Zone Sahel : « Le renforcement du civilo-militaire atténuerait les incompréhensions autour de Barkhane » (Timbuktu Institute) Spécial

(Niamey et les 2 jours) - Suite au départ des forces françaises de la base nigérienne de Madama, mise « en sommeil », le débat s’est installé autour d’un certain désintérêt par rapport à la position stratégique que représente cette région du Niger aux portes de la Libye, où la situation sécuritaire s’est beaucoup détériorée ces derniers temps. D’autres analystes penchent aussi pour la thèse d’un « mauvais calcul » au regard de l’enjeu de la stabilisation du couloir sud-libyen traversant le Niger, avec toutes les incidences sur la circulation des groupes terroristes et des armes à travers le Sahel. Mais, pour Dr. Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute* basé, le récent redéploiement sur Gossi, au Mali, s’inscrit dans « la suite logique dans l’approche différenciée de l’armée française au Sahel à travers Barkhane ».

Interrogé par le site d’informations Niamey et les deux jours, ce spécialiste des réseaux transnationaux dans le Sahel et expert auprès des pays de la région sur leurs stratégies de prévention l’extrémisme violent, revient, dans cette interview, sur la nouvelle dynamique sécuritaire ainsi que les choix stratégiques qui, selon lui, expliqueraient un tel redéploiement. Mais Sambe soutient, arguments à l’appui, que le renforcement d’une approche civilo-militaire aiderait Barkhane à atténuer les incompréhensions autour d’une force qui a eu le mérite de stabiliser ces vastes zones et d’apporter un soutien précieux au Niger et aux pays de la région dans la lutte contre le terrorisme.

« Il ne suffit pas de gagner seulement la guerre contre les terroristes, il faut aussi gagner la paix avec les populations locales.»

 

Niamey et les 2 Jours : Barkhane est-elle une opération militaire de plus dans le Sahel ? Comment l’analysez-vous ?

Bakary Sambe : L’opération Barkhane, devenue opérationnelle en août 2014, était comme la suite de Serval déclenchée en janvier 2013, en réponse à la demande en aide du gouvernement malien suite à l’avancée inquiétante des groupes djihadistes sur la route de Konna. Cette force dont la mission est différente de Serval, a la particularité d’opérer aussi en dehors du Mali, couvrant d’autres pays avec un quartier général à Ndjaména, au Tchad. Il est vrai que ces dernières années ses effectifs sont passés de 3000 hommes à ses débuts à 4500 courant 2018, avec des troupes au sol qui ont enregistré environ une quinzaine de pertes dans leurs rangs. Cette force dont les missions peuvent être parfois floues pour certaines populations, est caractérisée par sa mobilité et l’importance stratégique des vastes étendues qu’elle couvre. Quelles que soient les questions que peuvent soulever ses interventions, leur pertinence et leur efficacité, la présence de Barkhane joue un rôle multiple : dissuasif, préventif et opérationnel avec de nombreux succès parfois peu mis en exergue, mais déterminants dans la lutte contre le terrorisme dans la région…

N2J : Mais justement, selon vous, comment, dans une telle situation sécuritaire, expliquer le départ d’un point aussi stratégique que la base de Madama au Niger ?

BS : Madama était ce qu’on appelle une base avancée, qui a été un poste de commandement tripartite (français, nigérien, tchadien). On se souvient de l’opération Mangouste en 2014. Cette base se situait à 340 km au Nord de Dirkou, avec comme vocation principale le renseignement, du moins à l’origine. C’était une sorte de filtre stratégique aux portes de la Libye, contre la descente des groupes terroristes vers le Sahel à partir du Niger via la région d’Agadez, vaste comme deux fois la France, au plus fort de la crise qui perdure encore en Libye. Il est vrai qu’à l’époque, on avait beaucoup évoqué les tentatives d’Abul Walid Al-Sahraoui qui était à la recherche d’un espace de déploiement, tout en excluant l’option du Sud algérien, domaine où ont régné pendant longtemps un certain Belmokhtar et ses hommes. Dans une telle configuration, le Niger, dans sa partie frontalière avec la Libye, représentait une priorité stratégique voire un véritable enjeu de sécurisation de la région dans son ensemble. Je ne dis pas que le Niger a perdu en importance stratégique, mais il a dû y avoir d’autres impératifs qui ont fait basculer le centre de gravité vers le Liptako et le Gourma…

N2J : Barkhane se chercherait-il, donc, ou il y a, selon vous, un véritable cadre logique qui en guiderait l’action ?

BS : Tout d’abord, je crois que l’opération Barkhane entrait dans le cadre de l’approche différenciée de la France au Sahel. Si Serval avait pour mission initiale d’éviter que le verrou stratégique de Konna ne sautât ; ce qui ouvrirait la route sur Bamako et peut-être plus loin au Sud, Barkhane pourrait être analysée sous l’angle d’une mission de sécurisation durable et de lutte accélérée contre le terrorisme au regard des urgences sécuritaires. Ensuite, la base de Madama servait d’avant-poste et de verrou afin de parer aux dangers à partir du Sud Libyen longtemps considéré – à tort ou à raison - comme le nouveau refuge naturel des groupes terroristes, surtout à l’amorce de la déroute de Daech en Irak et en Syrie. Maintenant, avec la multiplication des zones d’instabilité telle que théorisée par Al-Sahraoui, juste après Serval, des priorités semblent se signaler autour des frontières communes entre le Burkina Faso, le Mali mais aussi le Niger. On peut même dire que l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) est devenu une réalité dans cette zone avec l’accélération des attaques entre les environs de Gorom-Gorom et Markoye, mais aussi le Niger et le Mali (Liptako Gourma) et l’acharnement sur le Burkina Fasso, comme le verrou à casser pour atteindre l’Afrique côtière.

N2J : Mais pourquoi seulement maintenant, alors que les risques restent élevés dans tout le Sahel ?

BS : N’oublions pas que l’insécurité est aussi présente, par exemple, aux environs du département d’Ayerou (région de Tillabéri) avec des attaques qui se multiplient. Il doit être opérationnellement plus simple d’intervenir dans cette zone à partir du Liptako tout en couvrant les régions stratégiques aux alentours de Gao, au Mali, mais aussi des zones fragilisés autour d’Aribinda et de Dori au Burkina Faso. Il ne faut pas, non plus, oublier le caractère vital du contrôle de cette vaste zone carrefour sous la boucle du Niger, avec cette route faisant la jonction entre Bamako et Gao qu’est le Gourma et qui s’étend sur les trois départements maliens de Mopti (Centre), Tombouctou et Gao. Loin de négliger la sécurité du Niger, ce redéploiement de Barkhane me semble plutôt un positionnement stratégique sur le nouveau carrefour des menaces transnationales au Sahel, qui concerne aussi ce pays.

N2J : On dirait aussi que Barkhane a, encore, beaucoup de défis à relever notamment en termes d’image et d’une bonne compréhension de ses missions dans la région …

BS : Vous savez la complexité de la mission de forces comme Barkhane réside dans le fait qu’il ne suffit pas de gagner seulement la guerre contre les terroristes, il faut aussi gagner la paix avec les populations locales. Même après avoir relevé les défis sécuritaires, le retour à la paix dans un pays comme le Mali rudement touché par une crise qui perdure va nécessiter un long processus. Il faudrait anticiper et se projeter dans l’avenir. Il me semble que Barkhane avait expérimenté des actions civilo-militaires en participant à l’amélioration de la vie des populations partageant ses points d’eau comme les éléments de la force tentent aujourd’hui de sécuriser les activités économiques dans la zone Gossi où les habitants des localités avoisinantes avaient coutume de tenir des marchés hebdomadaires. Je pense que tout effort dans le sens de rétablir progressivement les bases d’une vie sociale, publique, économique, toute initiative pour répondre aux nombreuses urgences dans les zones d’intervention seraient en faveur d’une meilleure perception de la présence de Barkhane par les populations locales. Il sera important, à cet effet, de multiplier ces actions civilo-militaires afin d’assister et de faciliter la projection des populations vers l’avenir dans ces zones meurtries par les conflits. En fait, il faudrait agir de sorte que les actions entreprises dans le cadre de l’amélioration des conditions de vie de la force soient en même temps bénéfiques et profitables aux acteurs locaux comme les populations, les ONG actives dans la zone et même les acteurs locaux. En d’autres termes, la présence de Barkhane, en plus des opérations de sécurisation, doit participer à recréer les conditions d’une vie plus décente des populations qui ont tendance à subir l’impact des conditions draconiennes de sécurité tout en ayant le sentiment de vivre dans l’insécurité. Cette forme de conquête des cœurs pourraient améliorer et rendre plus positives les perceptions développées sur Barkhane dans la région où son rôle est jugé assez constructif. L’action de cette force qui, selon les observateurs, assure des missions essentielles, devrait, à mon sens, être accompagnée par un véritable travail de communication pour être mieux comprise. C’est dans sa relation quotidienne avec les populations locales que Barkhane devrait corriger certaines incompréhensions.

*Timbuktu Institute, basé à Dakar, annonce l’ouverture prochaine d’un bureau à Niamey, au Niger.

 

Propos recueillis par Babacar Cissé