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En suivant l’actualité régionale, le plus marquant est qu’il y a une certaine raréfaction des attaques classiques de grande envergure et une multiplication d’actes isolés parfois jamais revendiqués. En même temps, il y a une récurrence des heurts intercommunautaires avec une violence à motivation complexe procédant par un parasitage des conflits locaux ethniques ou communautaires. S’en suit une ruralisation des incidents et attaques avec une concentration dans les zones frontalières loin des capitales ou centres politiques des différents pays du Sahel : Tillabéry, Tchintabaraden, Gueskérou, Ayerou au Niger, Gossi au Mali, provinces du Soum et de l’Oudalan au Burkina Faso.
On se demande si les groupes terroristes n’ont pas redéfini leur stratégie en parasitant et en intensifiant les conflits intercommunautaires. Cette stratégie inaugure forcément une nouvelle ère dans ce qu’il est convenu d’appeler « la lutte contre le terrorisme » avec la multiplication des zones d’instabilité dans les pays de la région et la pression sur la communauté internationale.
Dans ce contexte qui complexifie l’analyse de la situation sécuritaire au Sahel, cette contribution tente de revenir sur 1) les mutations et les nouvelles expressions de la violence au Sahel à travers les conflits intercommunautaires, 2) les malentendus évidents qui pointent entre les acteurs sahéliens, la communauté et les partenaires internationaux de même que sur 3) la problématique soulevée d’un dialogue comme possible sortie d’une crise devenue endémique.
Mutations des violences au sahel : une typologie mouvante à l’épreuve de paradigmes dominants
Les attaques similaires à celles de Yirgou Fulbé, dans le centre-nord du Burkina Faso (janvier 2019) vont, sans doute, se multiplier et auront un impact certain dans les pays voisins pendant que le Mali demeure au cœur de toutes les préoccupations. Le Burkina Faso est quant à lui entré dans un cycle de violences attisées par des conflits intercommunautaires qui, au début, n’avaient rien de religieux mais possédaient plutôt une dimension silvo-agro-pastorale. Il en est de même pour le Centre du Mali avec une concentration de facteurs de déstabilisation au sein d’un pays déjà largement affaibli.
De même, le Burkina Faso qui, avant 2015, était loin des tensions que connaissait le voisin malien, traverse une difficile situation d’insécurité avec des conflits intercommunautaires dans le Nord sur fond de stigmatisations entre Peuls, Mossis et autres communautés.
Une nouvelle dynamique s’installe ainsi sans qu’on y prenne garde tellement les concepts d’extrémisme violent, de radicalisation, de terrorisme ou encore de djihadisme ont façonné le regard habituellement porté sur la violence qui sévit ces derniers temps dans les pays du Sahel. D’autant plus, que ces paradigmes sont rarement renouvelés.
On peut donc se demander si le paradigme djihadiste a fini par structurer les schémas d’analyse en projetant sur toutes les manifestations de violence une préoccupation sécuritaire majeure qu’est le terrorisme, tout en perdant le réflexe d’une analyse basée sur les faits et la réalité du terrain.
C’est comme si, dans leur mode d’intervention, la communauté internationale et les pays de la région avaient fini par intégrer, malgré eux, les paradigmes désormais définis par les groupes terroristes dans le cadre de la rupture conceptuelle que leur a imposé le rapport de force après l’opération Serval.
En effet, Abu El Walid El Sahraoui avait admis qu’il était nécessaire de changer de modus operandi en transférant la violence sur les rivalités et conflits intercommunautaires tout en étant sûr de piéger les puissances occidentales qui réagiraient par des interventions militaires, sources de radicalisation et de frustrations, garantissant une base sûre de recrutement. Nos pays ainsi que les médias occidentaux sont apparemment restés obnubilés par le paradigme djihadiste qui ne colle pas à la réalité, ni aux faits de violence.
Un flou conceptuel s’est installé autour de la qualification des actes classés comme relevant de l’extrémisme violent avec une forte propension à ne pas les distinguer de ce qu’on appelle aussi le « crime organisé ».
Lorsqu’au Nord du Burkina Faso, des hommes armés s’attaquent à 6 Dozos, début septembre vers Kaïn dans la région du Nord, à la frontière du Mali ; ou encore, lorsque « des individus armés non identifiés ont attaqué plusieurs villages de la commune de Rollo dans la province du Bam (centre-nord) avec l’implication des Kolgwéogo Gondekoubé », les médias et les États-majors militaires évoquent une opération djihadiste. Idem lorsqu’il s’agit « d’individus armés non identifiés qui ont perpétré une attaque dans la soirée du 10 septembre 2019 à Ambkaongo, un village de la commune rurale de Tougouri, province du Namentenga (Centre Nord) », ou dans le cas des attaques simultanées contre des détachements militaires de Baraboulé et Nassoumbou, deux localités de la province du Soum (région du Sahel), sans aucune nuance dans les discours officiels ou les chaînes d’informations en continu.
Emmurées dans le paradigme « djihadiste », les analyses les plus expertes s’accommodent des concepts sensationnels tels que « groupes islamistes », « nébuleuse djihadiste », ou « radicalisation ». De ce fait, on ne prend guère en compte des formes d’hybridation de la menace et du transfert de la violence vers les conflits de type intercommunautaire alors que, dans le discours des groupes terroristes eux-mêmes, la dimension religieuse ou encore idéologique est quasi absente. Notamment, comparé à la période des opérations de grande envergure qui s’accompagnaient de revendications spectaculaires sur fond de références coraniques (cf. Ben Laden dans les grottes de Tora Bora, ou Al-Mourabitoune avec affichage des ténors, idéologues et chefs combattants).
Par une imbrication de circonstances, nous sommes passés de l’ère d’un terrorisme dit « djihadiste » à une situation confuse marquée par l’intensification d’une violence affectant, de plus en plus, des populations locales qui vivent une insécurité quotidienne tout en souffrant des mesures de sécurité imposées par les États qui n’ont jamais été aussi draconiennes.
En réalité et sans qu’on y prenne garde, il s’est progressivement installé une parfaite incompréhension entre l’approche internationale de l’insécurité au Sahel et les perceptions des populations locales, notamment au sujet des présences militaires qui n’ont pas pu venir à bout ne serait-ce que du sentiment d’insécurité. Un sentiment d’incompréhension, parfois « nihiliste », des efforts de la communauté internationale commence à prendre le dessus au point de rendre flou le discours des États devenus cibles de critiques d’une société civile contestataire qui s’est invitée dans le débat sécuritaire au Sahel. D’un sujet qui avait fait l’objet d’une forte convergence des vues au sein d’une communauté internationale rapprochée par une vulnérabilité en partage, la lutte contre le terrorisme divise aujourd’hui en faisant même ressurgir des suspicions d’ « impérialisme », ou du moins de retour d’une domination par la fenêtre du sécuritaire.
A suivre
Source : Forum de Dakar