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« J’ai dit et écrit qu’il est urgent voire impérieux d’engager le dialogue avec les groupes radicaux violents au Mali »
Invité à Dakar par Timbuktu Institute dans le cadre du séminaire sous-régional « coopérations sécuritaires au Sahel à l’heure des conflits intercommunautaires » dont il était l’un des panélistes, le Dr. Aly Tounkara, enseignant-chercheur à la Faculté des Lettres et sciences humaines à l’Université de Bamako dresse une analyse sans complaisance de la crise malienne. Dans cet entretien exclusif qu’il nous a accordé, cet expert des questions sécuritaires au Collège sahélien de sécurité de Bamako revient sur ‘’la mise sous tutelle de l’armée malienne’’ par les forces étrangères, les enjeux économiques, stratégiques et géopolitiques qui enveloppent le discours sur la lutte contre le terrorisme, la position ambigüe de la classe politique malienne et la ‘’nécessité absolue’’, selon lui, de déclencher le dialogue avec les groupes radicaux violents. Entretien.
PROPOS RECUEILLIS PAR MAMADOU YAYA BALDE
Vous êtes Invité à Dakar par Timbuktu Institute dans le cadre d’un séminaire sous-régional intitulé : « Les coopérations sécuritaires au Sahel à l’heure des conflits intercommunautaires » dont vous êtes un des conférenciers. En tant que chercheur, comment vivez-vous le phénomène de l’extrémisme violent au Mali ?
Evoquez aujourd’hui l’extrémisme violent ou les attaques avec le référentiel musulman qu’on peut qualifier d’attaques djihadistes, cela dépend de quelle partie du Mali se place-t-on. De 2012 à nos jours, les régions du Nord et celles du centre du Mali connaissent effectivement des attaques terroristes de la part des différentes katiba notamment Alqaida, Ançar Al-charia et d’autres katiba qui se sont greffées aux tensions communautaires particulièrement dans la région de Mopti. L’action terroriste, dans le contexte malien, est quand même quotidienne. On ne peut dire que le Mali s’habitue au phénomène, mais le vit plus que les autres pays de la sous-région.
Est-ce que la présence de la force française barkhane et d’autres forces étrangères dans le pays, en plus des efforts singuliers de l’armée malienne, n’ont pas atténué la percée et l’action djihadistes au Mali ?
Quand on prend les différentes interventions militaires étrangères notamment, l’on se rend compte que celles-ci ne s’adaptent pas forcément aux logiques du terroir. Autrement dit, les différents mandats qui sont assignés à la force barkhane française et la force onusienne (MINUSMA) sont des mandats qui ont été décidés tout en mettant le Mali sur la touche. De ce fait, ces forces militaires, à mon entendement, peuvent difficilement s’accommoder aux attentes des populations maliennes notamment celles du Nord et du Centre. Par exemple, quand tu prends l’intervention française de 2013 à aujourd’hui, elle a permis incontestablement une accalmie dans les centres urbains. Mais toujours est-il que l’objectif final recherché par cette intervention française, qui est de mettre fin à l’action violente terroriste, est loin d’être atteint pour des raisons plurielles. Et, très souvent, on n’oublie que derrière les actions militaires, il y a d’autres dimensions importantes. Au nom de la lutte contre le terrorisme, on s’intéresse à la migration irrégulière. Au nom de la lutte contre le terrorisme, les entreprises internationales opérant sur le territoire malien et dans le Sahel de façon générale sont préservés par les militaires occidentaux. Au nom de la lutte contre le terrorisme, il y a des enjeux financiers conséquents qui concernent toute la zone sahélienne qui regorge une quantité importante de minerai, du pétrole…Bref, tout ce dont l’humanité a besoin pour sa survie. Je pense qu’au-delà du levier militaire, il y a bien d’autres enjeux économiques, géopolitiques, géostratégiques qui sont là. Si l’armée française et l’armée loyale du Mali peinent à contenir la violence par le simple fait qu’il n’y a pas une coopération objective entre les deux. On va vous parler des actions conjointes menées dans les zones en conflits, mais lesquelles opérations dites conjointes sont sérieusement hypothéquées par le simple fait que la force barkhane française n’associe pas effectivement l’armée malienne dans la définition de ses différentes stratégies de lutte contre le terrorisme. S’il y a par exemple des opérations conjointes à mener par l’armée française et la force malienne, c’est la force française sui décide toute seule. Une fois que les décisions sont prises, on demande 5 à 10 militaires maliens de se joindre à eux.
C’est juste pour un complément d’effectif ?
Exactement ! En termes de stratégies, l’armée malienne ignore tout et ne maitrise même pas aussi les différents itinéraires à emprunter. Voilà des armées étrangères qui ont mis l’armée malienne sous tutelle. C’est la triste réalité. Mais les politiques peuvent le nier. Mais quand on s’intéresse à la cartographie de conflits au Mali, naturellement l’on se rend compte que l’armée malienne est sous-tutelle. Cela s’explique par le fait que les forces étrangères (Barkhane et la MINUSMA) ont un mépris vis-à-vis de l’armée nationale. Tout ceci fait que la lutte contre le terrorisme devient très complexe dans le contexte malien.
Qu’en est-il de la propagation du phénomène ?
Il faut aussi rappeler que les forces terroristes ont réussi à épouser les logiques du terroir. Elles ont réussi à enrôler un nombre important de jeunes en se basant sur les tares de l’Etat malien, la distribution de la justice, la délivrance des services sociaux de base…Ce sont ces insuffisances qui ont été récupérées par les groupes radicaux violents afin d’enrôler davantage les communautés locales. C’est là qu’on comprend aisément que toutes les solutions militaires portées jusqu’ici ont certes permis d’instaurer un semblant d’accalmie, mais elles peinent à mettre un terme à l’action violente. D’où la limite de ces actions militaires parce qu’elles ne bénéficient pas forcément d’un soutien populaire.
Vous êtes un fervent militant du dialogue avec les groupes radicaux violents. Pourquoi adoptez-vous une telle posture ?
On a vu en Irak, en Afghanistan, en Syrie, ces mêmes puissances étrangères occidentales avaient catégoriquement refusé de déclencher le dialogue avec Al-Qaida, les Talibans mais elles ont fini par comprendre que les réponses militaires, à elles seules, ne peuvent contenir l’action violente des groupes djihadistes. Des pourparlers ont été engagés entre les Etats-Unis et les Talibans, entre la France, l’Angleterre et certains éléments de l’Etat islamique. La force militaire est nécessaire, mais ne suffit pas. J’ai dit et écrit qu’il est urgent voire impérieux d’engager le dialogue avec ces groupes radicaux au Mali. On me dira qu’il y a mille et un groupes à la fois. Certes, il y a toute une kyrielle de groupes, mais les ‘’gros poissons’’ sont connus. Il y a une cartographie des acteurs qui opèrent sur le terrain. On sait qu’au centre du Mali, la katiba de Malam Dicko et celle d’Amadou Kouffa sont les plus actives. Quand on s’intéresse aux régions du Nord, la katiba Ançar Dine d’Iyad Aghali opère suffisamment dans la zone. On connait les ères géographiques d’intervention de ces différents groupes violents.
Quelles seraient les raisons et la démarche qui sous-tendent cette invite au dialogue à laquelle vous appelez de vive voix ?
L’offre du dialogue me parait importante parce que le dialogue coûte moins cher. Quand vous prenez, rien que pour l’entretien de la force Barkhane, c’est trop cher. De même que la force onusienne, elle est hyper chère. Au contraire, avec des sommes vraiment symboliques, on peut déclencher le dialogue avec l’ensemble des oulémas. Il serait plus facile de se rapprocher des groupes radicaux violents du point de vue idéologique. On sait pertinemment que beaucoup de ces groupes s’appuient sur l’interprétation littérale des textes sacrés. On a aussi des adeptes de la même pensée littérale dans nos centres urbains qui peuvent bien être une sorte de passerelle entre l’Etat central du Mali et ces groupes radicaux violents. Quand on prend le centre du Mali par exemple, on sait que Amadou Kouffa a des accointances avec les chefferies locales qui peuvent également constituer un pont entre l’Etat central du Mali et lui. Mais le hic, c’est que les puissances étrangères ne veulent pas qu’on parle de ce dialogue tandis que ces mêmes puissances ont engagé le dialogue en Libye, en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Au bout du compte, on voit qu’on nous prend pour des idiots. Ces puissances savent pertinemment que le Mali n’a pas une armée bien structurée afin de faire face à ces groupes radicaux violents et les seuls outils efficaces et utilisables qui restent à l’Etat malien, ce sont les outils du dialogue. De ce fait, je défends partout où je passe, à travers mes travaux, qu’une des meilleurs issues à la crise malienne serait de déclencher le dialogue avec ces groupes radicaux violents : Iyad Ag-Ali, Amadou Kouffa et Malm Dicko.
On sait que ces groupes diront naturellement qu’ils ne veulent pas voir la force française, onusienne lors du dialogue. De l’autre côté aussi, on nous dira également qu’on ne peut pas dialoguer avec des gens qui ont tué des innocents, violé ou fait ceci ou cela. Mais ce qu’on reproche aux mêmes groupes radicaux violents, est valable pour les groupes indépendantistes du Nord Mali qui ont tué, saccagé, violé. Mais en dépit de toutes ces exactions, on a fini par se mettre autour d’une table et signer les accords de la paix et de la réconciliation d’Alger. Maintenant, je ne sais pas en quoi on pourrait avoir une lecture à géométrie variable face à des acteurs qui ont tous des mains tachetées de sang.
Il est de la responsabilité de l’élite politique malienne de prendre son destin en main, d’avoir le courage d’heurter les sensibilités des puissances occidentales afin de déclencher un tel dialogue avec les groupes radicaux violents. Quand on aura déclenché le dialogue, de part et d’autres, les positions seront revues. Ce qui est intéressant, c’est que quand ces groupes vont se retrouver autour d’une table de négociation, les tensions intercommunautaires connaitront un affaissement parce qu’on sait que ces tensions sont, quelque part nourries, par le référentiel musulman. Dialoguer avec ces groupes radicaux violents permettra un recul net des affrontements intercommunautaires.
Vous avez parlé du dialogue. Mais qui peut prendre une telle initiative et comment piloter tout ça ? Quels seraient les préalables ou termes de référence à cet éventuel dialogue ?
L’initiative revient à l’Etat central. Ce n’est pas une communauté, ni un enseignant encore moins un journaliste de déclencher un tel processus. Et ce qu’on ne dit pas souvent, c’est que quand vous allez sur le terrain, les acteurs interrogés dans leur écrasante majorité, prônent le dialogue avec ces groupes radicaux violents. Ce qui n’est pas suffisamment relayé par les médias. Une des études récentes de l’International Crisis Group montre effectivement ce besoin d’aller vers le dialogue exprimé dans les parties en proie à l’insécurité. Je pense qu’au nom de la démocratie, il faut écouter ces acteurs, au nom de l’inclusion et du vivre-ensemble, il faut les écouter. Et le savant musulman a toute sa place dans ce dialogue pour décrypter et déconstruire le discours de ces partisans de la pensée littérale. Ce qui permettra de faire comprendre à ces djihadistes que leur argumentaire ne tient pas. Les textes sacrés restent l’arme la plus redoutable pour la déconstruction du discours des auteurs de violence au nom du référentiel musulman.
En quoi ce dialogue sera-t-il différent ou semblable dans sa démarche avec les pourparlers qui ont abouti aux accords d’Alger ?
Ce qu’on ne dit pas aux gens, c’est ce que les termes de référence des accords d’Alger ont été élaborés en mettant sur la touche les vrais acteurs. Partout au Mali, je rappelle que ce ne sont pas les bergers, les journalistes, les agriculteurs qui ont déclenché cette crise. Cette crise a pris de l’ampleur à cause de l’immixtion du référentiel musulman. L’accord pour la paix devait impérativement intégrer les groupes radicaux violents. Ils constituent le moteur de l’insécurité. De nos jours, les gens qui sévissent réellement au Mali tout comme au Burkina, se revendiquent de l’islam. Comment peut-on négocier avec d’autres acteurs tout en ignorant les acteurs les plus importants dans la compréhension de la dynamique conflictuelle au Mali ? C’est ainsi qu’on comprend aisément que les documents sur les accords d’Alger, appelés « processus d’Alger ou l’accord pour la Paix et la réconciliation », ne reflètent pas forcément la réalité du terroir. Et c’est là que nous sommes dans le déni de la réalité. Le Mali a aujourd’hui un sérieux problème de gouvernance. Mais il est important, à un moment donné, que le Mali s’assume devant son histoire. Vouloir s’opposer aujourd’hui à des puissances étrangères, on peut même risquer sa vie.
Puisqu’il est avéré que l’Etat n’est plus capable de nous protéger, il faut négocier avec ces groupes radicaux violents. La crise malienne doit être résolue par les Maliens eux-mêmes. Les autres ne doivent être que des appuis. Mais ce à quoi nous assistons, c’est que les appuis deviennent l’essentiel, l’essentiel devient l’accessoire. Voilà un pays aujourd’hui où il y a beaucoup d’acteurs régionaux et internationaux, mais qui ont fini par écarter les acteurs nationaux.
Est-ce que les défaillances de l’Etat en matière de gouvernance et la contestation sérieuse de sa légitimité ne peuvent pas conduire à un refus des populations locales et des groupes radicaux de voir l’Etat conduire ces pourparlers ? La société civile malienne ne serait-elle pas l’acteur le plus approprié pour essayer de nouer le fil du dialogue ? Si oui, est-elle suffisamment outillée et à équidistance entre les différentes forces en jeu ?
Quelle que soit la fragilité d’un Etat ou ses défaillances, il y a quand même des questions régaliennes. Ce n’est pas à une société civile ou une entité confessionnelle de faire ce travail. Il est vrai qu’au Mali, il y en ce moment un gros souci de légitimité à propos de l’Etat, mais en dépit de tout cela, l’Etat est indispensable. Il doit être le garant, quelle que soit la provenance de l’initiative. Il faut aussi rappeler que tous les fonctionnaires ou agents de l’Etat ne sont pas aussi rejetés par ces groupes radicaux violents. Toujours est-il qu’on peut trouver des acteurs qui pourraient aider l’Etat central, de manière indirecte, à déclencher un tel processus. La société civile et les leaders religieux ont beau été engagés, la partition de l’Etat est indispensable.
Et l’opposition malienne dans tout ça ?
Elle fait son mieux, faut-il le rappeler, en se prononçant sur la question. Mais les positions sont très ambigües parce que les politiques font des déclarations tout en restant très prudents à l’endroit notamment des puissances occidentales. Ce qui fait que cette question de la prise en compte de l’avis des populations du terroir n’est pas là. C’est la catastrophe. Les gens parlent tout en faisant attention à ne pas faire entorse aux Etats-Unis, à la France, etc. Sinon comment prétendre défendre un peuple tout en ayant peur de porter la voix de ce peule ? Même l’opposition est dans le déni, elle aussi. Je n’ai pas entendu un leader influent, appeler à ce dialogue de peur d’être mal vu. Quand on gère un Etat avec de tels calculs et raccourcis, les conséquences s’appellent la catastrophe. Il faut sortir du déni de l’évidence, du simplisme.
En conclusion, peut-on dire que les forces étrangères venues aider, appuyer l’Etat malien constituent-elles aujourd’hui le blocage, le problème même ?
Les puissances le sont, à certains égards d’autant plus que les mandats qui sont le leur ne sont pas forcément en phase avec les attentes des populations maliennes. De ce fait, l’action de ces puissances devient contre-productive en termes de lutte contre le terrorisme et en termes même de contribution à la paix et à la stabilité sociale. C’est pourquoi, des soulèvements sont observables au Sahel pour demander, sans équivoque, le départ immédiat de ces différentes forces étrangères sur le territoire malien. Je pense que la question de l’utilité de ces forces se pose dans le contexte malien d’aujourd’hui.