Terrorisme et sortie de crise : l’approche « communautaire » du Niger est-elle exportable au Sahel ? Spécial

Par Dr. Bakary Sambe[1], Directeur Régional du Timbuktu Institute

Le discours prononcé vendredi (25/02/2022), par le Président Mohamed Bazoum face aux cadres nigériens, ouvre de nouvelles perspectives en termes d’approches alternatives pour la sortie de crise au Sahel. On peut constater que les pistes qui se dégagent à partir des initiatives prises et révélées par le Président nigérien s’inscrivent non seulement dans la continuité de ses efforts en tant que Ministre de l’Intérieur et entrepris jusqu’ici mais renseignent sur son approche holistique et inclusive en fin connaisseur de la problématique.

Pari de la transparence ou stratégie du « faire-savoir » ?

Lorsqu’un jeune nigérien engagé dans un groupe terroriste n’a que deux choix soit la mort sous les bombardements de l’armée ou la prison et la répression à la sortie, il y a de fortes chances qu’il plonge encore plus dans la radicalisation durable en s’enlisant dans une guerre interminable contre sa propre communauté. Le discours du président nigérien sous-tendu par une bonne connaissance du dossier sécuritaire, une certaine conscience des défis et une apparente volonté de les relever est une amorce crédible du travail de communication nécessaire pour sortir de ce que j’appelle souvent, le "conflit de perception du conflit sahélien" avec ses malentendus et confusions entretenus. Au temps des mobilisations citoyennes où les sociétés civiles se sont imposées dans le débat sécuritaire, le "faire-savoir" est souvent un complément indispensable du faire et du savoir-faire.

Ces dernières années, malgré les attaques auxquelles le Niger devait faire face sur les deux fronts de la région de Tillabéri et de Diffa, la résilience nigérienne à laquelle l’actuel Président a beaucoup contribué en tant que Ministre de l’Intérieur s’est construite dans l’expérimentation de de diverses solutions. Malgré l’accalmie dont parle le Président nigérien, il est vrai que les tueries massives et les drames comme In-Atès restent des souvenirs encore vivaces. Toutefois, rappelons que dès 2014, le Niger décida de riposter militairement contre Boko Haram en s’alliant aux pays du Bassin du Lac Tchad autour de la Force Multinationale Mixte (FMM) soutenue par des acteurs de la communauté internationale comme la France, les Etats Unis et l’Union africaine.

Au-delà de la répression : des efforts de réintégration

Suite à l’afflux important de personnes fuyant les exactions du groupe extrémiste violent, à la première attaque de Boko Haram sur le sol nigérien en 2015 en plus de la récurrence d’attaques de villages ou de casernes de l’armée, sans oublier les attentats-suicides - l’Etat nigérien se lança dans une vaste offensive. Cette dernière prit diverses formes alliant riposte militaire, mesures d’urgence avec leurs limites et stratégies d’assèchement des sources de financement des groupes terroristes. Déjà, à la date du 17 février 2017, plus de 1200 personnes étaient en détention pour faits de terrorisme. L’Etat nigérien a même recouru à la délocalisation des procès et audiences prenant en compte la gestion des traumatismes des victimes du terrorisme dès en juillet 2018. On peut penser que l’actuel Président Bazoum avait déjà compris que la bataille contre Boko Haram ne pouait connaitre un succès tant qu’elle était axée sur une approche strictement sécuritaire.

Du coup, parallèlement à la répression, un mécanisme de justice transitionnelle visant la réintégration des anciens engagés de Boko Haram a été envisagé dès après la sanglante attaque de Bosso en juin 2016. C’est là qu’alors Ministre de l’intérieur, Mohamed Bazoum avait lancé sa stratégie dite de la "main tendue". Par l’arrêté du 13 décembre 2016 portant création et fonctionnement d’un comité chargé de la gestion des activistes repentis de Boko Haram, il travailla à ce que le processus de réintégration des repentis soit lancé. L’article 2 de cet arrêté disposait : "le comité est chargé de réfléchir sur les modalités de sensibilisation, d’accueil et de réinsertion des activistes repentis de Boko Haram".

Le vrai sens du discours prononcé devant les cadres nigériens ne peut être pleinement saisi sans le rappel de l’action menée par le Président de la République dans le cadre de la stratégie de la "main tendue" qu’il avait déjà prônée et qui constituait une offre crédible destinée aux citoyens nigériens engagés dans les groupes extrémistes et qui désiraient de réintégrer la société en déposant les armes en échange d’une amnistie. Cette nouvelle stratégie lancée en décembre 2016 avait connu un relatif succès chez les jeunes nigériens se trouvant dans les rangs de Boko Haram et animés par une peur de lourdes sanctions pénales. C’est à la suite d’une telle initiative que vit le jour le centre permanent de dé-radicalisation de Goudoumaria, à l’Ouest de Diffa, où les repentis subirent une "cure de dé-radicalisation" grâce à l’intervention de spécialistes en plus des imams et bénéficièrent d’une formation professionnelle. Cette nouvelle approche partait du postulat que les jeunes se radicalisent généralement par manque d’opportunités socioéconomiques et venait nuancer l’approche du tout-sécuritaire ou celle de l’analyse mono-causale s’arrêtant sur la seule dimension idéologique qui, bien qu’importante à considérer, ne peut épuiser la compréhension de l’engagement terroriste.

 

Une approche communautaire désormais assumée ?

Dans sa longue allocution de ce week-end, le Président nigérien évoque publiquement ses démarches auprès des jeunes nigériens et des chefs terroristes identifiés avec qui il a établi un dialogue sincère pour les ramener dans la société. La démarche qu’il décrit rappelle l’approche holistique impliquant tous les segments de la société comme les leaders religieux, la famille, les chefs communautaires en concertation avec les forces de défense et de sécurité.

En analysant cette démarche politiquement assumée lors de son discours, on peut noter qu’elle adopte l’approche communautaire en s’adressant directement aux acteurs pertinents. Elle prend en compte la complexité du phénomène et la nécessité de varier les solutions au-delà de la seule intervention militaire. En effet, la démarche ainsi préconisée par le Président Bazoum semble s’accorder avec diverses recommandations stratégiques de la communauté des experts. Ces derniers, malgré leurs divergences analytiques, s’accordent, principalement, sur l’identification des niches de radicalisation dans les différents foyers de la violence extrémiste au Sahel et dans le Bassin du lac Tchad. Il est communément admis que le terreau de la radicalisation est fait de la combinaison de trois facteurs déterminants : une faible capacité d’inclusion sociopolitique de l’Etat, les vulnérabilités socioéconomiques en tant que facteurs incitatifs se nourrissant des griefs poussant à la frustration et, enfin, la capacité des groupes extrémistes à intégrer tous ces éléments dans un narratif politico-idéologique en tant que facteur attractif vers l’engagement terroriste.

En voulant convaincre de sa détermination à ramener la sécurité dans les régions nigériennes affectées par le fléau de la violence terroriste, le Président semble révéler les démarches entreprises au niveau local en ciblant les communautés les plus exposées aux vulnérabilités que tentent d’instrumentaliser des groupes comme l’Etat islamique au Grand Sahara dans le Liptako Gourma.

 

Vers l’inéluctable approche holistique au-delà du sécuritaire ?

Les experts les plus avisés de la lutte contre l’extrémisme violent savent que ce procédé au-delà du contre-terrorisme classique est emprunté à l’approche dite « santé publique » et passe par les quatre phases connues à savoir : la prévention, l’intervention, l’interdiction et la réintégration sachant que la première et la dernière peuvent, parfois, se dérouler de manière concomitante. D’ailleurs, la prévention primaire avec la méthode du ciblage large n’exclut pas des mesures apaisantes de réintégration pour mitiger le tout répressif si l’on sait que les phases de prévention dites secondaire et tertiaire sont parfois plus périlleuses et incertaines.

Cette approche rappelant bien des aspects du discours du Président Bazoum lors du Forum International de Dakar sur la paix et la sécurité semble s’inscrire, comme il l’a dit, dans la "recherche de la paix" en considérant les spécificités et dynamiques locales parfois plus déterminantes que beaucoup d’autres considérations d’ordre principiel. Elle reconnaît en outre la dignité de solution aux initiatives endogènes, dans une parfaite conscience d’arrimer la coopération internationale sur les efforts régionaux, coordonnées avec une nécessaire implication des communautés locales.

A l’heure de la désinformation et de l’emprise des réseaux sociaux sur les opinions nationales et régionales, cette mise au point fortement applaudie tout au long du discours sonne, en soi, comme un nouveau style dans le traitement des questions sécuritaires qui ne sont plus l’apanage des seuls acteurs sécuritaires mais une véritable problématique dont se sont désormais approprié la société civile et le débat public.

Cet important jalon posé à travers le discours par le Président nigérien, en plus d’une communication mettant en avant la transparence auprès des opinions nationales parfois désorientées par le fléau de la désinformation massive, dessine déjà les contours d’une nouvelle stratégie à explorer et qui devrait inspirer les pays de la sous-région et leurs partenaires internationaux.

[1] Dr. Bakary Sambe, Fondateur et Directeur de Timbuktu Institute - African Center for Peace Studies (Bamako, Dakar, Niamey) et de l’Observatoire des Radicalismes et Conflits Religieux en Afrique (ORCRA).
Expert international ayant accompagné l’élaboration de plusieurs stratégies de prévention de l’extrémisme violent en Afrique et dans le monde et conçu la CELLRAD, cellule de lutte contre la radicalisation du G5 Sahel en appui aux Nations Unies.