Sacré-Coeur 3 – BP 15177 CP 10700 Dakar Fann – SENEGAL.
+221 33 827 34 91 / +221 77 637 73 15
contact@timbuktu-institute.org
A l’heure de la co-construction, les partenaires internationaux de l’Afrique doivent éviter d’être éternellement induits en erreur par des projections et autres études imprégnées de doctrine, comme figées dans un moule idéologique.
Si les choix stratégiques ou les lignes diplomatiques doivent se dessiner dans des « centres ou cellules de crise” alimentés par des « Groupes de crise », c’est que la méthodologie est clairement orientée et plus sûrement biaisée.
Il y a, ces dernières semaines, une profusion de titres et de tendances à “surveiller”, qui rythme le quotidien des prospectivistes engagés sur les trajectoires africaines.
Un « effet pangolin» serait donc à prévoir à partir de « tendances à surveiller »
Et l’on résume ainsi froidement le destin de tout un continent ou d’une région aux réalités complexes.
Il ne faut pas être simplement foucaldien pour comprendre que «surveiller» c’est aussi «punir», condamner, dirait-on, toute une région à un destin préétabli avec une approche conjoncturelle qui se mue en surdéterminant indéterminé – comme aime dire M. Chérif Ferjani -.
Même si tout n’est pas noir ou négatif, accordons le bénéfice de la bonne intention ; on peut «sur-veiller» un bien précieux qu’on croit entièrement posséder, mais le préfixe induit, déjà, l’idée de se mettre au-dessus et de regarder d’en ou de haut. Mais s’il ne sied plus de punir, on se plaît à condamner une région, voire tout un continent à une éternelle répétition de l’Histoire, si seulement il réussissait la prouesse d’y entrer. Continuer à appréhender les réalités africaines sous le seul paradigme d’un continent qui sert de variable d’ajustement après périodes de crises, de repositionnement stratégique ou de transition de puissance, serait une fatale erreur d’appréciation qui risque d’exacerber les malentendus cumulés ou refoulés.
Toutes les tendances que nous annoncent les « centres » et les « groupes crise », se résument en une seule : l’Afrique revivra forcément et éternellement les catastrophes du passé et ses fragiles structures politiques et économiques voleront en éclat de sorte qu’elle aura besoin de l’assistance internationale comme seule issue possible.
Cette perception repose sur deux principaux postulats qui ont marqué le regard sur le continent et ses réalités depuis la nuit des temps : un déterminisme structurel et systémique qui perd de vue ou ignore le rôle des acteurs, une dépendance automatisée qui ignore la vitesse d’adaptation du continent dans la mondialisation.
Dans un esprit constructif loin des présupposés et des doctrines, il serait hautement plus salutaire d’aller au-delà de la seule « surveillance » de tendances qui induit une attitude passive et pessimiste et créer de manière collaborative les conditions d’une résilience.
Face au déterminisme structurel, valoriser les dynamiques créatrices nouvelles
Le déterminisme structurel avec son concept de « causalité historique » ne prend que peu en compte la capacité des êtres humains à déjouer les lois et effets structurels qui naissent de certains phénomènes sociaux, dès qu’ils en prennent conscience. Beaucoup de prospectivistes sont tombés dans ce travers au prix de « mauvaises surprises » par rapport à des sociétés qu’ils avaient figées et cernées dans leurs analyses.
Les révolutions du Printemps arabe ont eu cet effet, sans qu’un seul des cadres des « centres de crise » n’ait pu voir arriver une seule hirondelle,
déceler le moindre mouvement social, jamais capté par des méthodes sophistiquées, souvent basées sur des normalités devenues faussement « structurelles ».
Les notes et autres études qui ont largement circulé ces derniers temps prophétisant les effets «dévastateurs» du Covid-19 sur le continent ont, toutes, une même tendance : le continent est fait d’Etats fragiles ne pouvant développer suffisamment de résilience face à un tsunami de problèmes et de catastrophes comme cela s’est toujours déroulé lors des précédentes crises.
Quid de la prise en compte des contextes qui ont changé et des dynamiques en mouvement ?
Contre les projections déterministes : les mêmes causes ne produisent pas forcément les mêmes effets :
Les notes qui ont émané d’officines diplomatiques présentent des fragilités théoriques à partir de postulats simplistes reposant sur le lien causal entre les structures et les résultats ultérieurs, en ignorant totalement la question de la temporalité.
En s’appuyant sur les évènements passés pour juger de l’avenir, on est dans la méthodologie de la facilité voulant que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.
Ainsi faisant, ces experts semblent ignorer que les événements déclencheurs, relèvent parfois de simples épiphénomènes, tout comme l’effet cumulatif des causes, tant il est évident que la structure prédétermine un certain résultat qui se produira tôt ou tard.
C’est dans ce genre de déterminisme structurel que Pierson range les travaux de Barrington Moore sur les origines de la dictature et de la démocratie, dans la mesure où il se base sur des variables macrosociales qui prédisposent les pays à tel ou tel résultat.
Appréhender ainsi l’avenir de l’Afrique face à cette pandémie serait injuste si l’on retient que, dans l’Histoire de l’Europe, par exemple, les conjonctures critiques comme la Peste noire, ont placé les Etats sur des trajectoires qui ont transformé de petites différences institutionnelles initiales en grandes disparités.
Cette pandémie, justement, n’avait pas abouti à l’éclatement des sociétés en crise mais bien à la fin de la féodalité en Europe de l’Ouest alors qu’à l’Est de l’Europe, elle a renforcé cette même féodalité avec le second servage. A partir de ce rappel d’une cause historique ayant produit des effets complètement différents, on peut bien apprendre qu’aucune projection sérieuse ne peut conclure de manière catégorique que l’Afrique réagira forcément de la même manière que lors des crises précédentes.
L’Afrique réagira différemment à la montée des nationalismes post-Covid-19 : une leçon africaine à méditer face aux crises identitaires ?
Il est vrai que l’après-covid-19 s’annonce comme l’ère du retour paradoxal au nationalisme où même l’élite mondiale, celle de la génération de la Fin de l’Histoire, qui, pendant plusieurs décennies nous avait théorisé le libéralisme et la mondialisation prône, désormais, l’économie nationaliste, après celle du « container », dans un contexte où l’Union européenne, en son essence, vole en éclats.
C’est, peut-être, pour cela que certaines conclusions sont vite allées dans le sens d’un éclatement probable des systèmes politiques africains au lieu de mettre l’accent sur les très possibles recompositions au sein du continent.
S’il n’est point aventurier de penser que l’après-coronavirus sera marqué par un fort retour ou un renforcement des nationalismes et des réflexes identitaires, il est sûr que ces relents identitaires ne se manifesteront pas de la même manière en Europe qu’en Afrique.
Fidèle à l’esprit westphalien, les nationalismes et populismes européens vont exacerber le repli car construit autour de l’Etat et des frontières, tel qu’on en a vu les prémisses dans la gestion barricadière de la crise sanitaire. L’Europe qui redécouvre en même temps que le monde entier sa vulnérabilité a rompu d’avec les principes mêmes des idéaux mondialistes et libéraux et a retrouvé les réflexes de la fermeture sur soi.
L’Afrique est l’une des zones du monde où nationalisme rime avec régionalisme, au sens panafricain du terme, et où le sentiment national n’a jamais nuit au projet régional.
La montée du nationalisme signifie, aussi en Afrique, ce retour au panafricanisme puisque l’idée d’Etat-nation n’y est pas complètement tropicalisée depuis sa migration à partir de l’Occident européen où il y a effectivement une superposition de l’Etat et de la Nation du moins dans leur construction historique et sociale.
Pour ce qui est de la gestion de la pandémie à proprement parler, le Covid-19 aura des effets différents sur les régions selon qu’on se situe au début ou à la fin du cycle. Le strict contrôle de l’information dans les régions asiatiques d’où la crise est partie a fait que l’alerte n’est pas arrivée très tôt dans les pays occidentaux qui ont été moins préventifs, sûrs des capacités de leurs systèmes sanitaires qui ont finalement lâché face à des maladies qu’ils croyaient tellement bénignes. L’Afrique a eu le temps d’apprendre de l’expérience des autres et de sa victoire sur Ebola, tout en étant consciente de sa principale vulnérabilité dans cette pandémie :
Le déficit de moyens de traitement a ipso facto entraîné une concentration dans la prévention, seule phase où l’Afrique peut espérer des victoires contre l’effondrement prédit par les analystes de crise.
D’ailleurs, la manie de qualifier de « miracles » toutes les autres réussites qui échappaient à ses prévisions est le signe qu’a sonné, depuis belle lurette, l’heure du renouveau paradigmatique pour la tradition universitaire européenne qui devrait plus faire preuve d’humilité et de prudence.
Cette crise est une rare opportunité d’intégration : mitiger les thèses d’une désintégration annoncée ?
Comme l’a si bien analysé Pr Alioune Sall, directeur de l’Institut des futurs Africains, la prudence s’impose et que ...
« le sensationnalisme de ceux qui annoncent des ravages doit être combattu au même titre que les postures incantatoires des magiciens du verbe ou des marchands d’empathie »
Les réactions à travers les réseaux sociaux et les médias de masse commencent à montrer comment le sentiment d’une hostilité ou d’un rejet provenant de l’extérieur renforce les cohésions internes panafricaines de manière inespérée. Cette tendance se manifeste à deux niveaux : politique décisionnelle et mobilisation d’une société civile continentale qui, en réalité, a toujours mieux incarné l’esprit intégrationniste que le leadership politique.
Il a été rarement constaté que les leaders africains parlent le même langage face à l’émergence des crises. Ces derniers jours, nombreux sont parmi eux qui appellent soit à l’annulation de la dette ou l’allègement des conditions imposées par les institutions financières internationales.
Sur le plan des initiatives, le centre africain de prévention et de lutte contre les maladies impulse une dynamique de synergie en rassemblant l’ensemble des pays membres deux fois par semaine afin d’élaborer des stratégies communes.
Bien que critique face au leadership et à l’aboutissement des initiatives entamées, on peut être frappé par l’élan de solidarité panafricaine incarnée par les leaders d’opinion dont la voix porte au plan mondial.
Même si ces porteurs de voix ne sont pas forcément issus des universités et du monde de la pensée pour l’heure timide, ces acteurs de la société civile panafricaine, sportifs et artistes de renom, amorcent la dynamique de « sortie de bibliothèque » au profit de « l’intervention et de l’action ».
Ces dynamiques silencieuses ne sont pas captées par l’approche statique d’un continent en mouvement où l’apport phénoménal des réseaux sociaux et de la société de l’information a introduit toute une autre donne. Il a dû faire défaut à ces experts des « crises africaines », le réflexe de porter l’attention due aux signaux faibles, mouvement lents mais ancrés ainsi qu’aux mutations échappant à l’observation des faits nus sans efforts d’une netnographie analytique.
Aujourd’hui ce nationalisme d’ordre civil et populaire trouve dans les réseaux sociaux le puissant relai médiatique qui lui manquait au siècle dernier.
L’agilité contre les fragilités ou comment développer des stratégies alternatives en co-construction ?
Aujourd’hui, afin de saisir pleinement ces dynamiques, il importe de rompre d’avec le syndrome de l’expert assis confortablement dans des tours pour une réelle entreprise de netnographie pour au moins deux raisons : la démocratisation de l’accès à l’information structurante et formatrice des opinions africaines à toutes les échelles hors des murs de la censure mais aussi malheureusement du contrôle éthique et de la répartie à l’heure des fake news .
Même si les opinions exprimées à travers les réseaux sociaux, et qui déterminent désormais le rapport à l’Europe et à ses actions sur le continent, ne sont pas des indices totalement fiables, elles donnent le signal qui appelle à une prise de conscience des mutations des rapports politiques et internationaux.
Sans outrecuidance ou un excès de confiance en la capacité de pays africains à surmonter cette crise, le continent a tellement fait face à des catastrophes ou épidémies qu’il est capable de tirer des leçons utiles (tool kits) de ces expériences passées ; alors que le plus gros problème que l’épidémie a pu poser aux pays dits développés provient du fait que les maladies infectieuses appartenaient au passé au point qu’ils ont surtout investi dans la médecine du futur. Il est sûr que les politiques publiques ne sont pas juste des causes mais des effets comme nous le démontrent les travaux de Pierson.
Cette situation est donc propice à l’échange de bonnes pratiques et de leçons apprises au sens d’une véritable co-opération, en tant que nouvel espace du donner et du recevoir loin des paradigmes de domination, de servitude obligée ou encore de paternalisme corrupteur de l’esprit de solidarité internationale.
Le gap qu’il y a eu entre l’approche internationale de la crise sahélienne et les perceptions locales et qui a fortement nuit à l’esprit même de la coopération est justement dû à cette
torpeur méthodologique que provoquent les certitudes instituées au sujet d’un continent et d’une région en mouvement et en mutation.
Des partenaires internationaux du Sahel continuent à en payer le prix avec l’amère impression d’un non retour sur un investissement lourd en vies humaines, en moyens financiers, qui n’ont finalement eu que des effets indésirables pour leur image et même leurs intérêts stratégiques.
La situation d’auto-remise en question créée par cette pandémie devrait être favorable à une nouvelle conception des échanges mais surtout de la notion de résilience. Les expériences développées dans le cadre de l’épisode douloureux de l’extrémisme violent et du terrorisme montrent que les communautés sont capables d’adaptation et d’inventivité face aux crises multidimensionnelles qui les affectent.
Tout en mettant à nu les failles des politiques sécuritaires, les crises ont souvent permis aux populations locales de réinventer des notions comme la « confiance », « la cohabitation pacifique», « la cohésion sociale », le « dialogue », la « concertation » dans des contextes que l’on présente très souvent comme conflictuels et baignant dans l’insécurité quotidienne (communautés de Sikiré, Arbinda, Yirgou-Foulbé etc).
Ces formes de résilience ignorées des analystes de crise trouvent leur efficacité dans la capacitédes populations victimes d’attaques terroristes à réinventer le «vivre-ensemble» et surpasser les périodes de crises intercommunautaires.
Ces actions sont rarement prises en compte par les analystes auxquelles elles échappent et s’inscrivent en complémentarité avec les politiques publiques étatiques. Elles comportent une réelle valeur ajoutée en termes de proximité et peuvent être expérimentées selon une méthodologie ‘Agile Policies’
Ecouter les communautés, identifier les leviers de résilience qu’elles inventent, tester rapidement des solutions publiques modestes, symboliques et viables, créer des halos de confiance, retester des solutions en co-construction,... itérations successives bien documentées dans l’Agilité appliquée au logiciel et au management.
Un renversement méthodologique qui privilégie les interactions entre personnes plutôt que les processus (manifeste Agile) et se nourrit de pratiques ayant une signification sociale dans le référentiel culturel des populations destinataires.
Hélas, l’exclusion des approches valorisant les ressources de l’anthropologie et d’une sociologie compréhensive partant des référentiels endogènes aboutit très souvent à un hiatus entre la réalité décrite et celle effectivement vécue.
C’est peut-être là, l’une des explications de l’inefficacité des politiques de coopération in vitro ne pouvant prendre en compte les réalités du terrain qu’il faudrait écouter plus souvent au lieu de lui imposer d’emblée des pré-pensées aux objectifs décalés des besoins réels. C’est aussi ici que se trouvent nichés les germes du conflit de perception qui fausse l’esprit des coopérations aussi bien sécuritaires qu’humanitaires ?
Vers la nécessaire transformation ontologique pour une réinvention des représentations symboliques
Une nouvelle chance se présente pour redonner du sens à la coopération Sud-Nord si nous savons saisir l’opportunité de la présente crise pour faire l’expérience de la valorisation des ressources et stratégies endogènes.
Sans tomber dans une naïve idéalisation d’un nouveau partenaire se présentant sous ses beaux atours mais qui a aussi ses travers, il semble évident que c’est en échappant aux « lumières » éblouissantes de la vision hegelo-hugolienne d’une Afrique qui devrait forcément appartenir à un autre continent que la Chine, par exemple, a pu réaliser qu’elle pouvait miser avec ce continent sur un deal commercial de 300 milliards de dollars.
Si elle a réussi cette opération de déconstruction, c’est que la Chine a pu établir le narratif selon lequel l’Afrique n’est point un défi mais une opportunité là où d’autres ont perdu leur avantage de départ sur cet aspect.
Les puissances qu’elle bouscule aujourd’hui sont restées confinées dans la seule approche quantitative qui réduisit la place de l’Afrique dans le système commercial mondial à un simple indicateur statique : moins de 2% des échanges globaux. La Chine a pu tester un modèle de coopération dont le terrain d’expérimentation fut l’Afrique avec ses succès comme ses travers.
Il va falloir construire un nouveau multilatéralisme comme à chaque fois que l’humanité passe un choc. Après 1945, le système onusien était l’illustration d’un nouveau cap malgré ses insuffisances.
Le plus grand risque auquel nous faisons face est que le monde post-coronavirus coïncide aussi avec celui du «post-shame»...
où on ne se gêne plus d’étaler l’adhésion à des thèses qui heurtent l’esprit du vivre-ensemble international et même la conscience d’une communauté de destin, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité collective.
Quelle que soit la profondeur des malentendus, il ne faudrait jamais perdre de vue que les barricades d’aujourd’hui qu’imposent les épidémiologistes, vont tôt ou tard céder par la force des impératifs de la nécessaire coopération pour la sécurité collective... et les vulnérabilités en partage referont jour avec encore plus d’acuité.
Et nous devrons co-construire les stratégies pour y faire face, ensemble.
Dr Bakary Sambe - Directeur du Timbuktu-Institute.