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Par Dr. Bakary Sambe, directeur régional de Timbuktu Institute
Au Sahel, les différentes stratégies de lutte contre le terrorisme n’ont jusqu’ici réussi à endiguer un phénomène qui, au lieu de reculer, continue de menacer l’ensemble de la région. Dès le début de cette lutte, l’approche militaire et sécuritaire avait été privilégiée eu égard aux urgences sécuritaires qui avaient surpris des Etats désemparés. L’une des principales erreurs d’appréciation de la part des Etats sahéliens était d’être longtemps restés dans une posture considérant le terrorisme comme un phénomène toujours « lointain », exogène, alors qu’il devenait progressivement un fléau bien réel avec ses manifestations de plus en plus locales. Dès que les pays du Maghreb avaient été touchés, durant les années 1990, il fallait s’attendre à l’extension du champ de la menace vers les pays du Sahel. Mais une certaine géopolitique dominante avait conçu le désert du Sahara comme une barrière infranchissable alors qu’il a toujours été une zone d’infinies interactions et de circulation des hommes, des marchandises mais aussi des conflits et sources de violence. Ainsi, les pays sahéliens pris de court, ont d’abord testé les capacités individuelles de réponse qui se sont avérées faibles au point de vite recourir à partir du processus de Nouakchott jusqu’à la mise en place du G5 Sahel. Malgré la transnationalité évidente du phénomène de l’extrémisme violent ainsi que des menaces, il y a eu une prise en compte tardive de l’importance de stratégies conjointes. D’ailleurs, il semble paradoxalement, que les groupes terroristes de la région sont plus capables de synergie que les Etats de la région et leurs partenaires internationaux. Ces groupes ont pu exploiter le phénomène de transnationalité et des continuum territoriaux mieux que les Etats restés longtemps sur le schéma d’une guerre classique alors qu’il importait surtout de faire face à l’asymétrie.
Du débordement des épicentres aux continuums d’insécurité
Le caractère de plus en plus hybride de la menace, aggravé par l’éclatement de conflits communautaires, a même poussé les Etats de la région à recourir aux groupes d’auto-défense pour pallier les défaillances de la gouvernance sécuritaire et les manquements des armées nationales mal équipées et peu préparées, à l’instar de celles du reste du monde, à des formes d’insurrections inédites, mobilisant revendications sociopolitiques et même identitaires.
Dans ce contexte qui sera marqué par le débordement des épicentres où le phénomène devient de plus en plus difficile à circonscrire, le glissement des théâtres d’opération comme des zones de redéploiement stratégique fait de certains pays, des cibles stratégiques privilégiées. Le Burkina Faso entre dans ce cadre, vu par les groupes terroristes comme le dernier verrou à faire céder afin d’amorcer une avancée plus aisée vers l’Afrique côtière. Les pays qui lui sont frontaliers ressentent déjà les effets d’un tel débordement. Des Etats comme le Bénin, le Togo voire le Ghana sont déjà conscients de l’ampleur grandissante du terrorisme qui a déjà franchi leurs frontières.
Même si la menace d'une radicalisation de masse au niveau local est pour l’heure limitée, les recrutements de terroristes se multiplient avec des jeunes Ghanéens ayant rejoint Daech dès 2015. Les récents conflits armés dans la région (Sierra Leone, Libéria) facilitent la circulation des armes dans un contexte de porosité des frontières et des arsenaux encore intacts aux mains de groupes et de bandes jamais aussi mobiles. Plus de 80 points d’incursions hors contrôle le long des frontières du Togo, du Burkina Faso et de la Côte d'Ivoire à partir du Ghana, font, aujourd’hui, de l’accès des groupes terroristes à la mer une réalité probante. Les incidents relatifs aux enlèvements d’étrangers en 2019 en plus de la récurrence d’arrestations d’individus armés sur le territoire togolais en provenance du Burkina Faso, coïncident avec le démantèlement de cellules terroristes dans ce pays. La connexion entre réseaux terroristes et criminels depuis les couloirs sahéliens avec les cartels sud-américains fait planer le risque d’une aggravation de l’insécurité.
Fin du déni et prise de conscience progressive et collective
Les autorités du Bénin, du Ghana et du Togo ont entamé des efforts de mutualisation des capacités et d’échanges de bonnes pratiques malgré les différents niveaux d’élaboration des stratégies en cours dans chacun des pays. En effet, bien que se situant à des niveaux différents dans le processus d’élaboration de stratégies nationales, les trois pays partagent des vulnérabilités de même que des préoccupations de sécurité similaires justifiant une approche régionale.
Dans un processus couvrant le Bénin, le Ghana et le Togo, le plan régional de mise en œuvre d’un projet conjoint en cours, tente d’inclure, en plus des entités de différents Etats, les Organisations de la Société Civile (OSC), des femmes, des jeunes et des organisations religieuses. Il faut rappeler que ce processus inclusif a été approuvé en 2019 sous l'égide du programme régional de prévention de l’extrémisme violent du PNUD. Ce dernier ambitionne, avec ses bureaux-pays, de fournir, aux trois pays, les ressources et l'expertise nécessaires aux différents pays pour initier et développer des plans d'actions nationaux de prévention de l’extrémisme violent.
En effet, plusieurs raisons objectives consolident l’idée selon laquelle les défis et les menaces auxquels les trois pays sont confrontés doivent être traités de manière globale, transfrontalière et transnationale comme le phénomène des continuum socioculturels et le fait que les zones transfrontalières demeurent une source avérée d’instabilité dans la région où s’activent des groupes extrémistes violents dont l’action et les modes opératoires transcendent les frontières nationales. De même, le rapprochement du théâtre d’opération des groupes terroristes dans la région semble aboutir à une prise de conscience que la dimension transfrontalière est un élément-clé à prendre en compte malgré la nécessité de bien spécifier les besoins et les enjeux pour les pays côtiers.
La spécification des besoins sera la clé d’un changement de paradigme, expérience que pourrait offrir le contexte des pays côtiers. Les partenaires internationaux doivent éviter de transposer les solutions - d’ailleurs infructueuses - du Sahel dans des zones côtières qui n’ont pas les mêmes réalités. Les stratégies doivent être différenciées et rompre d’avec le « package sécuritaire ». On ne peut pas appliquer la même stratégie à forte dominante sécuritaire qui peut être envisageable dans des pays déjà atteints par le phénomène d’un extrémisme violent à caractère massif comme le Mali et le Nigeria où des Etats sous pression sécuritaire à l’instar du Niger, de la Mauritanie, du Burkina Faso ou encore du Tchad. Malgré les initiatives prises dans le cadre de l’initiative d’Accra, les pays côtiers peuvent encore développer une approche préventive et prospective qui correspondrait le plus à leur situation.
Ces pays côtiers seraient même le laboratoire approprié d’une approche holistique préventive et prospective qui privilégie le renforcement de la cohésion communautaire dans le cadre d’une politique de prévention assumée tout en intégrant les impératifs de sécurité humaine. Le succès annoncé des récentes opérations militaires conjointes dans le cadre de l’Initiative d’Accra qui peut, certes, galvaniser les ardeurs mais ne doit pas divertir les pays côtiers de saisir l’opportunité de différencier la lutte contre le terrorisme de la prévention de l’extrémisme violent.
La lutte contre le terrorisme vise, par des moyens militaires, à éliminer les cibles pour restaurer une sécurité durable par le partage du renseignement et la mutualisation des forces contre les groupes et autres poches terroristes. Non seulement les cibles ainsi éliminées peuvent se régénérer mais les moyens de lutte préconisées par le contre-terrorisme classique peuvent causer d’autres sources de conflits notamment communautaires surtout avec la stigmatisation de certaines régions et populations dont les frustrations seront encore instrumentalisées par les mouvances terroristes à des fins de recrutement. Les opérations de ratissage et de sécurisation très vite considérées comme des succès militaires, cachent souvent les germes de conflits futurs encore plus complexes. Un pays comme la Côte d’Ivoire avec des équilibres sociopolitiques fragiles devrait prêter une particulière attention aux risques d’une telle approche de même qu’une trop grande focalisation sur l’analyse mono-causale avec une fixation sur la seule dimension idéologique ou religieuse. Le risque est trop grand de fractures réveillant les vieux démons du conflit encore récent dans les esprits que ce pays a traversé ces dernières années.
Les pays côtiers doivent veiller à ne pas être emportés par l’élan de victoires militaires partielles et temporaires au point de réveiller les sentiments communautaires qui alimenteront les cellules terroristes locales de demain. On pourrait dire que le contre-terrorisme classique certes, semble avoir les faveurs des partenaires internationaux. Cependant il ne s’attaque qu’aux symptômes d’un mal déjà profond, à un résultat qu’est même le fait terroriste. Toutefois, il s’avère impuissant face aux racines de ce mal qui se déclinent en plusieurs fléaux. Ils ont pour noms, entre autres, la pauvreté, le mal-développement, la mal-gouvernance, les injustices et les griefs entretenus sur certains groupes ethniques et populations par une reproduction des imaginaires nés de l’époque coloniale et reproduits par les Etats postcoloniaux sur des populations entières auxquelles on n’offre que la répression comme réponse. De même, au Sahel, toutes les tentatives infructueuses de privatiser la gestion sécuritaire par le biais de milices d’autodéfense ont, de manière contreproductive, abouti à la stigmatisation de populations qui, frustrées et instrumentalisées, sont finalement allées grossir les rangs de l’Etat islamique au Grand Sahara et d’autres groupes terroristes qui n’ont même plus besoin de l’idéologie djihadiste pour recruter massivement.
Différente du contre-terrorisme, la prévention de l’extrémisme violent s’attaque aux causes structurelles de la radicalisation et des frustrations. Cette dimension ne devrait pas être perdue de vue. Sa prise en compte devra passer par la définition préalable des questions les plus urgentes à gérer selon les pays ainsi que de l’environnement extérieur à prendre nécessairement en compte. La conquête des cœurs par le renforcement du sentiment d’appartenance nationale des citoyens des zones transfrontalières et les investissements massifs sur le désenclavement s’avèrent plus durable que de leur imposer des conditions draconiennes de sécurité donnant l’impression d’un Etat à visage répressif. Une plus grande présence de l’Etat protecteur dont l’interface doit être des forces de défense et de sécurité ayant gagné la confiance des populations et la bataille du renseignement humain, participera du travail de prévention dans une démarche holistique et inclusive.
Il y a aujourd’hui une nette volonté de parachever l’élaboration des stratégies contre l’extrémisme violent au Togo, au Bénin et au Ghana malgré les disparités sur le niveau d’évaluation de la menace. Mais, il manque surtout la documentation des causes profondes et éventuelles de la montée du terrorisme par des études de terrain notamment à travers les enquêtes de perceptions qui, pour l’heure, font défaut. Cela fait planer le risque de reproduction de stratégies existantes sans une spécification des besoins réels des pays en question. Il faudra nécessairement, une revue actualisée des stratégies et politiques (CVE et CT) existantes axées sur la prévention. Les pays côtiers doivent veiller nécessairement à conduire une analyse actualisée de la menace et aller vers un système d’alerte précoce. L’appui de partenaires comme celui entamé par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), qui s’est déjà engagé dans une démarche préventive, pourrait aider à une meilleure harmonisation et à la conduite des réformes nécessaires pour respecter les textes internationaux notamment ceux relatifs aux droits de l'homme.
Même encore relativement loin de l’épicentre du djihadisme sahélien, les pays côtiers sont, pourtant, depuis quelques années, traversés par des dynamiques d’évolution sociopolitiques et religieuses qui doivent alerter. La pression sécuritaire à l’extrême-Nord de la Côte d’Ivoire, aux frontières entre le Burkina Faso, le Bénin et le Ghana est le signe évident d’une descente de la menace et de l’extension des zones d’intervention des groupes terroristes depuis le Sahel. Dans cette dernière région où l’on semble avoir déjà avoué l’échec de l’approche du tout-sécuritaire, la lutte contre le terrorisme n’a pas fini de susciter de sérieux doutes quant à la viabilité même des Etats, de leurs systèmes de sécurité, face aux nouvelles menaces. Les pays côtiers ne devraient pas se livrer à un mimétisme stratégique malgré la pression sécuritaire et l’engouement que suscitent les opérations militaires conjointes. Il y a une nécessité de spécifier les solutions et ne pas perdre de vue les possibilités que peut encore offrir l’approche préventive qui doit nécessairement être couplée avec la gestion des urgences sécuritaires. C’est dans cet équilibre entre démarche préventive et anticipation par le renseignement humain qui se gagnera avec les populations par la circonscription de la menace que résident les éventuelles chances d’éviter le scénario sahélien. Dans ces pays qui semblent développer des stratégies donnant une large place à une synergie d’action au plan militaire, comme dans le cadre de l’initiative d’Accra, il serait important d’apprendre des erreurs du Sahel où des « solutions » contre-productives ont abouti à un désaveu des politiques sécuritaires des Etats et de l’intervention de leurs partenaires internationaux. Ces derniers doivent aussi tirer les leçons des échecs sahéliens et éviter aux pays côtiers les solutions préconçues et qui ont plongé les Etats de la région dans une difficile posture de devoir faire face à des opinions publiques de plus en plus critiques sur les modes actuels de coopérations sécuritaires. Ce conflit de perceptions désormais perceptible entre, d’une part, les populations ouest-africaines et, de l’autre, les Etats et leurs partenaires internationaux, est le signe que la gouvernance sécuritaire est désormais au cœur des exigences citoyennes. De la prise en compte de cette mutation sociopolitique et de la volonté des Etats côtiers à aller au-delà des packages sécuritaires du contre-terrorisme classique dépendent, en grande partie, leurs meilleures chances d’échapper à la « sahélinisation ».