[Tribune] Quand le terrorisme à l’est met fin au déni sénégalais Spécial

 
Le Sénégal s’est longtemps cru à l’abri du jihadisme, protégé par son islam pacifique et son armée aguerrie. Les attaques et les menaces venues des groupes installés au Mali et en Mauritanie chassent cette illusion.

Le Sénégal s’est toujours considéré comme un îlot de stabilité dans un océan d’insécurité ouest-africain, loin de l’épicentre sahélien du terrorisme. Au gré de leurs calculs politiques et de leurs positionnements stratégiques, on a vu les autorités politiques évoluer dans leur rapport à cette menace. En une décennie, elles sont ainsi passées du déni à une prise de conscience progressive. Ce qui les a très récemment conduit à admettre, enfin, l’urgence de prendre au sérieux la menace terroriste et les signaux inquiétants venant de la partie est du pays, à la frontière avec le Mali.

Jeunesse fragilisée

Les attaques terroristes de Ouagadougou et de Grand-Bassam, en 2016, auraient pourtant dû pousser le Sénégal à mieux évaluer les dangers d’une régionalisation du terrorisme. Frappé d’aveuglement, il a préféré croire au mythe, savamment entretenu, de la résilience exceptionnelle d’un pays marqué par un islam soufi-confrérique, considéré comme un solide rempart contre l’extrémisme.

C’était oublier un peu vite la porosité des frontières et les vulnérabilités socio-économiques qui fragilisent la jeunesse et la rendent réceptive au message jihadiste. Après l’éclatement de la crise malienne, le Sénégal a voulu se persuader que celle-ci serait circonscrite à sa frontière est. Parmi les arguments avancés lors des débats, le cliché du Sénégalais naturellement non violent et sa mystique baraka protectrice qu’il doit à la sainteté de ses figures religieuses.

Certains vantaient également les performances d’un système de sécurité rompu au renseignement, d’une armée disciplinée et aguerrie, justifiant d’une expérience appréciable des guerres asymétriques, comme celle qu’elle avait menée en Casamance.

La fin de l’exception sénégalaise

On voulait croire à l’exception sénégalaise, confortée par les effondrements successifs des systèmes de sécurité des pays alentour. En dépit des arrestations de terroristes « de passage », de la présence de jeunes Sénégalais sur des terrains jihadistes comme en Libye, au Mali et dans le bassin du Lac Tchad, des discours faisant l’apologie du terrorisme. En dépit du bon sens, on faisait fi de ce qui aurait dû faire prendre conscience que tous pays de la région pouvait devenir soit un théâtre d’opérations jihadistes, soit un espace de redéploiement stratégique.

Au fil des années, on a vu le jihadisme gagner des territoires insoupçonnés, ébranlant les certitudes. On avait sous les yeux l’exemple burkinabè. Frappé dès 2016 par de terribles attentats, le Burkina Faso était pourtant, au même titre que le Sénégal, un exemple de coexistence religieuse et de cohésion sociale.

Pendant que Bamako s’enfonçait dans la crise sécuritaire et qu’au pays de la Téranga on craignait surtout le débordement de l’épicentre malien, on a eu la surprise de découvrir de jeunes sénégalais dans les rangs de Boko Haram en 2015, les services de sécurité évoquant même une nébuleuse essayant d’étendre ses tentacules sur le territoire national.

Une vague d’arrestations intervient en novembre 2015, suivie de procès inédits pour terrorisme, en 2018. La fin de l’exception sénégalaise est plus ou moins actée : en dépit de son système de sécurité, le pays partage bel et bien les mêmes vulnérabilités que les pays sahéliens et peut aussi subir les affres d’un terrorisme domestique. Le péril de l’est stoppe le déni sénégalais.

L’urgence d’agir

Pour bien mesurer à quel point le Sénégal reconnaît désormais l’urgence d’agir contre le terrorisme, il faut se remémorer le dernier sommet du G5 Sahel à N’Djamena. Le président Macky Sall avait annoncé – outre une forte présence sénégalaise au sein de la Minusma – la contribution financière d’un milliard de francs CFA à la lutte contre le terrorisme au Sahel.

La frontière sénégalo-malienne est devenue une préoccupation des forces de sécurité et de défense, qui veulent gagner cette « bataille de l’Est » à tout prix. Ce changement de ton intervient après le démantèlement annoncé d’une cellule de la katiba Macina. Une initiative consécutive à la publication, en février dernier, d’un rapport du Conseil de sécurité faisant état d’incursions jihadistes en territoire sénégalais à partir du Mali, entre autres.

Au-delà de la fin d’un tabou, il y a une libération de la parole aussi bien des officiels que des analystes. L’État semble conscient de la pression sécuritaire dans la zone est du pays depuis Nara, Nioro du Sahel et Kéniéba. La situation reste en revanche insaisissable à la frontière mauritanienne, sur l’axe Gogui-Adel Bagrou, alors qu’émergent les risques réels d’infiltration depuis Kayes et le cercle de Bafoulabé.

Empêcher les couveuses locales

Malgré les mesures d’urgence et les efforts sécuritaires avec la construction de nouveaux camps militaires comme à Kidira, le Sénégal doit faire face un défi majeur : empêcher les groupes terroristes de trouver des couveuses locales. Le plus gros risque serait qu’ils réussissent à créer un terreau en exploitant les frustrations et le sentiment de marginalisation de certaines populations.

Pour parer à une telle éventualité, il faudra des investissements massifs et urgents afin de renforcer le sentiment d’appartenance nationale de citoyens des régions « périphériques ». S’il devient évident que la bataille de l’Est aura bel et bien lieu, il est aussi sûr qu’elle ne se gagnera pas sans la conquête des cœurs, plus durable que la soumission des corps et le tout sécuritaire qui n’a réussi à vaincre le terrorisme nulle part.