Algérie au-delà des élections : la hiérarchie militaire a t-elle encore de l’avenir ? Spécial

Depuis le 13 février 2019, l’Algérie connait une effervescence sociale et politique sans précédent, et ce au moins depuis la fin des années 1980 et les émeutes d’Alger d’octobre 1988 qui s’étaient soldées par des victimes et une réforme constitutionnelle en 1989 concédée par le président Chadli Benjedid (1979-1992).

Il y a maintenant près de dix ans, alors qu’un parfum de « printemps » embaumait l’atmosphère et le paysage d’une infime partie du monde arabe à la fin de l’année 2010 courant 2011, l’Algérie, elle, restait, en apparence, plus « stoïque » face aux mobilisations populaires des voisins maghrébins. Non pas que sa population était complètement  insensible ou indifférente à ce qui se passait d’extraordinaire au Maroc et surtout en Tunisie ; elle semblait comme plus dubitative, incrédule, tant elle en avait éprouvé les espérances déçues et le goût amer, quelque vingt ans auparavant, prise entre le marteau de la répression féroce de l’armée, des services de sécurité algériens, décidés à refermer au plus vite la courte parenthèse démocratique (1989-1991), et l’enclume des exactions terroristes de groupes islamistes radicaux qui fleurirent partout dans le pays à partir de ce moment-là.

En effet, le traumatisme de ce qui a été baptisée a posteriori « la décennie noire », à compter de l’interruption unilatérale du processus législatif de décembre 1991 qui préludait d’une écrasante victoire du Front Islamique du Salut (FIS), a été éminemment coûteux au plan politique, social, économique et humanitaire, avec près de 250 000 morts (sans compter les disparus et les blessés graves), ainsi que l’émergence d’une multiplicité de groupuscules et autres mouvements radicaux, tels que les Groupes Islamiques Armés (GIA), puis, plus tard, du GSPC (Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat), et, enfin, AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique). Ces événements constituèrent un véritable séisme moral et politique au sein de la société algérienne, avant que, difficilement, les plaies de la guerre civile se refermassent progressivement, mais non entièrement, suite à l’initiative de réconciliation nationale du président nouvellement élu, Abdelaziz Bouteflika, à partir de 1999. Ce fut alors l’adoption subséquente d’une loi dite « de concorde civile », le 08 juillet de l’année en question.

 La fracture et la déchirure profondes liées aux conséquences tragiques de « la sale guerre » des années 1990, et à la mémoire traumatique qui en fut le résultat, ont indubitablement nourri et entretenu des réflexes pavloviens à l’égard de tout changement, fût-il désirable ou souhaité. En effet, la population algérienne pouvait être perçue, à tort ou à raison, comme résignée sur son sort, préférant le statu quo autoritariste aux mouvements protestataires à l’issue incertaine. C’était, a posteriori, clairement une erreur d’analyse, probablement inhérente aux approches par trop macrosociologiques.

Lénine (1870-1924) a parfaitement défini « la période révolutionnaire » ou la crise révolutionnaire qu’explicite un lecteur attentif, le philosophe Daniel Bensaïd, en la déclinant en trois points principaux[1] :

1/ « « Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du sommet, crise de la politique de la classe dominante ; […] que la base ne veuille plus vivre comme auparavant et que le sommet ne le puisse plus »

2/ « Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées »

3/« Accentuation de l’activité des masses. »

Sans aller jusqu’à dire que l’Algérie réunit l’ensemble de tels ingrédients révolutionnaires, il est cependant possible d’affirmer que le pays, depuis cinq mois, traverseindubitablement une période révolutionnaire. Celle-ci s’est cristallisée, originellement, sur de vives protestations contre la candidature du futur-ex président A. Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel. Âgé de 81 ans, à la présidence depuis 1999, physiquement et intellectuellement diminué, il symbolisait dans sa chair l’impudence d’un régime en déshérence (mais tout de même résilient), d’un système politique à bout de souffle, et d’une classe politique totalement déconnectée de l’image négative, sinon de mépris, renvoyée à sa population. D’ailleurs, l’impotence d’Abdelaziz Bouteflika permettait, comme le rappelle à juste titre le chercheur Mohammed Hachemaoui, de (se) poser la question de savoir « qui gouverne (réellement) l’Algérie[2] ? », pour permettre une telle représentation présidentielle, profondément humiliante pour les Algériens d’Algérie et de l’étranger.

Le slogan, entonné pour la première fois à Bordj Bou Areridj (entre Sétif et Alger, soit au centre-nord du pays) par les manifestants opposés au cinquième mandat de Bouteflika, fut : « Pas de cinquième mandat ! » ou « Hors de question un cinquième mandat[3] ! ». S’ensuivirent plusieurs rendez-vous populaires, dépassant les clivages sociaux, ethniques et religieux, ce qui fait au demeurant la force du hirak (soulèvement). Le 16 février, une marche importante fut ainsi organisée à Kherrata (Béjaia), en Petite Kabylie,  contre « le mandat de la honte ». Première différence remarquable avec les soulèvements populaires de 1988, la police ne tirera pas sur la foule et n’engagera pas de rapport de force avec les manifestants, craignant un bain de sang, et la circulation potentiellement préjudiciable pour l’Etat d’images de morts et de blessés en dehors des frontières nationales. Les manifestations vont par conséquent aller crescendo et à chaque fois un peu plus loin dans les revendications, sans doute aussi en raison de l’absence de réaction violente de la part de la police et des militaires.

 Il n’y a toutefois pas « d’immaculée contestation », car nous aurions tort, en effet, de croire à un mouvement spontané, sans racines plus profondes, non pas pour invoquer on ne sait quelles fallacieuses manipulations[4] secrètes, mais pour énoncer le fait que, en contexte autoritaire notamment, une situation de crise liée apparemment à un événement particulier, purement conjoncturel,traduit en fait un malaise plus profond, plus ancien, plus structurel, in fine à la jonction du socio-économique et du politique.

En effet, le vendredi 22 février (les mobilisations le vendredi ne sont pas le fruit du hasard en contexte majoritairement musulman, car il s’agit, fût-ce pour des esprits laïques ou sécularistes, d’un jour particulier, voire un jour « saint » où beaucoup ne travaillent pas ; il est donc plus aisé de mobiliser à cette occasion). Ce sont « des dizaine de milliers d’Algériens qui manifestent dans une vingtaine de villes en réponse à un appel anonyme lancé sur Facebook contre le régime de Bouteflika et de sa famille[5] », notamment son frère, l’éminence grise de la présidence, Saïd Bouteflika. On voit combien les réseaux sociaux, sans être évidemment la cause suffisante des manifestations et de leur poursuite, restent néanmoins un instrument décisif dans la transmission d’informations, de la publication d’images et de témoignages, et, au fond, dans l’entretien d’un imaginaire contestataire.

Au fur et à mesure des semaines, l’exemplarité des personnes et groupes mobilisés issus majoritairement de la société civile, de par leurs modes d’action éminemment pacifiques, a permis un de nouveaux ralliements, un approfondissement et une précision constants de la nature des demandes, au premier chef « l’Etat de droit ». Ce qui suppose, au moins de façon tacite, de repenser à nouveaux frais les mécanismes d’allocation du pouvoir politique et par conséquent de toucher au cœur de réacteur du régime prétorien en place depuis 1965.

Sous la pression de ce qu’il est convenu d’appeler quelquefois avec condescendance la rue, plusieurs faits et changements sont intervenus, apparemment anecdotiques/cosmétiques ou non : premier événement saillant, après que différentes strates de la société eurent rallié le mouvement général de contestation, à l’image des avocats, des juges, des lycéens, des syndicalistes, etc. : le lundi 11 mars, Ahmed Ouyahia, un des autres hommes forts du régime,  présente sa démission en tant que Premier ministre, alors qu’il soutenait jusqu’au dernier moment la candidature d’A. Bouteflika ; le 26 mai 2019, il est renvoyé devant la cour suprême algérienne pour des soupçons de corruption ; le 12 juin suivant, il est à ce titre placé en détention provisoire et, depuis lors, incarcéré à la prison d’El-Harrach. Le mardi 26 mars, le chef d’état-major de l’Assemblée Nationale Populaire (ANP), le général de corps d’armée, Ahmed Gaïd Salah (lui-même visé par les manifestants), en vertu de l’application de l’article 102 de la Constitution (en référence à « un état d’empêchement » du président), contraignait A. Bouteflika à quitter son poste, lequel en prit acte, en annonçant le 02 avril sa démission. L’armée, de concert avec la justice, en vue de faire redescendre le niveau et l’intensité des protestations, fait à dessein emprisonner des figures liées de près ou de loin au régime et à son fonctionnement clientéliste, en particulier des hommes d’affaires très riches ou des généraux impliqués dans la corruption. Cependant, comme le souligne le chercher Saïd Belguidoum, la corruption est tellement généralisée et structurelle, qu’elle impliquerait des jugements et emprisonnements encore plus importants et sans doute davantage retentissants si le processus devait être mené jusqu’à son terme[6].

Malgré la persistance des manifestations en Algérie et la demande de plus en plus aiguë d’un changement effectif de régime (c’est-à-dire des modes de distribution et d’affectation d’un pouvoir qui serait institué en des termes clairs et transparents), la hiérarchie militaire- qui reste à ce jour l’épine dorsale du régime malgré les rapports de force en son sein et le fait qu’elle vacille comme n’importe quel autre corps social, tient tête ; elle se contente jusqu’à présent de lâcher du lest, par petites doses, pour que, au fond, la contestation n’atteigne jamais les ressorts  et rouages fondamentaux de l’édifice du « pouvoir réel », selon l’expression du politiste Lahouari Addi. Au fond, il s’agit de transformer à la marge, afin que rien (de fondamental) ne change…On pourrait filer la métaphore suivante pour décrire la situation du pouvoir en Algérie : les chefs de chantier ( soit la hiérarchie militaire et les élites politiques cooptées ou ralliées) s’adonnent à une espèce de ravalement de façade de l’édifice politique, formellement donc, sans que les intérieurs ne soient pour autant structurellement revus et corrigés; tout au plus, seuls quelques étages sont réfectionnés, en mettant aux arrêts telle ou telle personnalité économique ou politique, en vue de calmer les manifestants et la gronde croissante de plus en plus de segments de la société algérienne.

Enfin, on s’interroge souvent, et à juste titre, sur le rôle et l’attitude des islamistes (ou acteurs de l’islam politique) en périodes troublées, agitées, révolutionnaires. En parfaits conservateurs et défenseurs de l’ordre établi, surtout s’ils sont en situation de transactions collusives avec l’Etat et ses plus hauts représentants, ils se montrent par conséquent peu enclins à rejoindre la rue au risque de perdre le capital acquis par des années d’institutionnalisation, de compromis, voire de compromission avec les élites autoritaires. En Algérie, cette donne s’est amplement confirmée, le MSP (Mouvement pour la Société et la Paix), le principal pari islamiste légaliste ayant participé au gouvernement d’A. Bouteflika, restant dubitatif et en retrait tactique. De manière opportune, sinon opportuniste, des représentants du mouvement islamiste en question, à l’instar Abderrazak Makri, sont apparus dans des cortèges de manifestants, le 08 mars notamment ; ils furent conspués par la foule[7].

Même si le régime militaire tient bon, il ne faudrait pas céder à l’illusion ou le fantasme d’un deus ex machina, c’est-à-dire d’une hiérarchie toute puissante et exclusivement manipulatrice ; cette dernière reste elle-même soumise à des craquements ou conflits internes, à la manière de lire ou de répondre à l’effervescence populaire.

Il semblerait que la tenue des élections présidentielles ne soit possible, aux yeux des personnes et mouvements mobilisés, qu’à la condition qu’une refonte du système politique, des règles du jeu et un engagement réel et fondé des élites gouvernantes, civiles ou militaires, soit clairement envisagée. A ce jour, c’est la principale inconnue de l’équation algérienne.

 

Par Haoues Seniguer

Maître de conférences à Sciences Po Lyon

Chercheur au Laboratoire Triangle CNRS UMR 5206- Lyon