Dr. Bakary Sambe : « Il y des inconséquences persistantes dans la gestion du religieux au Sénégal » Spécial

A l’occasion de la publication du rapport sur « Acteurs religieux dans la gestion de la pandémie de COVID19 au Sahel », en partenariat avec la Fondation Konrad Adenauer, Dr. Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies (Dakar-Niamey) a accordé un entretien au Quotidien sénégalais l’Enquête sur les grandes lignes de cette étude mais aussi les enjeux de la gouvernance du religieux au Sénégal.

Dr. Sambe est aussi enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, au Centre d’étude des religions (CER). Il a récemment publié un ouvrage édité au Canada intitulé « Contestations islamisées, le Sénégal entre diplomatie d’influence et Islam politique ». Enquête réalisée par Abba Bâ.

 

Vous avez publié ce 3 juin une note d’analyse sur les réponses des acteurs religieux à la pandémie dans les pays du G5 Sahel plus le Sénégal.  Quel est votre  constat dans le sahel  en général et au Sénégal en particulier ?

Cette étude qui a été réalisée en partenariat avec la Fondation Konrad Adenauer (Bureau de Dakar) a permis de mener une veille sur la situation des pas du Sahel avec aussi bien des équipes à partir de Dakar que sur le terrain avec notre réseau de chercheurs. Nous avons pu voir comment les réponses des acteurs religieux  face au COVID pourraient être classifiées en trois catégories : actions volontaristes de leur propre initiative, des contributions à des projets portés par l’Etat mais aussi actions contestataires des dispositifs mis en place par l’Etat surtout dans le cadre de la gestion du culte en période de pandémie.

Comment vous avez pu mener cette étude de terrain en cette période de crise sanitaire ?

Il nous a fallu adapter notre méthodologie à causes des restrictions des déplacements dans les principaux pays ciblés par l’étude. Nous avons ainsi combiné deux procédés : D’abord, la méthode dite de netnographie – analyse des situations par le biais des contenus Internet et des réseaux sociaux en prenant en compte toutes les considérations éthiques réfléchies selon les spécificités et les contextes des objets appréhendés. Ensuite l’immersion intensive au sein des communautés en ligne est essentielle pour atteindre une compréhension profonde et les interactions observées, comme pour n’importe quel terrain classique de recherche. Ce second volet a été pris en charge par nos chercheurs associés présents dans ces différents pays. C’est aussi cela l’une des leçons de cette pandémie qui a poussé à explorer toutes les possibilités alternatives.

Quels sont les impacts de la pandémie sur le domaine religieux ?

Les pays africains ont vite compris dès le début de la pandémie que la seule phase gagnable pour eux était celle de la prévention. Ayant impacté tous les domaines d’activités et secteurs socioéconomiques, la pandémie a eu des conséquences sur le domaine religieux qui reste d’une certaine importance dans cette région peu influencé par le mouvement général de la sécularisation et du recul théorisé du religieux. Il nous a donc semblé intéressant de jauger la manière dont la pandémie et sa gestion ont affecté le champ religieux à travers plusieurs variables. Des mesures et diverses dispositions dont le but était de réguler le culte dans le cadre de précautions hygiéniques et sanitaires ont été prises par les pouvoirs publics. Pendant que certains États ont mis en place des mesures plus strictes en fermant les lieux de culte, d’autres ont opté pour un dialogue ouvert avec les acteurs religieux privilégiant la négociation et l’implication communautaire. Dans ce sillage, des observateurs analysent ce dernier choix comme une déresponsabilisation de l’État souverain, pendant que d’autres y voient une mise en pratique du principe de laïcité impliquant la séparation des pouvoirs temporel et spirituel. Au Mali, l’Etat a renvoyé la balle dans le camp des religieux en demandant au Haut Conseil Islamique de prendre les mesures idoines ; ce qui s’est traduit par un laisser aller avec des risques de propagation du virus avancés par certains. Au Niger, les fidèles sont venus prier en s’entassant sur la devanture des lieux de culte fermés par mesure sanitaire.

 

On a noté que parmi les mesures prises au début de la crise sanitaire par l’Etat du Sénégal pour freiner la propagation, il y avait l’interdiction des rassemblements sans mentionner la fermeture des lieux de cultes alors que pour l’assouplissement, il a été bien mentionné ouverture de ces lieux. Quelle analyse faites-vous de cette communication de l’Etat ?

La question religieuse a toujours été gérée de cette sorte au Sénégal sans stratégie directrice à long terme mais avec un procédé à la carte. Pour la fermeture des lieux de culte, l’Etat a mis en avant l’Administration territoriale et au cas par cas et pour la réouverture, le président s’est mis a devant de la scène espérant en tirer un gain politique. Il y a eu, d’une part, des pressions sur les autorités et certains n’ont pas accepté la réouverture officielle annoncée par le Président lui-même qui a fini par prier dans sa résidence lors de la Korité. Il y des inconséquences dans la gestion du religieux dans ce pays. On l’a toujours constaté sur de grandes questions : la laïcité, la question de la mendicité, du voile dans les écoles catholiques etc. Chaque régime laisse au suivant les « patates chaudes » religieuses. On a appliqué des solutions conjoncturelles à des problèmes structurels au risque de retours de bâtons mettant en rude épreuve l’autorité de l’Etat. A chaque rentrée les mêmes problèmes reviennent.

Des acteurs religieux ont parfois désavoué les décisions étatiques que ce soit pour la fermeture ou l’ouverture des lieux de cultes. Peut-on parler de la superpuissance des religieux ou d’une déresponsabilisation de l’état souverain ?

C’est une spécificité sénégalaise que certains appelle un « contrat social » qui peut aller de la négociation au compromis que j’appelle des consensus mous en passant par des fuites en avant de la part des politiques. Vous retrouverez cette attitude aussi bien chez les tenants du pouvoir que dans l’opposition. Notre Etat ne s’est jamais donné les instruments d’une gouvernance du religieux au prix de tâtonnements et de contradictions sur de nombreuses questions. La gestion du culte lors d’une pandémie a été révélatrice de ces carences traînées depuis l’indépendance. Je crois personnellement que ce sont les calculs politiques et électoralistes qui ont mené à cette impasse. Mais gouverner, en dehors de prévoir, c’est aussi prendre des risques et assumer des responsabilités. L’exemple du Mali est là pour nous édifier. L’Imam Dicko dont tout le monde parle actuellement avait fait annuler, par la mobilisation de la rue et la pression sur le Président qui a reculé, un projet de code de la famille voté en 2009 à une forte majorité par l’Assemblée nationale. Les opposants qui l’adulaient jadis en tant qu’alliés politiques sont obligés de lui faire face. Après avoir poussé le premier ministre Soumeylou Boubeye Maïga à la démission en 2019, il veut aujourd’hui chasser son ancien allié IBK, un président démocratiquement élu malgré une gouvernance qui reste à désirer. Ces alliances et compromissions finissent souvent ainsi et contre leurs propres auteurs.

Le Sénégal est l’un des rares pays du sahel encore épargnés par les attaques terroristes.  Son islam modéré avec l’existence des confréries  a souvent été cité comme une explication à cette situation. Cependant avec la pandémie, on a remarqué que les confréries peuvent aussi être radicales.  La crise sanitaire n’a-t-elle pas dévoile les limites de l’islam confrérique ?   

Je me suis déjà largement étendu sur cette question. Etre un ilot de stabilité dans un océan d’instabilité, n’est pas simplement une faveur ; c’est une responsabilité et doit être une motivation supplémentaire de s’atteler dès maintenant à une vraie politique de prévention.

On a aussi noté des critiques des citoyens envers certaines décisions des religieux. Est-ce une démystification du religieux?

Dans l’ensemble, les sénégalais restent assez respectueux des guides religieux. Ils deviennent toutefois assez exigeants sur l’exemplarité et, les jeunes, surtout, font de plus en plus la différence entre leur engagement politique et leur affiliation religieuse. Cette dynamique est due, d’abord,  à une forme de démocratisation des modes d’accès au savoir religieux à l’ère du numérique en présence d’une diversification des offres sur le marché religieux dans un contexte d’une mondialisation du croire. Les figures historiques de l’islam au Sénégal de même que la génération fondatrice demeurent des références malgré l’avènement de nouveaux courants et de l’évolution des mentalités dont il faudra prendre conscience dans le discours religieux.

Selon vous quel rapport devrait exister entre l'État et les chefs religieux?

Ce sont les rapports définis dans notre Constitution. Nos spécificités ont permis une bonne cohabitation. Tant que chacun reste dans son rôle et œuvre pour une complémentarité constructive, le modèle sénégalais pourrait encore fonctionner. La manipulation des symboles religieux pour des motifs politiques n’a jamais servi ni le politique ni le religieux. Dans le cadre de la gestion du covid19, la complémentarité a bien fonctionné. Les religieux ont joué un rôle important dans la solidarité et la résilience. Certains responsables religieux ont pris toutes leurs responsabilités pour appeler les fidèles à se conformer aux règles édictées. De même, le cadre Unitaire de l’Islam au Sénégal ainsi que l’Eglise catholique ont joué un important rôle dans la prévention et ils poursuivent ces efforts auprès des communautés.

Des scientifiques ont parlé des ablutions comme facteur de prévention contre la covid19. Selon vous pourquoi l'Etat n'a pas communiqué sur ça? 

Je ne suis pas compétent en matière d’hygiène publique ou de politiques sanitaire. Une question à poser aux autorités sanitaires qui doivent être les plus écoutés dans le gestion d’une pandémie bien que le religieux ait eu un rôle de réarmement moral et de solidarité dans le renforcement de la résilience.

Il y a une surmédiatisation de la pandémie qui fait que les gens ont tendance à oublier les violences habituelles dans le sahel. Quelle est la situation du djihadisme et des conflits intercommunautaires dans les pays tels que le Burkina Faso et le Mali?

Il est vrai que la pandémie a occupé les devants de la scène médiatique pendant que les attaques continuent de plus belle. C’est le cas au Niger sur ses deux fronts du Liptako et du Bassin du Lac Tchad, de même qu’au Mali où il n’y a pas eu de répit ni au centre ni au Nord pendant que Boko Haram par ses différentes factions harcèle différent pays. Il y a aussi les conflits intercommunautaires au Burkina Faso et au Centre du Mali avec des risques de propagation si certains jouent davantage avec la fibre identitaire. L’option du tout-sécuritaire n’a pas produit les résultats escomptés. Il faut aussi bien de la prévention en amont, une réduction des inégalités criantes et des vulnérabilités socioéconomiques des jeunes que des stratégies civilo-militaires dans les régions affectées comme la zone dite des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Les pays côtiers encore relativement épargnés aussi doivent rendre compte de la nécessité de politiques de préventions avec une démarche inclusive et holistique. Les partenaires internationaux des pays du Sahel doivent aussi changer de paradigme et écouter le terrain et les communautés. Même s’ils perdent la guerre contre le terrorisme pour l’instant, ils doivent au moins commencer par gagner la paix avec les populations locales.