Bakary Sambe : « En Afrique de l’Ouest, l’avancée du Jnim est réelle » Spécial

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Le Jnim a considérablement intensifié ses activités dans les pays côtiers ces dernières années. Sa stratégie d’expansion oscille entre opportunisme et exploitation des dynamiques contextuelles. Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute et spécialiste du Sahel et des pays côtièrs notamment du Bénin et du Togo propose une analyse approfondie et prospective des évolutions du Jnim en Afrique de l’Ouest. Timbuktu Institute travaille sur la prévention de l’extrémisme violent en renforçant la Résilience communautaire et en expérimentant des approches agiles en zones de crise.

Pensez-vous que la coalition salafiste-djihadiste Jnim pourrait-être contenue en Afrique de l’Ouest ?

Question complexe. Mais je pense, aussi, qu’il faut être prudent sur l’utilisation du termes salafiste djihadiste pour parler du JNIM. La démarche idéologique, elle est certes là. C’est la base. Mais tous les groupes affiliés au Jnim le sont parfois par des intérêts convergents ou divergents par rapport à l’idéologie. Il faut dire qu’aujourd’hui, quand on parle du Jnim (Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn), le groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, on fait référence à la composante qui représente Al-Qaïda dans la région du Sahel.

Par ailleurs, la plus grande et importante Katiba du Jnim en Afrique de l’Ouest qui opère depuis le Mali, c’est bien entendu la Katiba Macina. Cette dernière a une connotation ethno-communautaire au départ, en même temps avec des revendications basées sur le désir de vouloir retourner aux enseignements de l’islam etc jugés plus juste pour réguler la vie socioéconomique. L’argumentaire cité a été motivé quelque part du fait du rejet des lois séculaires qui ne répondent pas, selon eux, aux besoins des communautés. A l’heure actuelle, le Jnim se déploie sur de larges surfaces et de territoires. Depuis le Mali, il étend ses activités au Burkina Faso. Il en est de même pour ce qui concerne les pays côtiers comme le Bénin et le Togo. Mais, il faudrait être prudent sur les dernières révélations de nouvelles Katiba au Nord du Togo.

Quelle interprétation faites-vous du fait que le Jnim gagne de plus en plus de terrain surtout dans les franges septentrionales des pays côtiers ?

Le Jnim est dans une perspective de jouer la carte communautaire. Ce qui fait que dans certaines zones, il y a une vaste recomposition des groupes terroristes de la région. Notamment des défections vers l’Etat Islamique et de la part de la Katiba de Serma, etc. Ces Katibas difficilement identifiables ont une certaine autonomie de gestion. Toutefois, ils reçoivent, encore, des consignes opérationnelles strictes sur des cibles du commandement central du Jnim malgré une endogénéisation du Jihad sahélien. C’est-à-dire que les groupes opèrent par harcèlement des forces de sécurité et de défense au Burkina Faso, au nord du Togo et du Bénin avec des éléments très mobiles.

Actuellement, ils ont une autonomie dans leur relation avec les autorités traditionnelles, la gestion des butins. Il existe de même une certaine inclusion des chefs religieux influents des communautés dans le cadre de la Shura (assemblée de concertation) locale. Cette structuration donne l’impression d’une dispersion.

« L’avancée du Jnim est réelle »

Cependant, à mon avis, c’est une division du travail entre les sous-groupes qui sont affiliés au Jnim. Par exemple, il y a Ansaru Islam de Jafar Dicko qui est revenu dans le giron du Jnim avec une intense activité au Burkina Faso. Celui-ci cherche activement aujourd’hui un ancrage au nord du Bénin. Ce dernier est épaulé par la Katiba de Serma, qui vise les régions de Bobo-Dioulasso au niveau du Burkina Faso, etc. En somme, il y a une stratégie de multiplication de jihads locaux avec l’aile traditionnelle d’Ansaru Islam au Burkina Faso. Ceci a pour objectif de mieux viser le Burkina Faso.

Parallèlement, la Katiba de Macina est dans une moindre mesure similaire à la Katiba de Serma. Ces derniers ont une fixation sur les trois frontières du Mali, du Burkina Faso et de la région des cascades en Côte d’Ivoire. On pourra retenir donc que l’avancée du Jnim est réelle. C’est une avancée qui essaye de multiplier les stratégies et les points d’ancrage, en créant des brèches et en s’aménageant des zones de repli.

Quelle analyse objecter du fait que le Jnim cible prioritairement les forces de défense et de sécurité dans la sous-région Ouest-africaine ?

Le Jnim s’attaque de moins en moins aux populations. Il s’attaque plus aux forces de sécurité et de défense. Parce que le Jnim est dans la stratégie de recherche de couveuses locales, des alliances qui lui facilitent le repli et le renseignement. C’est cette stratégie qui expliquerait la spécificité des opérations à l’est du Burkina Faso et au nord du Bénin. De fait, on note une cohabitation entre les éléments de la Katiba de Macina et de l’État islamique au Sahel. Le Jnim compte sur le repli au sein des communautés. Dans la région, cette stratégie semble tourner autour de la création de zones d’instabilité et l’instrumentalisation des conflits inter-communautaires.

C’est-à-dire que le Jnim est plus dans la logique de se présenter comme protecteur des communautés marginalisées ou ostracisées afin de les séduire, les recruter et les dresser contre les États centraux. Ce qui leur permettra sans nul doute d’avoir des couveuses locales du point de vue logistique pour un meilleur ancrage et pour se garantir une base de recrutement pérenne.

Le fait que le Jnim soit constitué en plusieurs micro-groupes n’est-il pas un handicap pour lui-même et pour la sous-région Ouest-africaine ?

C’est une évidence. Il y a une division du travail djihadiste avec ce que j’appelle la multiplication des brèches et des zones d’instabilité. Il faut s’attendre à une future compétition et à une installation durable de recrutement d’un grand nombre de combattants, par exemple au nord du Bénin. La dure réalité est que, sous la forme actuelle de la coopération militaire que proposent les partenaires, nos armées sont en train de s’entraîner en mettant beaucoup d’énergie et de moyen à des formes de bataille qu’elles auront peu de chances de réussir. Puisque cette guerre est une guerre asymétrique, avec un ennemi diffus, invisible et peut-être déjà à l’intérieur.

Pour vous, que peut-on retenir de la combinaison entre l’idéologie globale du terrorisme et la lecture pragmatique des réalités locales du Jnim ?

Il y a une rupture paradigmatique au sein d’Al-Qaïda qui est opérée depuis l’expérience malienne du début où le Jnim s’est rendu compte que les stratégies globalistes avec une chaîne logistique a manager ne fonctionnaient plus. Nous avons des djihads très localisés, sur fond de conflits intra-communautaires. Mais aussi, les velléités entre les forces de sécurité et de défense et les populations des zones transfrontalières, vivant les conditions draconiennes imposées par des mesures sécuritaires. En vérité, c’est ce qui favorise plus davantage les recrutements massifs dans ces communautés. C’est pour ça qu’à chaque fois que les armées déclarent de manière triomphaliste avoir ratissé telle zone où neutralisé des terroristes, il faut savoir qu’elles sèment en même temps les graines de futurs conflits inter-communautaires. Qui embraseront encore plus la région.

Le Jnim est conscient du fait qu’en mettant en mal les armées locales des différents pays visés auprès des populations locales, il fait perdre aux forces de défense et de sécurité la bataille du renseignement. Alors que cette dernière est basée sur la confiance entre les populations locales et les forces de sécurité et de défense. Si cette bataille est perdue, comme on le voit dans certains pays, c’est qu’on donne plus de crédit aux groupes terroristes qui s’improvisent protecteurs des communautés marginalisées. C’est pourquoi la stratégie du tout-sécuritaire avec les ratissages, etc., peut aider à gérer les urgences et impératifs sécuritaires temporaires.

Toutefois, elles ne peuvent pas aider à vaincre définitivement le terrorisme, qui à mon avis se combat avec des stratégies à long terme prenant en compte aussi bien les impératifs sécuritaires, ceux du développement, et ceux de la fourniture des services sociaux de base. Parce que ce qui est à craindre au Bénin ou ailleurs, c’est de créer des citoyens à part entière et des citoyens à part, pour paraphraser un ancien ministre Sénégalais. On ne doit pas tomber dans ce piège. On ne doit pas tomber dans ce jeu. Parce que, si on regarde les développements dans les zones de Banikoara, de Malanville, etc., avec le durcissement des conditions sécuritaires et socio-économiques, il faut adopter des approches mixtes. Il faudrait, dans le même temps, gérer les impératifs de sécurité tout en désenclavant les zones précitées. Aussi, il y a lieu de créer des relations de confiance entre les forces de sécurité et les populations locales.

Objectivement, comment nos gouvernants peuvent-ils contrer l’implication progressive du Jnim dans nos communautés ?

Le fait de s’assurer de ce sentiment d’appartenance nationale de toutes les communautés, y compris des communautés transfrontalières, est une bataille qu’il faut gagner. On parle très souvent de l’État qui est absent. Mais, à mon avis, il y a l’État qui est absent et l’État qui est présent. C’est-à-dire que l’État répressif est très présent, alors que l’État protecteur est moins présent. Donc, il faudrait arriver à ce que l’État soit présent aussi bien dans la gestion des impératifs sécuritaires que dans la fourniture des services sociaux de base. À partir de là, je pense aussi qu’il faut rompre avec le paradigme de guerre totale et de ratissage et essayer, comme le Président béninois l’a fait le vendredi 27 décembre 2024. Il a discuté avec la communauté peule et ses leaders traditionnels.

Je pense qu’il faut poursuivre dans cette dynamique. Ajouté à ça, il faut revoir ou atténuer parfois les approches très sécuritaires de la CRIET et mitiger la stigmatisation de certaines communautés. Plus travailler dans un cadre de mise en confiance, est un impératif. Il est vrai que le banditisme transnational est très lié aux djihads présents dans toutes les zones, surtout à proximité du Nord-Ouest du Nigéria. Tôt ou tard, on verra cette connexion à partir de l’Alibori et en passant par le Borgou pour le Nigéria. La présence de ces groupes dans les zones précitées est une possibilité pour le Jnim. Autant il peut s’allier à ces groupes criminels qu’on doit combattre efficacement. Pour les combattre, il faut mettre fin aux sources qui alimentent l’économie criminelle. De plus, il faudra faire en sorte que les populations aient confiance en l’État et aux forces de sécurité et de défense, ne serait-ce même par des activités civilo-militaires.

Selon-vous, quel pays Ouest-africain s’était le plus exposé à la menace terroriste ?

Je pense qu’il est difficile de le dire. Au Bénin, par exemple, il y a un agrégat de facteurs avec des zones étendues à des forêts comme le parc Pendjari, etc. Le Bénin est frontalier du Burkina Faso et du Niger. L’actuelle tension diplomatique entre le Bénin et les pays de l’Aes et de la CEDEAO fait qu’il serait de plus en plus difficile de procéder à des échanges de renseignements et de faire des patrouilles mixtes. Alors que ces pays auraient tout intérêt à travailler ensemble, malgré les dissensions diplomatiques. Parce que les pays de la région doivent s’inscrire dans une logique de sécurité collective. Quelles que soient les tensions qui à mon avis sont évitables.

À ce jour, le Bénin présente un certain nombre de risques du fait de l’expansion du terrorisme. Bien que la situation semble être maîtrisée avec l’opération “Mirador” et d’autres dispositifs, il est quand même important d’accentuer les efforts sur ce que j’appelle l’adhésion des populations locales aux mesures de sécurité. Puisqu’il est démontré que plus le niveau d’inclusion des communautés est élevé, plus leur implication dans le cadre d’une forme de sécurité humaine, en assurant du renseignement humain mais aussi en refusant d’être complices ou instrumentalisées par des groupes terroristes, est élevée. Tout juste parce qu’aujourd’hui, il y a une stratégie de communautarisation du djihad de la part du JNIM. À cet effet, il faut aussi une stratégie avec une approche holistique où l’on inclut toutes les franges de la société civile dans la prévention.

Pour certains analystes, le Bénin serait le pays de transit du terrorisme en Afrique de l’Ouest à cause de son architecture géographique. Confirmez-vous ou infirmez-vous cet argumentaire ?

Je ne peux ni affirmer, ni infirmer. Mais tout ce que je sais, c’est que le grand défi du Bénin est de pouvoir construire une résilience nationale dans un environnement régional de plus en plus instable, à côté d’espaces naturels qui peuvent servir de refuge aux groupes recourant au terrorisme et à la criminalité. Je crois quand même que le pari est encore gagnable pour ce qui est du Bénin. Si l’on investit dans la résilience des communautés et la mise en confiance de ces dernières pour avoir une adhésion par rapport aux mesures sécuritaires, tout est encore possible. Cela se fera par la mise en conformité, mais aussi par la mitigation de l’approche du tout sécuritaire et l’instauration d’un dialogue communautaire continu.

Enfin, il faut à tout prix éviter la multiplication des couveuses locales de djihad. C’est ainsi qu’on pourra éviter une éventuelle situation sans issue où nos armées se retrouveraient dans une situation de ne gagner ni la guerre contre le terrorisme ni la paix avec les populations locales. Il est encore temps pour les pays côtiers d’apprendre des erreurs du Sahel au lieu de les reproduire.

 

Source : Bénin Intelligent