« Il faut bâtir des alliances locales pour des solutions innovantes contre la désinformation au Sahel » (Harouna Simbo Drabo, FasoCheck) Spécial

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Timbuktu Institute – Janvier 2025

Dans le cadre de son action de promotion des solutions et approches locales de lutte contre la désinformation, Timbuktu Institute – African Center for Peace Studies, donne la parole aux acteurs locaux et organisations de la société civile dans le but de faire émerger des initiatives locales et endogènes contre ce phénomène qui représente, selon Bakary Sambe, « un facteur de déstabilisation et de recul de la démocratie dans un contexte d’instabilité et d’insécurité au Sahel ». Cette interview avec Harouna Drabo Simbo (FasoCheck) du Burkina Faso est la première d’une série d’entretiens qui seront réalisés et publiés ces prochaines semaines. Dans un contexte politico-sécuritaire sensible et instable, il est manifeste que la désinformation contribue souvent à aggraver la situation. Dans cette perspective, les approches de lutte contre la désinformation doivent être à la fois coordonnées et globales. Pour ce faire, « il faut bâtir une alliance entre les organisations spécialisées dans la lutte contre la désinformation, les médias classiques, les organisations de la société civile et les institutions publiques », affirme ce journaliste de la plateforme de fact-checking, FasoCheck.

Quels sont les principaux vecteurs de désinformation au Burkina Faso, notamment dans le contexte de la crise sécuritaire ?

Il y a d’abord les plateformes numériques, c’est-à-dire les réseaux sociaux en l’occurrence. À ce niveau Facebook, X (ex-Twitter) et TikTok qui sont les réseaux sociaux les plus utilisés, s’avèrent les principaux canaux de désinformation. A cela, il faut ajouter les messageries privées comme WhatsApp, très populaire au Burkina Faso. Dans la mesure où WhatsApp possède les caractéristiques de confidentialité, d’intimité et d’affinité entre personnes dans les groupes de discussions, il devient un endroit privilégié pour la diffusion des fausses informations. La crise socio-politique et sécuritaire que traverse actuellement le pays donne lieu à une forme de répression sur la liberté d’expression et de presse, réduisant ainsi les espaces de débat. Par conséquent, les gens s’expriment beaucoup plus dans les messageries privées, antichambres de circulation des fake news.

Quels rôles jouent les médias locaux, les leaders communautaires et les autorités étatiques dans la lutte contre la désinformation ?

Nous ne cessons de dire que chaque acteur de la vie publique, c’est-à-dire les médias, les pouvoirs publics et les organisations de la société civile ont un rôle et une responsabilité importante. D’abord, les médias locaux qui sont des producteurs d’information de proximité prenant en compte les singularités socio-culturelles des populations, principalement en diffusant leurs informations en langues locales. Ces médias sont, pour utiliser une expression militaire, le bras armé qui peut être utilisé pour diffuser des articles fact-checking en formats radio, adaptés aux habitudes de consommation de l’information des populations à la base. Lorsque vous observez les initiatives de fact-checking, l’on remarque que les articles sont publiés sont sur des sites web en langue française, alors que la grande majorité ne comprend pas cette langue. Pendant ce temps, la fausse information circule en langue locale. Ce qu’il faut donc aujourd’hui et c’est ce que nous faisons depuis deux ans, adapter les contenus de fact-checking en format audio et capsules radios pour les diffuser dans les médias locaux. Ceci permet ainsi aux populations de savoir réellement ce qui se passe et de comprendre qu’il y a du faux dans l’info. Concernant les pouvoirs publics, il s’agit surtout de l’élaboration de politiques publiques en la matière. Je dirais que malgré un peu de retard, il existe un début de campagne de sensibilisation émanant des institutions publiques. C’est le cas de BCLCC (Brigade centrale de lutte contre la cybercriminalité), la CIL (Commission de l'Informatique et des Libertés) ainsi que d’autres organismes qui essaient aujourd’hui de faire de la sensibilisation. Nous avons aussi un début de loi dans le code pénal révisé qui sanctionne la diffusion de fausses informations. Quant aux organisations de la société civile, il en existe plusieurs qui sensibilisent à travers des théâtres-forums, dans le but d’aider les  populations à comprendre qu’une information peut être manipulée et de ne pas tout prendre pour argent comptant.

Comment la désinformation impacte-t-elle la gestion de la crise sécuritaire et la cohésion sociale, en particulier dans les zones vulnérables ?

La désinformation aujourd’hui annihile les efforts de construction de paix et amplifie l’instabilité socio-politique. Nous avons plusieurs exemples de cas que nous avons nous mêmes vérifiés. Aujourd’hui, il y a certaines zones vulnérables où des fake news ont provoqué des déplacements de populations. En effet, une information selon laquelle une colonne de groupes armés terroristes était en route pour attaquer un village, a créé la panique, poussant ainsi les populations à fuir vers un chef-lieu de région. Dans une situation où on souffre d'une raréfaction des moyens de prise en charge pour une aide humanitaire de plus en plus rare, cela empire le problème. Concernant les questions sécuritaires et les tensions diplomatiques avec des partenaires traditionnels internationaux, elles sont souvent nourries par des fakes news instrumentalisées qui mettent de l’huile sur le feu. Des situations qui causent parfois des manifestations et la circulation de narratifs de dénonciation générale, alors qu’au fond, ces informations, même si elles comportent une part de factuel, n’en demeurent pas moins de l’infox, envenimant ainsi une situation déjà fragile.

Quelles approches de solutions locales pourraient être mises en place pour lutter efficacement contre la désinformation ?

En premier lieu, il faut bâtir une alliance efficace entre les organisations spécialisées dans la lutte contre la désinformation, les médias professionnels classiques, les organisations de la société civile et les institutions publiques. En clair, les organisations spécialisées dans la lutte contre la désinformation mettent à la disposition des médias classiques leurs contenus vérifiés, dans le but d’amplifier l’audience de ceux-ci. Dans les médias classiques également, il y a une deuxième composante très importante, ce sont les radios communautaires situées dans les régions, provinces et l’arrière-pays en général. À ce niveau, les contenus vérifiés en question doivent être adaptés en capsules audio dans les principales langues locales pour une meilleure diffusion. Ensuite, la troisième colonne rentrant en jeu : les OSC spécialisées sur les questions de citoyenneté et de cohésion sociale. Ces dernières peuvent se saisir de ces connaissances et données analytiques sur les dessous des campagnes coordonnées de désinformation, qui sont produites par les organisations de fact-checking. Ceci pour d’une part mener une sensibilisation à l’endroit des populations à la base, puis pour dresser des contenus de plaidoyer à l’endroit des pouvoirs publics, d’autre part. Enfin, ces dispositions permettront à la quatrième colonne que sont les institutions étatiques, d’entrer en action. Une coordination efficace de ces différentes actions peut convaincre les autorités sur l’urgence d’une législation et de politiques publiques appropriées et efficaces. Tel est un peu, en termes d’approches, l’embranchement nécessaire pour une lutte structurelle contre la désinformation.

 

Entretien réalisé par Kensio Akpo - Spécialiste Média & Stratégies - Timbuktu Institute