Afrique – France : « Il y a plutôt un problème ontologique qu’un simple malentendu discursif » (Bakary Sambe) Spécial

 

Timbuktu Institute 30/08/23

La chronique hebdomadaire du Timbuktu Institute - African center for Peace Studies est consacrée, cette semaine, au thème : « Europe-Afrique : Les mutations incomprises » dans le contexte du récent discours du Président français, Emmanuel Macron, lors de la Conférence annuelle des Ambassadeurs et Ambassadrices. Dans cette dernière sortie largement commentée sur le continent, Macron insistait sur la nécessité de résoudre la crise actuelle au Niger s’il le faut par la solution militaire et le maintien de l’Ambassadeur de France à Niamey malgré certaines critiques sur les « incohérences des positions » prises par Paris sur les différents coups d’États qu’a connus récemment la région. En toile de fond, il y a le débat sur une « réelle compréhension des enjeux » de la part des partenaires internationaux dans la région dans un contexte où la jeunesse développe un discours de plus en plus contestataire et souverainiste. Dr. Bakary Sambe revient sur ces différents aspects en répondant aux questions de Sana Yassari, Medi1TV- Afrique

Dr. Bakary Sambe, lors de vos différentes interventions depuis les différentes crises au Mali, au Burkina Faso et, récemment, au Niger, vous avancez l'idée selon laquelle, certains partenaires européens n'ont pas pris la mesure des évolutions en cours sur le continent et cela au détriment de leur image et de la perception que la jeunesse africaine développe au sujet des relations entre l'Europe, plus particulièrement, la France et l'Afrique. Pourquoi un tel malentendu persistant à votre avis ?

A mon sens, l’Europe qui s’est toujours appuyée sur la France lorsqu’il s’agit du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest n’a pas pu intégrer ce que Kenneth Waltz appelle la distribution des capacités en tant qu’élément ordonnateur des relations internationales. Alors que les capacités en termes de puissance militaire, politique et économique ne sont plus concentrées dans un groupe mais répartis entre un grand nombre d’États. D’une part, il en découle un désir de souveraineté qui apparaît, de plus en plus, comme un principe ordonnateur des relations internationales actuelles. Et l’Afrique n’est point épargnée par une telle vague lisible même dans l’engouement grandissant pour les BRICS, par exemple.
D’autre part, il y a un espace public virtuel globalisé où circulent des idées qui transcendent les frontières politiques et les clôtures matérielles des États. Les jeunesses africaines sont imprégnées, elles aussi, de ces idées et leurs actions comme leurs mobilisations contribuent à façonner l’opinion publique en y introduisant ce désir de souveraineté qui n’épargne, aujourd’hui, aucune région du monde.

Justement le dernier discours du Président français, Emmanuel Macron, semble soulever certaines interrogations sur le degré d'un tel malentendu et l'impression selon laquelle, la France ou en tout cas l'élite politique n'a pas encore intégré le nouvel état d'esprit de la jeunesse africaine. Comment analysez-vous un tel fait ?

Le Président Emmanuel Macron semble avoir entendu les voix de la jeunesse africaine sans vraiment les écouter. On est tenté, de plus en plus de croire en un fil conducteur qui a été assez cohérent dans la fabrique conceptuelle de l’Afrique dans l’inconscient politique français au-delà des générations et des courants politiques de Gauche comme de droite et peut-être même jusqu’à présent où le landerneau politique français devient de plus en plus illisible à l’époque du macronisme. Je serais même tenté de dire, de Hugo à Sarkozy avec le discours de Dakar qui en fait, était plus un discours parisien. Je crois donc qu’au-delà du changement du discours, il faut un changement de la conception de l’Afrique. C’est plutôt, donc, un problème ontologique qu’un malentendu discursif. Sur ce, je pense que le simple shift paradigmatique de ne plus considérer l’Afrique comme une propriété mais comme une terre à conquérir et un marché de soft power à séduire, serait un excellent nouveau départ. Mais, parfois, nous avons, en Afrique francophone, l’impression qu’il est difficile de suggérer à nos amis français la rupture d’avec les Lumières. Pourtant même si elles ont éclairé, pendant un moment le monde au-delà de la France, elles ont ensuite ébloui cette dernière, surtout dans sa vision du continent noir qui hélas a du mal à évoluer.

Mais, Bakary Sambe, finalement y a-t-il un moyen de dépasser cette situation qui risque d'avoir des retombées peu souhaitables sur l'avenir des relations entre l'Afrique et l'Europe de manière générale ?

Vous savez, en plus du choc entre un imaginaire ancré en France et des perceptions juvéniles hostiles qui se consolident en Afrique, s’est invité, de manière inattendue, le jeu des nouveaux acteurs qui a surpris la France mais a permis aux Africains de découvrir le champ immense du possible avec ou sans la France. Et sans avoir seulement le beau rôle, ces nouveaux acteurs qui n’ont à faire face ni à l’éblouissement des Lumières encore moins qu’ils souffrent du poids de l’histoire, ont pu avoir un regard vierge qui les a amenés à voir en soi l’Afrique non pas comme un champ de défis mais un champ d’opportunités (Africa is not a challenge, but an opportunity). L’Europe dans son aide comme dans sa politique envers l’Afrique devrait intégrer le fait que les Africains font désormais la différence entre une générosité qui s’est exprimée sur le champ de l’abstrait, des valeurs et des idées, parfois préconçues, contre une générosité qui s’est exprimée sur le champ du concret et de la valorisation des stratégies endogènes. Le fait est que ni l’Europe encore moins la France ne doivent avoir peur d’une Afrique prospère et souveraine. C’est elles qui en tirerait, même, le plus grand profit.