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Source : Revue Défense, N°196 –Janvier- Février 2019
La multiplication des « stratégies Sahel », l’absence de coordination de l’action internationale dans cette région donnent parfois l’impression d’une compétition perçue comme une « inconscience » face à la montée des périls et aux urgences. Lors des échanges avec des acteurs maliens, on perçoit bien une forme d’incompréhension de l’action de la communauté internationale et de la France en particulier.
Au Mali, il semble se dessiner, depuis plusieurs années, un conflit de perception du conflit entre la classe politique malienne et les dirigeants européens plus focalisés sur la menace terroriste à raison de son caractère transnational que sur la question de la « réconciliation nationale ». En d’autres termes, au sein des sociétés civiles africaines, il y a une forte perception selon laquelle la lutte contre le terrorisme est aussi un levier d’influence et une justification « intéressée » d’une présence militaire occidentale en Afrique.
Dès 2014, dans une étude intitulée Mali-Mètre « Que pensent les Maliens ?» menée par la Fondation Friedrich Ebert, plusieurs sujets ont été abordés dont la présence et le rôle des forces étrangères dans le pays. Les sondés divergent sur la force française Barkhane et son rôle tout en méconnaissant l’action de l’EUTM, la mission de formation de l’Union européenne. Le signal avait été donnée sur la perception de la présence militaire française à travers l’appréciation de Barkhane et de son action dans le pays et 34% des citoyen(ne)s estimaient que les forces armées françaises devraient rester « moins d’un an » au Mali ; ils étaient 22% à penser qu’elles pourraient encore rester entre « un et trois ans ». Pour 6% d’entre eux, Barkhane pourraient faire plus de 15 ans au Mali révélant du coup que la stabilisation du pays et la victoire contre les djihadistes n’était pas pour demain alors que les acteurs locaux étaient plus dans la logique d’une présence salvatrice que celle d’une installation à long terme.
Au Niger voisin, les acteurs de la société civile qui ne partagent pas souvent les orientations des dirigeants politiques, développent un sentiment assez mitigé de la coopération sécuritaire dans le cadre de la lutte contre le terrorisme qui, pour l’heure, semble être la seule approche préconisée par les pouvoirs publics contre le phénomène de l’extrémisme violent. En plus des questionnements que soulève, pour les défenseurs des droits humains, l’arsenal répressif dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les principales inquiétudes portent sur les perceptions d’une coopération internationale souffrant d’une « absence totale de transparence » de la part de l’Etat. En quelque sorte, ces acteurs s’interrogent sur la pertinence même d’une telle coopération souvent vue sous l’angle d’une volonté des pouvoirs publics à satisfaire les désirs des partenaires internationaux aux agendas « flous » aux yeux de la population.
De ce fait, la question des « forces étrangères » commence à être un sujet majeure de préoccupation : « la présence des forces étrangères inquiète nos populations ; cela donne l’idée d’une occupation du Niger sous prétexte de la lutte contre le terrorisme », affirme un responsable d’une ONG locale. Ce regard critique sur coopération sécuritaire semble même recouper la perception assez mitigée, de plus en plus partagée, de la présence militaire dans le pays. Les déclarations sont de plusieurs types mais ont en commun la traduction d’un sentiment d’incompréhension et même d’un relatif rejet d’une coopération pourtant saluée par les Etats comme participant de la sécurisation de ces vastes zones du Sahel. Bien que plus discrète, la présence militaire américaine qui s’est révélée comme une réalité désormais admise depuis l’attaque mortelle d’octobre 2017, n’échappe pas à cette perception négative de la part des populations : « la mission des drones qui survolent le territoire nigérien est incompréhensible. Ces drones ne sont pas là pour nous ! ». Il y a aujourd’hui une forte impression lisible dans des déclarations publiques de la part de représentants de la société civile, telles que : « La présence militaire des pays occidentaux n’est pas là pour nous sécuriser. Les calculs géostratégiques orientent cette présence militaire ».
Du moment que la coopération sécuritaire est conçue comme relevant d’un engagement des Etats et des partenaires internationaux, on dirait que les sociétés civiles africaines commencent désormais à exiger plus de transparence au même titre que dans les autres volets de la gouvernance comme l’exprime cet acteur important d’une ONG travaillant dans la zone de Gueskérou : « Il y a tout un flou qui entoure cette présence des forces étrangères et la société civile voudrait qu’il y ait plus de transparence sur cette présence militaire qui accentue même le sentiment d’insécurité. La présence militaire étrangère est devenue même un facteur incitatif à l’extrémisme ».
Toutefois, une fine analyse de cette perception pourrait amener à croire à une différence d’appréciation selon qu’il s’agisse de l’approche américaine ou de celle française. Les liens historiques entre la France et les principaux pays du Sahel ainsi qu’une forte impression des acteurs français qui maîtriseraient mieux les « affaires africaines » pourraient induire à des erreurs d’appréciation de la situation. Il est encore courant que certaines autorités militaires françaises considèrent que les Etats-Unis seraient en rade sur les affaires sahéliennes en s’appuyant sur des documents américains de politique africaine dans lesquelles l’Afrique ne semble pas être une priorité. La réalité serait pourtant beaucoup plus complexe.
Une observation approfondie de la stratégie américaine ferait apparaître que les Etats-Unis ont, plutôt, fait l’option de laisser la sécurisation à d’autres pays avec son lot de critiques et de perceptions négatives, tout en profitant de cette sécurité relativement garantie pour accroître leur influence, à l’intérieur de l’espace, et se donner le temps de la prospective. Cette option semble « payer » et marque nettement les perceptions locales : « Il y a une différence entre l’approche américaine et l’approche française ; ils sont moins discrets. Il y a une forte suspicion sur la présence militaire française au Niger », remarque un président d’association de victimes à Diffa. Au moment où, l’option militaire semble être privilégiée par la France supportant ainsi les coûts financiers et militaires et termes d’image, les Etats-Unis se concentrent sur les actions de prévention de l’extrémisme violent avec une approche holistique. De la même manière l’Allemagne d’Angela Merkel qui a, désormais, pris son destin sahélien en main, en dehors des cadres européens ou sous « parapluie française », s’appuie sur l’approche développementaliste ainsi que ses puissantes fondations complétant sa diplomatie d’influence.
Cette incompréhension se creuse en même temps que, dans les cercles des leaders africains et de l’intelligentsia, les esprits se surchauffent déjà à l’idée de voire le Burkina Faso devenir un « nouveau Mali » malgré les assurances de Florence Parly lors de sa dernière visite à Ouagadougou. L’approche militaire, elle, dévoile ses insuffisances quotidiennes alors que les groupes terroristes qu’elle devait faire disparaitre se multiplient. Il y a aujourd’hui une forte impression selon laquelle la France s’interroge en même temps que ses alliés sahéliens doutent et sont fragilisés par les critiques des opinions publiques de plus en plus sceptiques quant à la pertinence de « nouvelles guerres » aux issues incertaines.
Il est sûr qu’un nouveau conflit s’installe : celui entre les approches internationales d’une crise sahélienne qui perdure et ses perceptions locales longtemps négligées. Ce que nous avons appelé le « nouveau dilemme sahélien » semble pour l’heure insoluble pour les Etats africains et de leurs partenaires internationaux « entre l’impératif de gestion des urgences sécuritaires et la nécessité d’un changement inévitable de paradigme face à l’échec patent du tout-militaire ».