La sacralisation de la langue arabe a contribué à l’expansion de l’islam et vice versa. Avec la colonisation française, l’enseignement de cette langue, son usage, ainsi que sa promotion vont se muer en véritable enjeu politique. Ne concernant qu’une certaine élite – princes et riches commerçants – et marginal à ses débuts, la conversion des Africains à l’islam, connut un accroissement exponentiel dès les premières années de la conquête coloniale française.

Dans le cadre précis du Sénégal, résister à la colonisation signifiait aussi un rejet de la culture qu’elle véhiculait et forcément la langue qui en était le support : le français.

Rappelons qu’après l’effondrement des résistances armées menées par la chefferie locale Ceddo, ce sont les marabouts qui prirent le relais. Leur résistance sera, plutôt, d’ordre culturel ; un moyen de trouver une alternative à la politique d’assimilation menée par le colonisateur, pour ne pas y céder. Dans ce contexte, l’arabe va être, pendant longtemps, privilégiée par les lettrés musulmans, d’une part, en ce qu’elle est la langue du coran et, de l’autre, par son côté alternatif et libérateur du joug – au moins culturel et linguistique – colonial.

Le français, quant à lui, avait du mal à se débarrasser de son étiquette de langue de la colonisation, avec tout ce que cela impliquait pour son image. Tourner le dos à la langue française avait, alors, deux significations, politique et religieuse : résister à une domination culturelle et affirmer sa foi en l’islam.

Pour mieux comprendre cette attitude, rappelons que la langue française est longtemps restée un symbole de domination culturelle. Cela a fini par être la cause d’amalgames, loin d’être naïfs, sur le plan linguistique. Ainsi, « français » se dit en Wolof « nasarân » (de l’arabenasrânî = nazaréen, chrétien ). Dans les perceptions, le français était conçu comme étant aux antipodes de la religion musulman. La langue arabe, elle était devenue un refuge et une alternative à la colonisation et à sa politique culturelle basée sur le principe d’assimilation de l’indigène. Ce phénomène était beaucoup plus perceptible en Afrique noire francophone. A la différence des Anglais qui avaient opté pour l’indirect rule, sans aucune volonté de façonner culturellement colonisé, la France a toujours cru être investie d’une mission « civilisatrice » qui passerait obligatoirement par l’assimilation des peuples sous sa domination.

Ainsi, en refusant la domination de la langue et de la « culture française », les Sénégalais, surtout musulmans, ont donné libre cours à une autre : celle de la langue arabe support de la « civilisation musulmane ». Cependant, se considérant comme membre à part entière de la ’Ummah islamique, cette communauté d’identification transnationale, ils sont, peut-être, moins conscients des effets de cette autre domination incorporée, ou, en tout cas forte influence sur les cultures locales.

Tout était fonction des perceptions, des visions et des enjeux de l’heure. cependant, il ne faudrait pas perdre de vue les antécédents historico-culturels ayant favorisé la promotion de l’arabe et facilité son adoption par les Noirs africains musulmans.

Le commerce transsaharien qui s’est développé dès le Moyen-Age se servait de l’arabe et de son alphabet pour faciliter les échanges entre commerçants africains et arabes. D’ailleurs, Khalîl al-Nahwî, remarque que l’impact de l’arabe sur les langues africaines est plus sensible dans le champ lexical du commerce (poids, mesures, temps etc.), ou encore de la perception, forcément religieuse, du monde et de l’univers. Il en sera, largement, de même pour le vocabulaire religieux ; l’arabe étant la principale sinon la seule langue liturgique des musulmans. Ce fait sacralisant sera certainement à l’origine de l’importante production littéraire en arabe et en ’ajami (textes en langues locales transcrites avec l’alphabet arabe enrichi de signes diacritiques pour les sonorités étrangères à l’arabe). Les chefs religieux sénégalais ont rédigé en arabe leurs odes apologétiques dédiées au prophète MuÎammad, comme il est d’usage dans la tradition soufie. D’autres marabouts, par un souci de vulgarisation de l’islam et de son message, ayant une parfaite intelligence de la société sénégalaise et de son mode de fonctionnement, vont être plus créatifs.

Bien que maîtrisant, parfaitement les règles de la prosodie arabe (al-’arûd) et ses mécanismes, des cheikhsvont produire d’importantes œuvres en wolof transcrites avec l’alphabet arabe. Cheikh Moussa Kâ, disciple de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie des Mourides, en était l’un des plus remarquables.

Dans les travaux effectués par Saliou Kandji et Vincent Monteil1, en répertoriant les mots empruntés à l’arabe dans les parlers locaux, on note la prédominance du vocabulaire religieux et des termes ayant trait à l’existence et à l’univers. Si nous avons fait ce détour, c’est pour essayer d’expliquer le caractère sacralisé de l’arabe, en tant que langue et civilisation, chez les Sénégalais. Cette conception sera déterminant dans le débat ou querelle idéologique sur le rapport de l’Africain à l’islam ainsi que sa place dans cette communauté transnationale.

Ainsi, la question (taboue) suivante brûle les lèvres : les Africains musulmans sont-ils des déracinés ?

« Lorsque l’intellectuel africain parle de l’islam, sa main tremble », disait un averti des réalités du continent. Il s’est lancé un vaste débat sur la manière dont la langue arabe s’est « imposée » en Afrique noire. Est-ce une autre domination culturelle comme c’est le cas pour le français ou une acceptation, ne serait-ce qu’inconsciente, de la part des populations locales ? Les réponses sont multiples et divergentes voire contradictoires. Mais nous maintenons l’hypothèse d’une adaptation sociologique au sens où la culture arabe, par le biais de l’islam a réussi là où celle française n’a eu que de peine à percer bien que la langue de Molière soit, aujourd’hui, celle de l’administration et de l’école dans la plupart de ces Etats Ouest-africains.

Des intellectuels africains, influencés par les thèses de la négritude, contestent, de manière, quelques fois hystérique, une quelconque possibilité pour les Africains de s’identifier à l’islam et à son dogme unitaire. Pour ces intellectuels, l’islamisation n’est qu’une autre forme de domination culturelle qui ne dit pas son nom. Cette vision néglige un fait culturel ; celui de l’appropriation faite par les Africains musulmans, eux-mêmes, de la nouvelle religion en l’adaptant à leur milieu et en y trouvant des « réponses » à leur demande de sacré et de sens.

La démarche du courant de la Négritude est comparable à celle de tous les nationalismes confrontés à ce que Adamah Ekué Adamah appelle « la vieille problématique romantique de la collecte et de l’archivage en vue d’inventaires surévalués des embryons d’authenticité sauvés »2. C’est, en quelque sorte, une manière, parmi tant d’autres, de vouloir, comme il le dit, « refaire le monde au moyen du concept d’identité »3. Si on prend en compte l’apport des marxistes africains de l’époque, dans ce mouvement, l’on ne peut être que très prudent sur son contenu et ses concepts parfois plus proches d’un sociocentrisme utilitaire que d’une démarche scientifique. Ekué Adamah souligne, d’ailleurs, que « la notion d’identité culturelle dont il est tant parlé par les idéologues politiques et culturels relève, trop souvent, encore du cri de ralliement plus que du concept véritablement opératoire »4.

Rappelons que la Négritude, comme mouvement à vocation culturelle a, très souvent, occulté un combat politique. Ce combat est aussi bien présent à l’intérieur qu’à l’extérieur du même courant. Certains Africains lui reprochaient, à cet effet, son allure pacifiste assimilable, selon Wolé Soyinka, à une acceptation du néo-colonialisme. On se souvient de la célèbre boutade du prix Nobel de littérature, en direction de Léopold Sédar Senghor et des ses partisans : « le tigre ne crie pas sa tigritude ; il saute sur sa proie et la dévore ».

Le mouvement de la négritude, malgré la densité de son apport littéraire et artistique, a eu quelquefois, la même attitude qu’il critiquait chez l’ »oppresseur », le colonisateur, en fonçant les traits et en encourageant une vision culturaliste. Les travaux de Senghor sur la négritude sont loin de faire l’unanimité chez les nationalistes africains. A force de verser dans la spécificité, Senghor fut vivement critiqué pour sa conception d’un nègre confiné plus dans des considérations émotionnelles qu’à une rationalité qu’il lui niait presque. Le béninois, Stanislas Adotevi réagissait à sa thèse selon laquelle l’émotion serait nègre comme « la raison est Hélène » en déplorant : « A travers les descriptions senghoriennes du nègre, on dirait que notre race n’a pas évolué depuis la Création ». C’est pourquoi, de la même manière que nous nous démarquons de la vision unitariste d’un islam monolithique ou de l’assimilation culturelle, chère à l’empire colonial français, nous opposons au culte de l’authenticité prôné par les tenants de la négritude, la position intermédiaire d’une adaptation sociologique ou plutôt d’une assimilation critique. Nous pensons que, dans ce processus d’islamisation, il n’y a eu ni domination coercitive ni fusion des valeurs traditionnelles dans la nouvelle religion. Cependant, c’est cette aptitude des sociétés à s’approprier la foi nouvelle tout en lui imprimant les marques locales est une des données sociologiques qui nous intéressent le plus dans ce processus.

Aujourd’hui, dans le sillage de certains nationalistes africains, très influencés par les protagonistes de la Négritude, de nombreux intellectuels africains, y compris musulmans, développent des thèses assez critiques sur la rencontre entre l’islam et les Africains.

Ainsi, l’intellectuelle guinéenne, Aminata Barry5, lie le retard économique du continent africain à ce qu’elle appelle l’action « néfaste » des « prosélytes arabes » au même titre qu’elle considère le colonialisme et sa dimension capitaliste comme étant à l’origine des maux dont souffre l’Afrique. Dans la partie de son ouvrage où elle traite des « méfaits de l’islam » en Afrique, il y a un mélange d’un profond sentiment de désaveu et d’une attitude, pour le moins complexe, de réserve face aux thèses préconisant une islamisation en douceur : « Bien que combattu en Afrique noire, l’islam triompha. Son admiration par les Noirs et le manque d’unité de ces derniers facilita cette victoire. En dépit de fortes résistances isolées, l’absence d’un combat unitaire des Noirs contre les Arabes a marqué leurs faiblesses face à l’islam »6.

Ce nouveau courant présente l’islamisation comme un vrai diktat auquel les Africains se sont soumis : « Soutenu par un fanatisme religieux et économique, l’islam ne se négociait pas. En conséquence, la religion musulmane s’imposa largement en Afrique de l’ouest et déborda sur le centre »7.

Sa démarche rappelle, sur plusieurs plans, celle des tiers-mondistes que la passion de la lutte anti-impérialiste poussait à des constructions nourries d’éléments, certes, historiquement valides, mais malicieusement utilisés pour étayer des positions très souvent idéologiques. Ainsi, pour pouvoir, plus aisément, aboutir à la conclusion selon laquelle l’islam ou l’islamisation de l’Afrique, au même titre que l’intrusion coloniale, a été à l’origine de la déségrégation politique de l’Afrique – à la quelle le nationalisme devrait remédier ! -, A. Barry adopte la démonstration suivante : « Pour des raisons religieuses, les relations commerciales se dégradèrent et se transformèrent en conquêtes. Aux guerres des Arabes contre les Noirs, se substituèrent les conflits entre les ethnies africaines (opposition des rois soumis aux rois non soumis). Résultat : les empires furent détruits, désarticulés pour se reconstruire au fil du temps jusqu’à l’arrivée des premiers Portugais au XV ème siècle sur les côtes atlantiques. Le principe de diviser pour régner n’est donc pas une invention européenne. […] L’islam est à l’origine des guerres fratricides et des premiers sanglots en Afrique noire. Plus jamais les Noirs ne retrouveront l’unité face à l’agresseur commun (arabe et négrier blanc). Cette incapacité à s’unir leur est fatale ».8

Cette vision nous semble très sélective. Elle obéit à une logique qu’on pourrait qualifier de rejet par occultation. L’islam a été accueilli par les Africains dans une période critique de leur histoire, mais ils l’ont, ensuite, adapté à leur univers et selon leurs besoins existentiels ; ce qui constitue un apport local et spécifique à ce dogme dans son tempérament oriental.

Dans ce contexte subsaharien, contrairement aux idées reçues, l’intégration culturelle, par le biais de l’islam, n’a pas occasionné la désintégration des cultures comme cela était manifeste dans le projet colonial conformément au principe d’ »assimilation du colonisé ».

L’anthropologue togolais, A. Ekué, conclut, dans cette longue citation, en insistant sur le fait que, dans ce débat, tout dépend du sens qu’on donne à la notion de « culture ». Est-ce un moyen utilitaire de favoriser l’identitaire ou l’essentialisme ou celui d’inscrire les particularités dans la globalité universelle des valeurs simplement humaines ? : « Que la culture soit soumise à des influences extérieures, nous dit Ekue Adamah, c’est le contre coup de son ouverture aux autres ».

Il achève sa démonstration par une série de maximes qui méritent d’être méditées : « Pour nourrir les autres civilisations de sa propre sensibilité, il faut s’ouvrir à ces civilisations. Pour s’ouvrir aux autres il faut accepter de recevoir quand on donne. L’authenticité qui serait la fermeture d’une culture aux autres, risquerait, en définitive, de provoquer une implosion ».9C’est qu’en fonctionnant avec une éternelle dialectique, chère aux marxistes, avec la seule vision dominatrice et aliénante du religieux, on aboutit à une négation de l’universel dans la culture et encourage son instrumentalisation qui en occulte la portée humaine.

Ekué Adamah critique, de manière acerbe, une telle vision et en arrive à la remarque suivante : « Il n’y a de culture authentique que de culture qui, tout en tirant son originalité et sa force du terroir nourricier et de la sensibilité commune, doit traduire des préoccupations particulières et des valeurs universelles sous peine de l’empêcher de rayonner ou d’irradier »10. Ce qui distingue l’interpénétration de l’islam et des cultures africaines, contrairement aux tenants d’une acculturation unilatérale et dominatrice, est cette ré-interprétation du dogme, par rapports aux besoins locaux. C’est ce que résume le concept d’ « intégration stable et harmonieuse ». La réalisation d’un tel procédé dans une culture qui conserve son originalité et ses caractères essentiels est, selon lui, « l’un des résultats souhaitables mais rares du processus d’acculturation ».11

La langue arabe a acquis le statut qui est le sien dans le cadre de ce processus. Elle profitera de la place et du rôle de l’islam dans la société sénégalaise.

L’islam a largement bénéficié de deux facteurs principaux. D’abord, son introduction dans cette région s’est faite de manière quasi-pacifique par le biais du soufisme, soutenu par les liens commerciaux et culturels ; ce qui, socialement, fait défaut au christianisme, toujours considéré par les autochtones comme la religion du colonisateur. Ensuite, voulant en faire une alternative culturelle au modèle colonial, les marabouts ont essayé de modeler l’islam et son dogme afin de mieux les insérer dans le système de valeurs originel.

Le travail des chefs religieux aura comme objectif majeur de contrer l’ »œuvre civilisatrice » coloniale venue nier aux Africains toute identité préexistante à la conquête. En procédant à une revalorisation de la culture locale en en islamisant le contenu, les apôtres de l’islam « noir » allaient, en même temps, promouvoir la religion musulmane et, sans doute, la langue arabe.

L’islam sera, pour eux, source d’une identité nouvelle, fruit d’une imbrication entre des valeurs traditionnelles et des préceptes de la nouvelle religion. De ce fait, on oubliera, très vite, son origine « étrangère » et s’attachera plus à son efficacité symbolique.

La religion musulmane sera, au besoin et selon les enjeux, brandi comme étendard identitaire. Sa force par rapport au modèle culturel colonial, préconisant le mythe de latabula rasa, sera cette manière dont il se fit accepter en s’harmonisant avec les valeurs locales. L’arabe qui permit l’accès à son enseignement, à ses principes fondamentaux, et aux rudiments de la grande civilisation qu’il véhicule, fut élu langue de référence. C’est là l’origine de la sacralisation dont elle fait l’objet chez les populations converties. L’histoire de toutes les rencontres entre populations et cultures montre que le processus de conversion n’a jamais été unilatéral : lorsqu’une population se convertit à une religion, la religion ne sortira jamais « indemne » du brassage, elle en porte – d’ailleurs de manière salutaire – les marques indélibiles. Aussi, avec le renouveau islamique qui secoue certains pays, il ne faudrait pas que le débat sur l’islam devienne l’apanage des seuls religieux. Un échange entre intellectuels arabisants et élites francophones pourrait aider à dépassionner et à normaliser l’étude crique de la réalité islamique au sud du Sahara. Le modèle ne doit pas toujours venir du nord du Sahara ! La place et le rôle des Etats africains au sein des organisations panislamiques comme l’OCI sont là pour le prouver.

Il serait intéressant, aujourd’hui, de mener une profonde réflexion autour de cette fascination de la langue du Coran et évaluer son impact sur le regard africain sur l’islam ainsi que le rôle et la place du continent dans ce qu’il est convenu d’appeler la oummah islamique. il est certain que l’apport de l’Afrique noire au débat sur l’identité musulmane et ses implication dans la contruction de solidarités transnationale ne peut être que très enrichissant. Le continent noir a su produire une expression propre de l’islam basée sur les valeurs de tolérance et de coexistence pacifique. En somme, tout ce qui peut contribuer à mettre en avant un esprit de dialogue inter-religieux, afin de redorer le blason d’une religion souvent victime de ses franges extrémistes et lui permettre de réinvestir le champ de la pensée critique qu’elle a pourtant bien défriché.

Au-delà des apparences, la banlieue n’est pas séduite par la tendance djihadiste. En effet, une étude réalisée dans ces quartiers défavorisés a révélé que 90,3% de leurs jeunes, dont l’âge est compris entre 18 et 35 ans, ne sont pas partants pour le djihad.

90,3% des jeunes de la grande banlieue n’ont pas l’intention de s’engager dans un groupe qui défend l’Islam dit « radical ». Et 76,7% parmi eux se mobiliseraient pour convaincre l’une de leur connaissance qui aurait décidé de s’engager dans un groupe extrémiste d’abandonner. C’est ce qui ressort de l’enquête réalisée par Timbuktu Institute sur « Facteurs de radicalisation : perception du terrorisme chez les jeunes dans la grande banlieue de Dakar ». Elle a été menée du 1er au 07 juillet 2016 grâce à un questionnaire Cap (Connaissance, Attitudes et Pratiques) de près de 40 questions.

L’objectif de ce travail est de contribuer à comprendre les facteurs conduisant à la radicalisation religieuse des jeunes et à évaluer ce qu’ils pensent du phénomène terroriste.

Vingt-cinq enquêteurs, ayant au minimum la licence, ont été mobilisés pour intervenir dans la banlieue dakaroise de Guédiawaye, Pikine, Fadia, Keur Massar, Diamaguène, Diakhaye, Parcelles Assainies, Sicap Mbao, Thiaroye et Diacksao. Selon toujours le rapport, 89,7% des personnes sondées estiment que les confréries au Sénégal représentent bien l’Islam. Pour 63,7% des jeunes, leur message convient parfaitement. A cet égard, il faut noter que pour 39% des jeunes, les chefs confrériques sont capables, grâce à leurs prières et leur « baraka », de prémunir le pays du terrorisme. Ils arrivent juste derrière l’Etat qui à un taux de confiance de 49,7%… L’étude a aussi montré que face à un prêche virulent, 34% des jeunes de la banlieue décideront de ne plus fréquenter la mosquée incriminée, 20% d’avertir les autorités et 17% de s’en ouvrir à des amis. Malgré tout, 7% continuent de croire que si les propos viennent d’un Imam, c’est forcément du solide.

Sur le système éducatif, les enquêtés ont aussi exprimé leur préférence. Le système éducatif actuel est marqué par une dualité entre l’école dite « française » privée ou publique, d’un côté et, de l’autre, l’école coranique privée ou publique, sans parler des variantes au sein de cette catégorie d’écoles, notamment par l’existence d’écoles dites franco-arabes plus modernes. Toutefois, le fait de fréquenter concomitamment l’école française et l’école coranique semble très prisé des Sénégalais. 89,3% des répondants feraient ce choix. Cependant, l’enseignement publique sénégalais, à travers l’école dans son format actuel, ne requiert que 15% de satisfaction alors que près de 48% se disent très peu satisfaits.

Sur invitation personnelle du Président de l’Université d’Ottawa au Canada, Professeur Jacques Frémont, le think tank africain Timbuktu Institute (Dakar) représenté par son directeur a pris part à la conférence sur « Francophonie et conflits » du 20 au 21 octobre 2016. La conférence a vu la participation d’éminents spécialistes des questions sahéliennes mais aussi des conflits dans l’espace francophone.

S’appuyant sur l’exemple du Sénégal où le gouvernement a déjà pris d’importantes mesures avec l’instauration d’un baccalauréat arabe reconnu et l’ouverture d’une section arabophone à l’ENA,  Dr. Bakary Sambe a, cependant, souligné que le problème de la dualité des systèmes éducatifs  (français/arabe) reste à résoudre dans de nombreux pays du Sahel et de l’espace francophone.

Sur ce point précis, le coordonnateur de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux a appelé les Etats francophones de l’espace sahélien à prendre des mesures urgentes pour une meilleure intégration des diplômés arabophones dans les universités et les secteurs pourvoyeurs d’emplois. Selon lui, c’est de cette manière que l’on pourra éviter des frustrations dues à un manque de reconnaissance et de considération vis-à-vis d’une élite souvent bien formée mais qui subit l’obstacle de la non maîtrise du français. Pour l’Institut, si une telle situation n’est pas corrigée, elle pourrait être source de frustrations et de marginalisations dommageables pour la cohésion nationale des différents pays.

C’est dans ce cadre que le Timbuktu Institute compte proposer au gouvernement du Sénégal, pays ayant déjà réalisé des progrès dans ce domaine, un projet de renforcement des capacités linguistiques en français des bacheliers arabophones pour leur meilleure intégration dans les universités du pays et, surtout, d’élargir leurs choix de cursus en dehors de l’arabe et des seules filières religieuses.

Cette proposition entre en droite ligne des recommandations du récent rapport sur les facteurs de radicalisations des jeunes présenté à Dakar, début octobre, par l’Institut.

SudOnLine – Le Portail de Sud Quotidien SENEGAL | « NOUS SOMMES DEVENUS, UNE MEME COMMUNAUTE DEVANT LA VULNERABILITE AU TERRORISME… »

Quasiment inconnu, il est sans doute, devenu malgré lui, un homme du monde grâce à la nature spécifique de ses études sur l’islam et les sociétés, mais encore par la qualité de ses enseignements au niveau de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Le docteur Bakary Sambe, puisque c’est de lui dont il est question ici, est l’auteur d’un rapport inédit sur les facteurs de radicalisation et perception du terrorisme chez les jeunes. Ce rapport paru en ce mois d’octobre avec le soutien de la Fondation Rosa Luxemburg fondé sur une étude de perception, dont la nouveauté de la méthodologie a causé des incompréhensions et un débat houleux au Sénégal, a eu le mérite de dégager des tendances assez rassurantes sur la capacité des communautés religieuses du pays à développer des résiliences communautaires. Certes le fait d’avoir prouvé le caractère ultra-minoritaire des courants salafistes et wahhabites (4%) et la prédominance de l’affiliation aux confréries (95%) n’a pas laissé indifférents certains mouvements qui ont longtemps contesté le soufisme, mais le rejet de l’extrémisme violent par plus de 90 % des jeunes, n’a cependant pas pu retenir l’attention face à un fort taux de chômage (36%) et la précarité chez cette catégorie qui, selon le Pr Sambe, vit une « angoisse existentielle qu’il faut prendre en charge ». Insistant longuement sur la nécessité de renforcer la cohésion sociale, l’auteur s’est beaucoup appesanti sur la nécessité de « mieux considérer les élites arabophones du pays pour éviter les frustrations et rejets nuisibles au contrat social sénégalais ». Dans une forme de ballade intellectuelle, philosophique et culturelle faite de questionnements et d’analyses, l’universitaire et le chercheur s’exprime avec cette forme d’aisance qui le caractérise sur le terrorisme dans le monde, les rapports entre l’Europe et le monde musulman mais aussi sur le devenir de la sécurité collective au temps des menaces transnationales en esquissant des solutions notamment expérimentées dans ses nombreuses missions à travers le Sahel et au sein du Timbuktu Institute qu’il dirige. Il lance les 10 et 11 novembre prochain à Thiès, le Programme « Educating for Peace », soutenu par l’Ambassade des Etats-Unis à Dakar et destiné aux jeunes élèves sénégalais pour favoriser la culture de la paix et renforcer la cohésion sociale au Sénégal comme mode résilience face à l’extrémisme violent ENTRETIEN.

Bakary Sambe, on parle beaucoup dans les approches de terrorisme islamiste pour ne pas le nommer depuis la fin de la guerre d’Irak si elle a pris fin. Il semble qu’il y a beaucoup d’amalgame autour avec les apparitions d’Al qaida, de Boko haram, des Shebabs et aujourd’hui Daech. Comment vous interprétez la question sachant qu’au plan géopolitique, il s’agit plus d’une thèse d’Etat tellement la question est complexe dans ses différentes composantes ?
 
Il serait un amalgame dangereux de faire porter de tels actes à l’islam en tant que religion de manière générale ou aux Musulmans dans leurs diverses composantes. Il ne faudrait pas non plus disculper certains groupes avec une lecture belliciste de l’islam, rejetée par la majorité des musulmans, dont les premières victimes sont d’ailleurs leurs coreligionnaires. La manipulation des symboles religieux pour des motifs politiques que toutes les religions ont connue (soit en croisades ou djihads) n’a pas épargné l’islam dont certaines franges se sont enfermées dans la lettre de textes au sens malléable à l’infini et souvent dans le mauvais sens.
 
 Il y a deux mouvements concomitants : la disparition subite en Occident de l’ennemi communiste qui a fait qu’au « péril rouge » d’antan s’est substitué le « péril vert » nourrissant tous les fantasmes jusqu’à fleurir le discours des extrêmes droites, ensuite, les Musulmans qui n’ont pas pu se relever de la décadence depuis la chute de Grenade en 1492, se sont agrippés sur des bribes d’identités à sauver au prix de mille bricolages idéologiques comme ceux qui avaient enfanté du salafisme d’Ibn Taymiyya. Ce dernier a pu faire des émules et s’est érigé en une pensée de crise, en doctrine de repli et d’inquisition telle que l’Europe l’avait connue au Moyen-Age. Les circonstances de l’affrontement Est-Ouest qui s’est matérialisé lors de la guerre d’Afghanistan que l’Occident a menée par procuration contre l’ennemi soviétique en s’appuyant sur des moudjahidines ont bouleversé notre monde contemporain.
 
 De la même manière que les chevaliers européens du Moyen-âge s’étaient aguerris en Orient dans la « guerre sainte » – terme originellement chrétien -, les combattants « islamistes » d’Afghanistan sous la houlette d’un certain Oussama Ben Laden soutenu par des pays du Moyen-Orient avec la bénédiction de leurs alliés occidentaux n’ont pas voulu s’arrêter en si mauvais chemin. Il fallait globaliser le Djihad et poursuivre le combat en développant une partition idéologique du monde en Dâr al-islam, domaine de l’Islam, et Dâr al-Harb, domaine de la guerre qui s’appliquait désormais à tout territoire résistant à leur volonté d’imposer le retour à un mythique islam des origines. Al-Qaida, Boko Haram et Daech sont ainsi, idéologiquement, nés, se développent en se reproduisant, malgré la diversité des contextes sociohistoriques.
 
Le monde, surtout l’Europe, vit aujourd’hui dans la peur de l’Islam, à cause de ses réponses qu’apportent de manière violente, tous ces gens sortis de nulle part des fois et qui semblent vouloir être des « dignes » représentants d’un certain Dieu de l’islam sur terre.  Qu’est-ce que l’Islam peut perdre dans ses rapports avec les autres religions par ces agissements parfois sensés, mais souvent bien insensés parce que récusant la mort par violence sous toutes ses formes ?
 
Après les évènements de Charlie Hebdo, j’avais défendu dans une tribune que les sociétés européennes et leurs communautés musulmanes devraient exorciser leur mal de vivre ensemble. Ce conflit est, aujourd’hui, profondément ancré dans une incompréhension mutuelle dont jouent aussi bien les droites nationalistes européennes que les partisans d’une lecture moyenâgeuse des textes et des faits fondateurs de l’islam. Lorsque des textes d’Ibn Taymiyya comme Al-çârim al-maslûl ‘alâ shâti al-rasûl (l’épée brandie sur celui qui insulte le Prophète) sont pris, sans aucun recul, pour référence par les tenants du salafisme et que de l’autre côté, des islamophobes en déduisent une nature proprement et essentiellement violente de l’islam au grand mépris de la diversité des réalités traversant cette religion, on en arrive au clash irréparable. Et, la haine ne fait que produire encore plus de haine ; cette surenchère qui habite aussi toutes les sociétés européennes ne sera dans l’intérêt de personne. Ni de l’Europe qui risque d’y perdre son âme humaniste, ni de ses citoyens musulmans qui ratent une belle opportunité de relecture et de réinterprétation intelligente de leur sacré qu’offre la cohabitation avec des sociétés démocratiques.
 
Le mal absolu est qu’il y a une sorte de rupture de dialogue entre religions qu’on veut instaurer pendant que ce débat était soulevé  par exemple dans des pays comme le nôtre, le Sénégal. Ici, on a évoqué au début des années 2000 avec le président Wade et avant lui, son prédécesseur, Abdou Diouf,  la nécessité d’un dialogue des religions ? Quand on croit au même Dieu, n’est-ce pas un peu bizarre qu’il y ait tant d’animosité ? Chrétiens, Musulmans, Juifs, n’est-ce pas jusqu’aux bouddhistes qui se le représente en bouddha, le même Dieu ? 
 
Le véritable drame est qu’une telle situation où extrémistes religieux comme politiques se frottent les mains, prêts à démontrer l’imminence du « choc des civilisations » fait que dans un pays comme la France qui a eu une longue tradition de vivre-ensemble avec l’islam même à des moments controversés de son histoire, on retourne au jeu des amalgames et dresse des murs d’incompréhension et de haine. Certains pyromanes idéologiques vont évoquer un affrontement entre un Occident idéalisé et un Orient fantasmé. Dans de telles constructions idéologiques, on tend à oublier que la France compte même plus de citoyens musulmans que certains pays membres de l’Organisation de Coopération Islamique. Il ne faudrait pas qu’on accepte les théories allant dans le sens d’une guerre entre l’Occident ou l’Europe et l’Islam. Il s’agit d’un choc des extrêmes – politiques comme religieux -qui ont d’ailleurs tout intérêt à ce que s’impose dans la confusion un tel discours essentialiste. Après toutes les attaques meurtrières que la majorité des musulmans a tout de suite condamnées à travers le monde, de soi-disant « représailles » sont perpétrées contre des lieux de culte musulmans.
 
Dans la situation présente d’une Europe qui s’interroge, le pire serait qu’on en arrive à un point où les évènements de France, d’Allemagne ou de Belgique prennent la tournure de la guerre intercommunautaire. Si cela arrivait, il faudra malheureusement s’attendre à ce que cela déborde  et embrase d’autres pays voisins.  Ce serait, alors, la victoire du camp de la haine qui sera incapable de réaliser même ses promesses de sécurité. Lors d’une conférence,  je disais aux étudiants de l’Université de Chemnitz dans l’Est de l’Allemagne que si vous avez pu faire tomber le mur de Berlin, il vous est aussi possible d’en faire autant avec celui de l’incompréhension avec l’Islam et qu’Al-Qaida et Pegida avaient le même combat et le même camp. La volonté des extrémistes ne doit pas faire infléchir celle de ceux qui ont le courage d’engager le dialogue en humanité. L’avenir est plutôt de côté-là !
 
Vous êtes universitaire, spécialiste des questions d’islam et de religion. Comment  expliquez-vous l’émergence subite de tels mouvements violents ? Est-ce un hasard ?
 
Le monde des idéologies a toujours eu horreur du vide de la même manière que la quête de sens est inhérente à l’Homme. L’affaiblissement des idéologies de gauche qui permettaient de contester les hégémonies politiques comme économiques et de proposer des alternatives même idéalistes à la toute-puissance du capital, a laissé un espace qui a été vite conquis ou récupéré par toutes formes d’illusions. Ainsi, même dans les contextes socioculturels qui s’étaient convaincus de la « mort de Dieu » et avaient engagé le mouvement « irréversible » de la sécularisation, le religieux et la manipulation de ses symboles ont subitement refait surface.
 
 Le terrorisme qu’un grand mufti du Nigéria considérait, avec quelques raisons, comme issu de la combinaison entre « l’arrogance des injustes » et « l’ignorance de ceux qui se sentent victimes », est devenu un phénomène qui n’a même pas épargné les enfants « perdus » des sociétés économiquement nanties. L’islam, lui, en produit de substitution idéologique, est devenu le nouveau syndicat unitaire des « damnés de la terre ». Ils ne sont plus seulement du Moyen-Orient, du Maghreb, de l’Afrique ou des communautés en mal d’intégration, mais les terroristes, tel qu’on l’a vu en Europe, peuvent désormais être de jeunes européens issus de familles chrétiennes. Jadis, ils allaient combattre l’impérialisme au Viet Nam, rêvaient de révolution et de plages sous les pavés en bons soixante-huitards ; aujourd’hui, ils vont se forger de nouvelles « identités meurtrières » en Syrie face à des sociétés et des systèmes politiques incapables d’offrir du sens !
 
Dans le jeu de la mort et de la terreur, on avait Boko Haram ; mais aujourd’hui plus que çà parce que nous avons aussi au Nord-Mali,  un peu partout dans la sous-région Aqmi, Ansardine et les shebabs un peu plus à l’est du continent en Somalie, au Kenya etc. On en est arrivé comment à cette situation ? Y-a-t-il des grilles de lecture différentes selon qu’on aborde une région par rapport à une autre ?
 
Il y a une évidence qui ne l’était pas lors des dernières décennies : c’est l’existence d’une communauté internationale en dehors du conglomérat des puissants armés du veto aux Nations Unies. Nous sommes devenus, par la force des choses, une seule et même communauté, désormais égalitaire devant la vulnérabilité au terrorisme ; que l’on soit à Gao, Tombouctou, Bruxelles, Alep ou Mïduguri. Il est clairement établie aujourd’hui que les solutions strictement sécuritaires et militaires ont déjà montré leurs limites dans la lutte contre le terrorisme : les Américains sont restés plus d’une décennie en Afghanistan sans éradiquer le phénomène des Talibans, malgré le mal nécessaire qu’a été Serval pour que le verrou de Konna ne saute pas et projeter les Djihadistes aux portes de Bamako, les groupes armés et terroristes pullulent encore dans la zone sahélienne. Les 200 hommes d’Al Mourabitoune sous l’égide de Mokhtar Belmokhtar, les 170 activistes d’Amadou Koufa du Front de Libération du Macina et les 2000 à 3000 hommes d’Abu Al-Moughira al-Qahtani positionnés en Libye, partie intégrante de l’Etat islamique auquel les 7000 hommes de Boko Haram ont fait allégeance sous l’égide d’Abou Bakr Shekau, hantent le sommeil de tous les Etats-majors militaires devant faire face à une nouvelle forme de guerre dite asymétrique. Une nouvelle forme de guerre sans front délimité, sans armée conventionnelle, avec un ennemi diffus, insaisissable et parfois, déjà à l’intérieur. C’est cela la dure réalité à laquelle toutes les nations devront désormais faire face.
 
Bakary Sambe, une des principales faiblesses de nos pays et du continent surtout vient également du manque de spécialistes comme vous sur ces questions de géopolitiques et d’anthropologie et de frontières. Le Professeur Yoro Fall (éminent spécialiste de l’histoire ancienne et de la protohistoire qui vient de nous quitter (paix à son âme) en avait fait son combat sur l’amélioration de nos connaissances sur les frontières du continent. Nos universités ne doivent-elles pas accompagner, faire analyser et comprendre ces mutations qui surviennent dans nos sociétés ?  Les comprend-t-on vraiment souvent ? 
 
Les Etats-nations sont aujourd’hui confrontés à une nouvelle réalité : le principe de souveraineté qui, jadis, structurait les rapports internationaux et les frontières, est aujourd’hui rudement remis en cause par le phénomène de la transnationalité des acteurs comme des idées. Il m’est difficile aujourd’hui de d’évoquer les frontières dans un monde devenu globalisé où circulent des offres et des modèles. C’est justement là où nos sociétés africaines devraient mener la bataille des idées en positionnant des offres authentiquement crédibles au risque de voir nos enfants devenir de simples consommateurs d’idéologies et non des apporteurs d’alternatives. A la porosité des frontières le plus souvent évoquée, il faudra ajouter celles des mentalités qui posent encore plus de problèmes à des jeunes conceptuellement désarmés et facilement captés par toutes les idéologies dans un monde virtuellement investis par tous les marchands d’illusions. C’est d’ailleurs cela qui a poussé à la création de Timbuktu Institute, en tant qu’espace de production de connaissances et de pensées africaines mobilisables pour faire face aux défis qui interpellent notre continent et le monde.
« Certains pyromanes idéologiques vont évoquer un affrontement entre un Occident idéalisé et un Orient fantasmé. »
 
Restons dans l’université et sa soif de savoir. Vous citez beaucoup Boko Haram dans vos communications et les influences de l’école de Maidiguri, une ville du nord du Nigeria, sur ce mouvement. Comment sont apparus ces espaces de rencontres pour faire émerger des mouvements aussi violents que Boko Haram ? 
 
Boko Haram auquel j’ai consacré mon dernier ouvrage est le produit de deux ruptures combinées : une rupture de repères et une rupture d’imaginaire. C’est aussi le fruit de frustrations accumulées comme du rejet d’un système éducatif par des jeunes se sentant rejetés. D’un problème originellement nigérian ; Boko Haram est devenu une menace régionale. La difficile vérité sur Boko Haram n’a jamais facilité l’analyse de son modus operandi et de son état réel. Aujourd’hui où le mouvement s’est définitivement scindé – entre la youssoufia originelle mise à mal par les offensives autour de Sambisa et les factions durablement installées sur le pourtour du Bassin du lac Tchad – tout un flou demeure même sur son leadership. Celui qu’on présente comme le successeur de Shekau (Abu Musab Al-Barnâwî) intronisé par « l’Etat islamique » reste un véritable fantôme : Abu Musab, est un énigmatique nom de guerre renvoyant à Abu Musab al-Zarqâwî et Al-Barnâwi ne signifie rien d’autre qu’un « originaire du Borno »! Le risque majeur est l’élargissement du front vers l’Afrique centrale – ravitaillement en armes oblige – en y parasitant les nombreux conflits ethnico-confessionnels pour nous mettre, dans l’avenir, en face d’un choc des extrêmes : islamisme radical et extrémisme évangélique !
 
Dans les approches de solutions que vous évoquez pour lutter contre ces mouvements et les possibilités de commettre des attentats dans les grandes villes, après Bamako, Ouaga, Abidjan, le principal atout des pays reste sans doute, selon vous dans la coopération, la nécessité de la médiation, mais aussi et encore, le refus de l’argent facile venant d’un certain monde arabe. Qui sont ces gens généreux donateurs, défenseurs d’une certaine forme de violence gratuite ?  Par quels moyens peut-on lutter contre eux ? 
 
La communauté internationale devient de moins en moins crédible sur ce discours de l’argent provenant de pays aux idéologies conquérantes. Il y a, à vrai dire, deux types de pays face à cet argent : ceux qui ont la prouesse technologique de vendre des rafales et des palaces dans les grandes capitales et ceux qui utilisent toutes les autres solutions alternatives au marché financier international avec de plus en plus de contraintes. Je crois que les solutions les plus efficaces contre le phénomène terroriste seront les plus inclusives. Je le disais récemment lors de la visite du ministre français de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve au Sénégal dans le cadre de la coopération anti-terroriste, il faut que le renforcement des capacités soit mutuel dans ce domaine car chaque pays a une valeur ajoutée dans ce combat.
 
 Je suggérais d’ailleurs que de la même manière que la France pouvait appuyer ses partenaires africains dans le domaine du renseignement et de l’anticipation, que l’Hexagone puisse s’inspirer, utilement, des modèles de résiliences communautaires développés par nos sociétés. Après le terrible attentat de Nice, nous avons reçu un groupe de jeunes français à Timbuktu Institute, venus s’inspirer du modèle sénégalais de vivre ensemble. Nous les avons fait rencontrer des jeunes étudiants de leur âge à Saint-Louis et dans d’autres villes. Ces interactions entre des jeunes issus de deux environnements différents, nous ont convaincus de la nécessité d’échanges de bonnes pratiques afin de sortir du tout-sécuritaire et de diversifier les moyens de lutte contre un phénomène multiforme et évolutif. L’écoute des jeunes et des communautés religieuses à travers les pays du Sahel m’a rendu sceptique face à la notion de dé-radicalisation à laquelle, avec mon ami, l’actuaire Mohamed Selmaoui, je préfère celle d‘«auto-réhabilitation par inclusion sociale » et sur laquelle nous travaillons depuis quelques temps avec de bons débuts de succès. Des jeunes ont complètement changé de comportements et de cap grâce à cette expérience au sein de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique qu’abrite notre Institut.
« Il y a, à vrai dire, deux types de pays face à cet argent : ceux qui ont la prouesse technologique de vendre des rafales et des palaces dans les grandes capitales et ceux qui utilisent toutes les autres solutions alternatives au marché financier international avec de plus en plus de contraintes. »
 
Il est clair qu’on fustige aussi l’attitude de la France, ancienne puissance coloniale un peu partout en Afrique et dans le monde. Mais, nos fragiles Etats, nos armées, sont-elles en capacité de lutter efficacement contre un tel péril quand on a vu ce qui s’est passé et se passe encore dans le Nord-Mali ?
 
S’agissant des récentes interventions françaises au Mali avec Serval et dans le Sahel dans le cadre de Barkhane, il faut noter qu’à chaque fois ce sont nos Etats eux-mêmes qui sollicitent l’intervention de la France. C’est eux-mêmes qui jouent à cette schizophrénie politique, souvent, à des desseins populistes. Je préfère donc le terme de « nouveau partenaire stratégique » à celui d’« ancienne puissance coloniale » ; non pas que je justifie une quelconque ingérence mais que, simplement, je suis de la génération qui n’a pas connu la colonisation. Nous ne nourrissons aucun complexe face aux Français de notre âge avec qui nous avons partagé les amphithéâtres des universités et dont nous avons même formé un certain nombre en France et nous continuons de recevoir des étudiants français en stage dans nos Instituts dont l’expertise est reconnue en Europe par nos pairs. Moi, je crois à la compétence et aux capacités de nos forces de défense et de sécurité qui ont fait les meilleures écoles de guerre au monde et qui se sont distinguées sur les fronts les plus difficiles lors de crises majeures. Le seul problème est d’ordre matériel. Et, cela relève moins d’un manque de moyens financiers que de choix politiques adéquats.
 
Deux dernières questions, Bakary Sambe.  Vous avez sans doute eu l’audace, mais surtout l’intelligence de vous intéresser à une question aussi vieille que le monde, celle des religions. Sujet complexe comme disait Voltaire qui parlait de Dieu, comme une « infamie » ; mais surtout, sujet de débat permanent sur la critique de la raison pure. Marx n’avait-il pas raison finalement de dire «  la religion est l’opium du peuple » finalement ? 
 
L’étude du religieux a traversé tous mes travaux universitaires : des relations internationales qui me passionnent à l’anthropologie qui m’aide tant à sortir du juridisme institutionnel en sciences politiques. Mais, comme le disait le même Marx que vous citez, « la religion est la théorie générale du monde ». On a souvent, idéologiquement, cité Marx en s’arrêtant sur « l’opium du peuple » ; alors que dans le même ouvrage, « La critique de la philosophie du droit chez Hegel », il définit la religion comme, « l’esprit de situations d’où l’esprit est exclu » ou encore, aspect que l’on a toujours occulté « l’arôme spirituel du monde ».
 
Notre monde contemporain lui redonne raison par la résurgence parfois imprévue et habituelle de la quête du sens comme le propre de l’humain. Même dans les sociétés européennes fortement sécularisées, la désaffection par rapport au christianisme classique a eu comme corollaire la résurgence du phénomène sectaire ; Je ne parle même pas des sociétés du Sud qui n’ont pas subi les conséquences philosophiques et mentales d’une théorie de la « mort de Dieu » que Nietzsche avait, un moment, ressuscitée. Aujourd’hui, plus que jamais, face aux tueries insensées et la quête meurtrière d’un sens pour la vie de la part de jeunes voulant survivre dans nos mémoires et nos consciences par le suicide, l’idée marxienne souvent occultée de la religion comme « l’âme d’un monde sans cœur » se comprend éloquemment !
« L’islam, lui, en produit de substitution idéologique, est devenu le nouveau syndicat unitaire des « damnés de la terre ».
 
Racontez-nous en quelques lignes Bakary Sambe. Qui est-il ? Quels ont été son éducation et son profil d’élève et d’étudiant ?  
 
Si je pouvais me définir, je dirais que je suis le produit hybride des écoles coraniques et françaises, jamais sevré de la mamelle spirituelle africaine qui nourrit ma réflexion et mon désir d’aller à la rencontre du monde. Très attaché à ma ville natale de Mbour et au Sénégal que j’ai regagné après un doctorat en science politique et un master en études arabes et islamiques à Lyon que j’ai rejoint après le lycée Charles de Gaulle de Saint-Louis non sans errer entre l’Egypte et la Jordanie. Aujourd’hui en fidèle habitant de Mbour, je partage ma vie professionnelle entre l’Université Gaston Berger de Saint-Louis et le Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies que j’ai fondé en 2016.
Ma passion est d’y accueillir des chercheurs du monde entier, mais encore, contribuer à la formation de jeunes africains conscients fiers de leur héritage et conscients de leur responsabilité pour l’avenir du continent. Si, après la famille, l’écriture et la vie spirituelle, les voyages à travers le monde pour porter une bonne parole africaine en faveur d’un monde de paix, il me reste un peu de temps, je le consacre, volontiers, souvent à l’accompagnement des jeunes dans leurs travaux de recherche, d’emplois et d’insertion.

Dans ce dernier jet de l’interview que Dr Bakary Sambe a accordée à Sud, l’universitaire évoque le risque de l’élargissement du front Boko Haram vers l’Afrique centrale. Et cela, dit-il, du fait du flou qui demeure sur le leadership de ce mouvement.

Bakary Sambe, une des principales faiblesses de nos pays et du continent vient également du manque de spécialistes comme vous sur ces questions de géopolitiques, d’anthropologie et de frontières. Le Professeur Yoro Fall (éminent spécialiste de l’histoire ancienne et de la protohistoire qui vient de nous quitter (paix à son âme) en avait fait son combat pour améliorer  nos connaissances sur les frontières du continent. Nos universités ne doivent-elles pas accompagner, faire analyser et comprendre ces mutations qui surviennent dans nos sociétés ?  Les comprend-t-on vraiment ? 
 
Les Etats-nations sont aujourd’hui confrontés à une nouvelle réalité : le principe de souveraineté qui, jadis, structurait les rapports internationaux et les frontières, est aujourd’hui rudement remis en cause par le phénomène de la transnationalité des acteurs comme des idées. Il m’est difficile aujourd’huid’évoquer les frontières dans un monde devenu globalisé où circulent des offres et des modèles. C’est justement là où nos sociétés africaines devraient mener la bataille des idées, en positionnant des offres authentiquement crédibles au risque de voir nos enfants devenir de simples consommateurs d’idéologies et non des apporteurs d’alternatives. A la porosité des frontières le plus souvent évoquée, il faudra ajouter celles des mentalités qui posent encore plus de problèmes à des jeunes conceptuellement désarmés et facilement captés par toutes les idéologies dans un monde virtuellement investis par tous les marchands d’illusions. C’est d’ailleurs cela qui a poussé à la création de Timbuktu Institute, en tant qu’espace de production de connaissances et de pensées africaines mobilisables pour faire face aux défis qui interpellent notre continent et le monde.
 
Restons dans l’université et sa soif de savoir. Vous citez beaucoupBoko Haram dans vos communications et les influences de l’école de Maidiguri, une ville du nord du Nigeria, sur ce mouvement. Comment sont apparus ces espaces de rencontres pour faire émerger des mouvements aussi violents que Boko Haram ? 
 
Boko Haram auquel j’ai consacré mon dernier ouvrage est le produit de deux ruptures combinées : une rupture de repères et une rupture d’imaginaire. C’est aussi le fruit de frustrations accumulées comme du rejet d’un système éducatif par des jeunes se sentant rejetés. D’un problème originellement nigérian, Boko Haram est devenu une menace régionale. La difficile vérité sur Boko Haram n’a jamais facilité l’analyse de son modus operandi et de son état réel. Aujourd’hui, alors que le mouvement s’est définitivement scindé – entre la youssoufia originelle mise à mal par les offensives autour de Sambisa et les factions durablement installées sur le pourtour du Bassin du lac Tchad – tout un flou demeure même sur son leadership. Celui qu’on présente comme le successeur de Shekau (Abu Musab Al-Barnâwî)intronisé par « l’Etat islamique » reste un véritable fantôme : Abu Musab, est un énigmatique nom de guerre renvoyant à Abu Musab al-Zarqâwî et Al-Barnâwi ne signifie rien d’autre qu’un « originaire du Borno »! Le risque majeur est l’élargissement du front vers l’Afrique centrale – ravitaillement en armes oblige – en y parasitant les nombreux conflits ethnico-confessionnels pour nous mettre, dans l’avenir, en face d’un choc des extrêmes : islamisme radical et extrémisme évangélique !
 
Dans les approches de solutions que vous évoquez pour lutter contre ces mouvements et les possibilités de commettre des attentats dans les grandes villes, après Bamako, Ouaga, Abidjan, le principal atout des pays reste sans doute, selon vous dans la coopération, la nécessité de la médiation, mais aussi et encore, le refus de l’argent facile venant d’un certain monde arabe. Qui sont ces gens généreux donateurs, défenseurs d’une certaine forme de violence gratuite ?  Par quels moyens peut-on lutter contre eux ? 
 
La communauté internationale devient de moins en moins crédible sur ce discours de l’argent provenant de pays aux idéologies conquérantes. Il y a, à vrai dire, deux types de pays face à cet argent : ceux qui ont la prouesse technologique de vendre des rafales et des palaces dans les grandes capitales et ceux qui utilisent toutes les autres solutions alternatives au marché financier international avec de plus en plus de contraintes. Je crois que les solutions les plus efficaces contre le phénomène terroriste seront les plus inclusives. Je le disais récemment lors de la visite du ministre français de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve au Sénégal dans le cadre de la coopération anti-terroriste, il faut que le renforcement des capacités soit mutuel dans ce domaine car chaque pays a une valeur ajoutée dans ce combat.
 
 Je suggérais d’ailleurs que de la même manière que la France pouvait appuyer ses partenaires africains dans le domaine du renseignement et de l’anticipation, que l’Hexagone puisse s’inspirer, utilement, des modèles de résiliences communautaires développés par nos sociétés. Après le terrible attentat de Nice, nous avons reçu un groupe de jeunes français à Timbuktu Institute, venus s’inspirer du modèle sénégalais de vivre ensemble. Nous les avons fait rencontrer des jeunes étudiants de leur âge à Saint-Louis et dans d’autres villes. Ces interactions entre des jeunes issus de deux environnements différents, nous ont convaincus de la nécessité d’échanges de bonnes pratiques afin de sortir du tout-sécuritaire et de diversifier les moyens de lutte contre un phénomène multiforme et évolutif. L’écoute des jeunes et des communautés religieuses à travers les pays du Sahel m’a rendu sceptique face à la notion de dé-radicalisation à laquelle, avec mon ami, l’actuaire Mohamed Selmaoui, je préfère celle d‘«auto-réhabilitation par inclusion sociale » et sur laquelle nous travaillons depuis quelques temps avec de bons débuts de succès. Des jeunes ont complètement changé de comportements et de cap grâce à cette expérience au sein de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique qu’abrite notre Institut.
 
Il est clair qu’on fustige aussi l’attitude de la France, ancienne puissance coloniale un peu partout en Afrique et dans le monde. Mais, nos fragiles Etats, nos armées, sont-elles en capacité de lutter efficacement contre un tel péril quand on a vu ce qui s’est passé et se passe encore dans le Nord-Mali ?
 
S’agissant des récentes interventions françaises au Mali avec Serval et dans le Sahel dans le cadre de Barkhane, il faut noter qu’à chaque fois ce sont nos Etats eux-mêmes qui sollicitent l’intervention de la France. C’est eux-mêmes qui jouent à cette schizophrénie politique, souvent, à des desseins populistes. Je préfère donc le terme de « nouveau partenaire stratégique » à celui d’« ancienne puissance coloniale » ; non pas que je justifie une quelconque ingérence mais que, simplement, je suis de la génération qui n’a pas connu la colonisation. Nous ne nourrissons aucun complexe face aux Français de notre âge avec qui nous avons partagé les amphithéâtres des universités et dont nous avons même formé un certain nombre en France et nous continuons de recevoir des étudiants français en stage dans nos Instituts dont l’expertise est reconnue en Europe par nos pairs. Moi, je crois à la compétence et aux capacités de nos forces de défense et de sécurité qui ont fait les meilleures écoles de guerre au monde et qui se sont distinguées sur les fronts les plus difficiles lors de crises majeures. Le seul problème est d’ordre matériel. Et, cela relève moins d’un manque de moyens financiers que de choix politiques adéquats.
 
Deux dernières questions, Bakary Sambe. Vous avez sans doute eu l’audace, mais surtout l’intelligence de vous intéresser à une question aussi vieille que le monde, celle des religions. Sujet complexe comme disait Voltaire qui parlait de Dieu, comme une « infamie » ; mais surtout, sujet de débat permanent sur la critique de la raison pure. Marx n’avait-il pas raison finalement de dire «  la religion est l’opium du peuple » finalement ? 
 
L’étude du religieux a traversé tous mes travaux universitaires : des relations internationales qui me passionnent à l’anthropologie qui m’aide tant à sortir du juridisme institutionnel en sciences politiques. Mais, comme le disait le même Marx que vous citez, « la religion est la théorie générale du monde ». On a souvent, idéologiquement, cité Marx en s’arrêtant sur « l’opium du peuple » ; alors que dans le même ouvrage, « La critique de la philosophie du droit chez Hegel », il définit la religion comme, « l’esprit de situations d’où l’esprit est exclu » ou encore, aspect que l’on a toujours occulté « l’arôme spirituel du monde ».
Notre monde contemporain lui redonne raison par la résurgence parfois imprévue et habituelle de la quête du sens comme le propre de l’humain. Même dans les sociétés européennes fortement sécularisées, la désaffection par rapport au christianisme classique a eu comme corollaire la résurgence du phénomène sectaire. Je ne parle même pas des sociétés du Sud qui n’ont pas subi les conséquences philosophiques et mentales d’une théorie de la « mort de Dieu » que Nietzsche avait, un moment, ressuscitée. Aujourd’hui, plus que jamais, face aux tueries insensées et la quête meurtrière d’un sens pour la vie de la part de jeunes voulant survivre dans nos mémoires et nos consciences par le suicide, l’idée marxienne souvent occultée de la religion comme « l’âme d’un monde sans cœur » se comprend éloquemment !
 
Racontez-nous en quelques lignes Bakary Sambe. Qui est-il ? Quels ont été son éducation et son profil d’élève et d’étudiant ? 
 
Si je pouvais me définir, je dirais que je suis le produit hybride des écoles coraniques et françaises, jamais sevré de la mamelle spirituelle africaine qui nourrit ma réflexion et mon désir d’aller à la rencontre du monde. Je reste très attaché à ma ville natale de Mbour et au Sénégal que j’ai regagné après un doctorat en science politique et un master en études arabes et islamiques à Lyon que j’ai rejoint après le lycée Charles de Gaulle de Saint-Louis non sans errer entre l’Egypte et la Jordanie. Aujourd’hui en fidèle habitant de Mbour, je partage ma vie professionnelle entre l’Université Gaston Berger de Saint-Louis et le Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies que j’ai fondé en 2016.
Ma passion est d’y accueillir des chercheurs du monde entier, mais encore, contribuer à la formation de jeunes africains conscients fiers de leur héritage et conscients de leur responsabilité pour l’avenir du continent. Si, après la famille, l’écriture et la vie spirituelle, les voyages à travers le monde pour porter une bonne parole africaine en faveur d’un monde de paix, il me reste un peu de temps, je le consacre, volontiers, souvent à l’accompagnement des jeunes dans leurs travaux de recherche, d’emplois et d’insertion.

Pour Bakary Sambe, directeur de l’Observatoire des radicalismes et des conflits religieux en Afrique, une chose est sûre : « On n’a jamais vaincu une idéologie avec un code pénal ou une kalachnikov. » Jeune Afrique s’est entretenue avec lui en marge d’une conférence sur la lutte contre la radicalisation des jeunes sur internet, qui se tenait à Québec (Canada) en début de semaine

Jeune Afrique : En 2016, l’Afrique de l’Ouest, qu’on croyait relativement à l’abri de la menace jihadiste, a payé un lourd tribut…

Bakary Sambe : [Il coupe] On fait comme si la région venait de découvrir ce que tout le monde appelle la « radicalisation », alors que ce phénomène est le fruit d’un processus remontant aux années 70 ! C’est à ce moment que cette bataille a commencé, pas maintenant comme on l’entend souvent. Et nous sommes en passe de la perdre pour l’instant.

Pourquoi datez-vous les débuts de la radicalisation en Afrique aux années 70 ?

À l’époque, la sécheresse a durement frappé les États de la bande sahélienne qui ont alors reçu le soutien financier des pétromonarchies. Ces dernières ont donné pour la construction de mosquées, pour les activités de nombreuses ONG religieuses. Puis dans les années 80/90, après la sécheresse, ce sont les politiques d’ajustement structurel menées par la Banque Mondiale et le FMI qui ont contribué à déstructurer les politiques sociales, de santé et d’éducation. Nos Etats se sont retrouvés à genoux.

Quelles en ont été les conséquences ?

C’est là véritablement que sont apparues les ONG religieuses, qui ont finalement remplacé les États auprès de certaines couches de population, et ce toutes confessions confondues. On a tendance à parler des associations islamistes en premier lieu, mais il ne faut pas oublier les structures pentecôtistes par exemple. Toujours est-il qu’au message des États s’est substitué un message religieux, qui plus est en contradiction avec celui délivré par l’Islam local. On a alors commencé à assister à un choc des systèmes religieux : l’Islam d’obédience soufie enraciné en Afrique s’est retrouvé confronté au wahabbisme salafiste. Les États africains n’ont pas intégré la dimension sécuritaire du phénomène.

Pourquoi un tel retard à l’allumage ?

Parce qu’on s’est trompé dans notre rapport au Sahara. On le considère souvent à tort comme une barrière, alors que c’est une mer intérieure, une terre d’interactions millénaire dont on a ignoré la porosité. Lorsque Aqmi est apparu au Maghreb, il fallait s’attendre à ce que sa sphère d’influence s’étende au Sahel. Dès 1998, j’ai contesté la distinction islam noir/islam maghrébin.

Aujourd’hui, pourquoi l’extrémisme remporte-t-il un tel succès ?

Les États africains doivent d’abord répondre à la quête de sens de leur jeunesse. Si je schématise, l’Islam est devenu le nouveau syndicat des damnés de la terre, un vecteur de contestation des hégémonies et des injustices. J’ai discuté avec de nombreux chefs religieux pour définir les causes de ce qu’on appelle la radicalisation. Le grand mufti du Nigeria me disait qu’elle venait de la combinaison de l’arrogance des injustices et de l’ignorance de ceux qui se considèrent comme des victimes. Le salafisme sait construire du sens, il faut que l’Islam traditionnel africain emploie lui aussi les canaux de la communication moderne.

Donc les principales causes de radicalisation restent la paupérisation et la marginalisation ?

D’après une étude que j’ai menée dans la banlieue de Dakar, 45% des jeunes estiment que c’est la pauvreté qui pousse à s’engager dans l’extrémisme. Ils ne sont que 19% à évoquer des motifs religieux !

Quelles peuvent-être ces motivations ?

Le jeune de Boko Haram de Maïduguri est dans la logique du rejet de l’État, le shebab somalien dans une logique de survie économique, le Peul du Macina dans une recherche de protection et de sécurité et le jeune Sénégalais médecin qui part en Libye est dans une logique de contestation, de quête de sens. Tout dépend du contexte et des trajectoires.

Quelles réponses peuvent apporter les États africains aujourd’hui ?

Comme les pouvoirs publics ont été surpris par la montée de l’extrémisme, ils se sont trouvés dans une situation d’urgence sécuritaire. Aujourd’hui, il faut investir dans la prévention, on commence seulement à comprendre que le militaire ne répond jamais entièrement au problème. On n’a jamais vaincu une idéologie avec un code pénal ou une kalachnikov.

Comment organiser cette prévention ? Quels sont les ressources de l’Afrique en la matière ?

Nous avons une chance, c’est de pouvoir compter sur des communautés et sur leur résilience. Nos sociétés sont moins individualistes qu’en Europe par exemple. Ces communautés offrent des cadres de sociabilisation pour une auto-réhabilitation des jeunes. J’utilise ce terme car je n’affectionne pas celui de « déradicalisation ». Par là, j’entends qu’il faut partir des jeunes, les valoriser, leur donner un cadre où ils puissent trouver une utilité sociale. C’est en partant de ces micro-initiatives que la dynamique pourra s’inverser un jour.