Kaboul, un flot de félicitations ouvertes s'est déversé sur les Talibans de la part des organisations islamiques les plus diverses indépendamment de leurs obédiences et orientations dogmatiques.
Élan de solidarité panislamique …. au-delà des obédiences
Bien que l’idéologie talibane ne relève pas du salafisme et soit plus proche du soufisme confrérique, la solidarité des mouvances salafistes, wahhabites ou des Frères Musulmans ne s’est pas fait attendre sans compter le soutien explicite de diverses personnalités musulmanes de premier plan : Cheikh Sadiq al-Ghiryânî, moufti de la Libye, Dr. Raysûnî du Maroc, Cheikh Mohammed Hassan Al-Deddew de la Mauritanie proche du Qatar et des Frères Musulmans, de même que des organisations proches de la mouvance islamiste à travers le monde. Il faut noter aussi que des organisations extrémistes et leurs dirigeants comme Mahfûz Bin Al-Wâlid plus connu sous le nom d’abû Hafs Al-Mûritânî (ancien numéro 3 d’al-Qaida ) ainsi que les ténors d’Al-Qaida dans le Presqu’île arabe se sont prononcées dans la même direction dès le lendemain de l’entrée des Talibans à Kaboul.
C'est dans cet élan que s'inscrit ce Communiqué de la Ligue des oulémas musulmans qui a été signé par 25 organisations islamiques et d’oulémas dont deux sénégalaises bien qu'au plan national elles n'aient jamais exprimé leur satisfecit à cette victoire des Talibans.
Malgré le titre du communiqué qui précise qu'il s'agit de félicitations aux Talibans et au « peuple Afghan » le fait est marquant en tant que tournant général dans le sens d'une inscription de ces tendances sur l'échiquier international indépendamment du fait que, par exemple, le Sénégal, comme beaucoup de pays de la région, ne s'est pas encore officiellement prononcé sur les derniers événements en Afghanistan.
Au Sénégal, il y a eu, certes, des précédents comme les manifestations de soutien à Oussama Ben Laden à Dakar en 2001 dans la cour de la grande Mosquée de Dakar.
Mais à l'époque les organisations impliquées s'étaient aussi exprimées sur les médias locaux et de manière explicite dans l'espace public sénégalais alors qu’au niveau international la situation étaient plus tendue.
Perception d’une « grande victoire » de l’islam contre les « occupants »
Les termes de la Déclaration font ressortir, la perception générale largement partagée dans les milieux islamistes d’une victoire et de la réalisation, au « bout de l’effort », du « rêve » de l’établissement d’un Etat ou « émirat » islamiques : « les organisations, institutions et ligues des oulémas du monde islamique sont très heureuses de suivre les triomphes de leurs frères en Afghanistan et la chasse des occupants. Ce, après une marche longue et pénible, mais aussi une résistance, endurance, constance, combat et sacrifices qui ont abouti à la chasse des occupants et la reprise de la souveraineté, conduite par un mouvement nourri d'endurance et d'esprit combattant, les talibans »
Dans la même optique et sur un ton plus ou moins nuancé, les signataires de la déclaration reprennent pour leur compte la littérature sur le combat contre les « armées d’occupation » occidentales longtemps vulgarisée par Al-Qaida et même, récemment, par les groupes comme le JNIM d’Iyad Ag Aly au Sahel « en félicitant les frères afghans sur leur exploit qui a débouché sur la chasse des occupants et la restauration de sa souveraineté et de ses droits à décider sur son sort »
L’analyse de cette « réussite » talibane par les organisations signataires s’articule autour de l’idée suivante, explicitement, exposée dans le communiqué : « La victoire du peuple afghan vient montrer que les peuples peuvent bien se détacher et vivre indépendants, hors du joug de la colonisation, de l'oppression des impérialistes, en dépit des de l'ampleur des conspirations qui se font contre nos peuples et communautés »
L’autre aspect important de la Déclaration des oulémas est la prise en compte des contraintes politiques et de la nécessité pour les Talibans de sauvegarder les « acquis » d’une normalisation et d’une reconnaissance internationale d’un Émirat islamique tant rêvé.
C’est dans ce sens que le communiqué, outre, un appel pressant au monde musulman à soutenir l’Afghanistan et son nouveau régime se distingue par la formulation de recommandations aux talibans pour qu’ils puissent « rester à l'abri des complots ».
La principale recommandation des Oulémas porte sur l’importance qu’accordent les courants islamistes à la durabilité du régime taliban, produit du laboratoire afghan qui devrait faire des émules : « Nous recommandons aux talibans, particulièrement, et au peuple Afghan de manière générale de sauvegarder ce grand acquis qu’ils ont réalisé sur leur sol et s’y agripper tout en sauvegardant les droits légitimes, la justice, et de tirer leçons des expériences passées ».
La chute sur ce verset du Coran (sourate 24, verset 55) est on ne peut plus symbolique d’un état d’esprit de victorieux interprétant leur succès comme un accomplissement final d’une « volonté divine » venue récompenser un « effort soutenu » : « Allah a promis à ceux d'entre vous qui ont cru et fait les bonnes oeuvres qu'Il leur donnerait la succession sur terre comme Il l'a donnée à ceux qui les ont précédés. Il donnerait force et suprématie à leur religion qu'il a agréée pour eux. Il leur changerait leur ancienne peur en sécurité. Ils M'adorent et ne M'associent rien et celui qui mécroit par la suite, ce sont ceux-là les pervers"
Le « laboratoire afghan », le nouveau « variant » Taliban et le soft-djihadisme
La victoire des Talibans semblent acter la naissance d’un récit, d’un Storytelling inspirant et mobilisateur autour de la possibilité d’établissement d’un Etat islamique internationalement reconnu au 21e siècle. C’est un acquis à la fois psychologique et politique qui galvanisera bien loin des vallées afghanes et du monde arabe, les mouvements islamiques sahéliens malgré tout le débat sur la reproduction du scénario afghan. La reconnaissance occidentale tacite lui donne encore plus de brio.
Le retentissement médiatique de cette prise de pouvoir, de même que l’élan de solidarité qui l’a accompagnée dans le monde musulman sont renforcés par le shift pragmatique d’un Occident qui a succombé aux sirènes du réalisme diplomatique.
Tout en permettant de facto une fréquentabilité internationale des Talibans, les puissances occidentales sont dans la logique de ne jamais vouloir céder le terrain des nouvelles amitiés avec le régime de Kaboul aux rivaux chinois et russes.
L’idée d’un soft-djihadisme est désormais acquise et le laboratoire afghan a bien pu produire un nouveau variant taliban qui semble réussir son lifting idéologique lui permettant de nouer toutes formes d’alliances en Occident comme dans le monde musulman qui suivra le mouvement irréversible de la normalisation.
Mais, au-delà du constat, se posent d’énormes questions sur la crédibilité, au Sahel comme dans le reste du monde, du combat contre l’extrémisme et le terrorisme du moment où les valeurs qui le sous-tendaient sont désormais sacrifiés sur l’autel des intérêts stratégiques.