Intervention russe en Ukraine : Comment comprendre les réactions africaines ? (Pr. Mohamed-Chérif Ferjani) Spécial

Ferjani, Mohamed-Chérif, 1951‒ | Library of the Dominican Institute for  Oriental StudiesPr. Mohamed Cherif FERJANI[1]

Président du Haut-Conseil, Timbuktu Institute

Les Africains sont partagés par rapport à l’intervention russe en Ukraine. D’une part, ils souffrent des conséquences de cette guerre et plus particulièrement de la pénurie des produits de première nécessité que leurs pays importaient de l’Ukraine et de la Russie. D’autre part, ils ne comprennent pas pourquoi les pays de l’OTAN, et plus particulièrement les Etats-Unis et les pays européens, dont la Grande Bretagne et la France qui ont longtemps dominé leurs pays, se mobilisent tant contre l’intervention russe dans ce pays alors qu’ils ont fermé et ferment les yeux sur d’autres interventions dans d’autres pays : celles des Etats Unis eux-mêmes en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Syrie et dans bien d’autres pays, celles de la France en Libye, au Mali, et dans d’autres pays, celles de la Turquie au Nord de la Syrie, celle de l’Arabie et des Emirats, soutenus par l’Egypte, les Etats-Unis et la France, au Yémen ; sans parler de l’impunité assurée à Israël malgré ses agressions permanentes contre les Palestiniens et ses pays voisins. la Russie elle-même était intervenue en Géorgie (1991-1993), en Ossétie (en 1992 et en 2008), au Tadjikistan (1992-1997, en Tchétchénie (1999-2009), dans le Caucase (1992-1997), en Crimée et dans le Donbass depuis 2014, en Syrie, en Libye et dans plusieurs pays africains, directement ou par le
biais du Groupe Wagner depuis sa création par un ancien officier de l’armée rouge en 2013, etc.

Les Africains, comme d’autres peuples, ne supportent plus cette logique de deux poids deux mesures. Ils ne peuvent pas s’empêcher de voir dans l’attitude des pays de l’OTAN une solidarité inhérente aux liens culturels et religieux entre l’Ukraine et les pays européens et à l’Amérique du Nord. Ils ne sont pas les seuls à penser que c’est une confirmation de la volonté de l’OTAN d’étendre ses bases dans des pays appartenant auparavant au Pacte de Varsovie. Ils ne sont pas loin de partager, sur cette question, le point de vue de la Russie qui se dit menacée par l’OTAN accusé de ne pas avoir tenu ses promesses à Gorbatchev, en 1989, concernant la non intégration des anciens pays du Pacte de Varsovie à l’OTAN, alliance qui a perdu sa raison d’être avec la fin de son rival, le Pacte de Varsovie. Par ailleurs, la sympathie de beaucoup d’Africains à l’égard de la Russie, mais aussi à l’égard de la Chine, se nourrit des déceptions à l’égard des Etats-Unis, de la France, de l’Europe, dont les politiques actuelles en Afrique sont perçues comme le prolongement de leur passé colonial et esclavagiste. Ils ne leur pardonnent ni leur soutien aux dictatures en place dans beaucoup de pays africains, ni les catastrophes consécutives à leurs interventions sous couvert de lutte contre le terrorisme, d’aide au développement et de promotion de la démocratie et des droits humains.

Les Africains n’ont pas tort de voir la main des Etats-Unis et de l’Europe derrière les politiques néolibérales imposées à leurs pays par le FMI, la Banque Mondiale, les institutions financières internationales et l’OMC, au nom du nécessaire réajustement structurel, de la vérité des prix, de l’ouverture sur le  marché international, de la libre circulation des capitaux et des marchandises, du désengagement économique et social de l’Etat. Ces politiques ont aggravé partout les inégalités entre le Nord et le Sud et dans chaque pays ; elles ont condamné à la faim et à la misère des millions d’Africains, fermé la porte devant l’intégration des jeunes et des moins jeunes qui se voient condamnés à tenter l’émigration vers les pays riches du Nord ou, à défaut, à rejoindre les groupes armés, les mouvements jihadistes comme Boko Haram, l’Etat islamique du Grand Sahara ou d’autres groupes jouant sur la mobilisation des solidarités religieuses, ethniques, tribales, territoriales, groupes qui se livrent sans scrupules aux trafics de toute sorte.

Déchantant des promesses de développement, de démocratie, de liberté et des promesses de progrès social, jeunes et moins jeunes deviennent des candidats à la mort sur le chemin de l’exil à travers le Sahara et dans les eaux de la Méditerranée devenue le pls grand cimetière africain, ou dans les rangs des groupes armées du Jihad, des guerres ethnico-tribales et des réseaux de trafic de tout genre (contrebande, drogue, vente d’êtres humains renouant avec les forme les plus rétrogrades de l’esclavage, etc.).  La Russie de Poutine, la Chine, voire la Turquie ou l’Iran, sont à leurs yeux les « alliés de leur revanche sur le colonialisme, et sur les nouveaux visages de l’exploitation et de l’oppression incarnés par les multinationales et les armées de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Europe, des Etats-Unis et de leurs alliés. C’est pourquoi, sans chercher à comprendre les raisons qui ont poussé la Russie à intervenir en Ukraine, ils lui donnent raison rien que parce que l’Europe et les Etats-Unis ont volé au secours de l’Ukraine, sans se soucier du droit du peuple ukrainien à se défendre contre l’agression de son puissant voisin. Beaucoup de ceux qui applaudissent l’intervention de l’armée de Poutine en Ukraine étaient, à raison, choqués et indignés par les interventions russes en Afghanistan, dans le Caucase, en Tchétchénie, ou par le politique de la Chine à l’égard des Ouïgours. 

Ils ne cherchent pas à faire le lien entre l’intervention russe en Ukraine et d’autres interventions dans d’autres pays ou régions du monde qu’ils dénoncent à raison, sans problème. On  reproduit ainsi le réflexe de « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ; on applaudit les coups d’Etats des juntes qui font appel au soutien du Groupe Wagner et de la Russie, de la Chine ou d’autres pays prêts à prendre la place de leurs rivaux ... Ils persisteront dans cette attitude jusqu’au jour où les nouvelles juntes au pouvoir et leurs soutiens étrangers se trouveront confrontés à de nouvelles émeutes de la faim, de nouvelles explosion de désespoir ; ou jusqu’au jour où les nouveaux maîtres se trouvent nez-à-nez avec les groupes jihadistes et groupes armés de toute sorte qui surfent sur la colère des populations à nouveau oubliées, comme on  commence à le voir au Mali, où l’Etat Islamique au Grand Sahara a profité du vide laissé par le départ des derniers soldats français engagés dans l’opération Berkane pour prendre pied dans la région de Gao et Ménaka, près de la frontière avec le Niger.

C’est pourquoi les peuples africains ont intérêt à se montrer solidaires avec tous les peuples victimes d’agressions, quels que soient les agresseurs et quelles que soient leurs victimes. Ils doivent tirer les leçons de l’histoire montrant qu’il ne faut pas faire confiance à des puissances qui n’ont aucun scrupule à dominer d’autres pays et qui ne cherchent qu’à supplanter leurs rivaux pour conquérir des marchés, piller des richesses, s’assurer des positions stratégiques, sans se soucier du sort des populations des pays qu’elles dominent.

 

*cet article est une tribune libre et ne reflète pas forcément une position de l’institut