Afrique : Des enjeux paradigmatiques d’une refondation de la démocratie* Spécial

Timbuktu Institute - Septembre 2024

Entreprendre une refondation de la démocratie, pour en défendre les acquis là où elle est établie et la promouvoir là où elle encore une aspiration, un rêve ou, au mieux, à ses débuts de réalisation, exige la prise en compte les principales causes de son recul et des difficultés se dressant sur la voie de sa réalisation en Afrique et ailleurs. 

Le premier enjeu d’une telle refondation serait, peut-être, de collaborer, comme le dit Mohamed-Chérif Ferjani, « à l’édification d’une démocratie réellement universelle, qui n’exclut personne et n’a besoin de l’exploitation de personne, ni au Nord, ni au Sud, ni à l’Est, ni à l’Ouest ». Pour cela, rappelle-t-il, « chacun doit assumer ses responsabilités, cesser de stigmatiser les autres, avec arrogance et mauvaise foi, pour se dédouaner à bon compte ; nous devons tous commencer par balayer devant nos portes, arrêter de voir, les uns dans les autres, une menace pour notre sécurité et pour notre confort ».

Par ailleurs, la refondation de la démocratie exige une prise en compte des motifs du « désenchantement démocratique » en Afrique comme partout dans le monde, aussi bien par rapport à la démocratie représentative que par rapport à ses critiques populistes appelant à des formes de démocratie directe qui se réduisent souvent à des formes de « démocratie plébiscitaire », sans parler des alternatives non démocratiques reprochant à la démocratie, directe ou indirecte, l’instabilité politique inhérente aux changements de majorités, la difficulté d’envisager des projets à long terme, la tentation populiste pour remporter à tout prix les élections, la dictature de la majorité au détriment des droits de la, ou des, minorité(s), etc.

Démocratie représentative, démocratie directe 

Pour ce qui est de la démocratie représentative, il est incontestable que les élites exerçant le pouvoir au nom du peuple, ont tendance à s’en éloigner ou à s’en couper au point de le pousser à différentes formes de rejet du politique : abstention, repli individualiste antinomique avec les exigences de la solidarité nécessaire à la vie en société et à la volonté de vivre ensemble, comme le pronostiquait A. de Tocqueville (De la démocratie en Amérique), repli sur des « solidarités mécaniques » et sur des « identités meurtrières » faisant appel aux liens de « sang », aux appartenances tribales, ethniques, confessionnelles ouvrant la voie à différentes formes de remise en cause du « vivre ensemble démocratique ». Des critiques comme celles développées par   des intellectuel(le)s (comme A. Negri et C. Mouffe) et par des mouvements populistes pointant la trahison des élites gouvernantes plus proches des milieux financiers et des multinationales que des préoccupations de leurs électeurs, ne sont pas totalement erronées, même si les remèdes préconisés et les références théoriques (notamment à C. Schmitt) incitent à beaucoup de méfiance.   

Quant à la démocratie directe, outre la difficulté de sa mise en œuvre en dehors de sociétés de petites tailles et vivant sur des territoires peu étendus, elle présente l’inconvénient de la dilution du pouvoir et, partant, de la responsabilité : si le peuple qui exerce directement le pouvoir se trompe, qui va lui demander des comptes et comment le sanctionner ? On peut dissoudre un gouvernement, une assemblée ou une institution pour des motifs d’incompétence, de corruption ou pour des décisions jugées erronées ou dangereuses, mais on ne peut pas dissoudre le peuple sinon en le soumettant à la dictature, à la tyrannie (comme le pronostiquait Platon) ou à un pouvoir despotique ou dictatorial lui déniant sa souveraineté et le ramenant au statut de « sujets » soumis par la force à celui ou ceux qui connaissent mieux que lui ses intérêts et les moyens de les garantir (comme le concevait Hobbes dans Le Léviathan, ou comme le pensaient et en rêvent tous les dictateurs quelle qu’en soit l’idéologie).

Prenant en compte les remarques du Pr. Mohamed-Ferjani, certaines idées ont été émises dans le but de remédier aux carences de la démocratie représentative, la seule envisageable dans le cadre d’Etats dont la population est nombreuse et le territoire étendu, sans recourir aux différentes formes de régimes antidémocratiques, des solutions démocratiques sont envisageables. Il souligne que le mandat impératif (tel que l’avait préconisé Rousseau et ceux qui s’en réclament), la démocratie participative ou délibérative faisant appel aux référendums d’initiative populaire (comme en Suisse et dans la démocratie locale), le respect des fondements de l’Etat de droit dont principalement :

(1) la séparation réelle des pouvoirs de façon à ce qu’ils se limitent les uns les autres,

(2) le respect des lois par les gouvernants comme par les gouvernés,

(3) le pluralisme et les libertés collectives (politiques, syndicales, associatives, etc.) dont dépend la force de la société civile et des corps intermédiaires indispensables pour un vivre ensemble démocratique,

(4) le respect des droits inaliénables – personnels, politiques, culturels, sociaux, économiques, - des peuples, des individus et des groupes minoritaires, par-delà les différences de sexe ou de genre, d’opinion, d’origine, d’appartenance, de spiritualité ou de confession, d’orientation sexuelle, etc.

Insistant sur la portée universelle de la démocratie, il avertit sur « les dangers de vouloir dissocier ou opposer la démocratie, les droits humains et l’Etat de droit, à l’instar de ce que préconisent les « conceptions de Carl Schmitt et ses usages populistes ». Pour lui, ces tentatives de dissociation sont « dangereuses pour la démocratie ».

L’universalité du principe démocratique pour sortir des pièges du culturalisme ?

La diversité des formes démocratiques (démocratie directe et démocratie représentative, régimes parlementaires, régimes présidentiels ou régimes mixtes, Républiques, Monarchies Constitutionnelles, etc.), montre que la construction de la démocratie n’a jamais été et ne peut pas être envisagée sur la base d’un modèle prétendument universel. Cependant, on ne peut pas s’accommoder des projets qui tendent à en diluer les fondements intangibles dans la recherche de conceptions spécifiques qui s’en éloignent, au nom d’un certain culturalisme opposant les particularismes à l’universalité de l’humain, de ses aspirations et de ses droits. 

Cela veut simplement dire que la construction de la démocratie ne peut pas procéder d’injonctions verticales ; elle doit s’appuyer sur la participation des populations situées socialement, géographiquement et culturellement en prenant en compte leurs besoins et leurs spécificités, et en leur donnant les moyens de s’en approprier les principes et de la bâtir eux-mêmes. Cela passe par un travail d’information et de formation basé sur la recherche, dans les cultures locales et dans les traditions de solidarité propres à chaque société, les moyens de la vivre autrement que comme un modèle importé, ou comme une conception étrangère destinée à « occidentaliser » ou à « McDonaliser » le monde, selon l’expression de Benjamin Barber[1]. 

Ce n’est qu’en épousant les formes que lui donnent celles et ceux qui y aspirent, qu’elle peut devenir une réalité universelle pérenne. Elle a besoin, dans chaque situation, dans chaque pays et dans chaque région, d’une culture démocratique enracinée dans la réalité propre à la société qui la revendique. 

Elle a besoin de forces et d’institutions qui adhèrent à ses valeurs, œuvrent pour sa promotion et la défendent bec et ongle contre ses adversaires et ses fossoyeurs : des partis politiques, des associations, des corps intermédiaires, des services publics qui garantissent les solidarités nécessaires à un vivre ensemble démocratique, des lois et des droits qui lui donnent un contenu concret et la rendent désirable. Elle a également besoin de conditions économiques, sociales et culturelles à même de l’élever au rang d’un besoin vital non seulement pour une minorité de privilégiés comme c’était le cas jusqu’ici, mais pour l’ensemble des populations de tous les pays.

*Cet article a été rédigé sous la coordination du Pr. Mohamed-Chérif Ferjani, Président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute

[1] Benjamin Barber, Djihad vs McWorld, 1995