Dr. Bakary Sambe : « L’Afrique devrait tirer profit de la renégociation des rapports de force au niveau international » Spécial

Quelles conséquences de la guerre russo-ukrainienne pour le continent africain ? Comment L’Afrique se repositionne sur le nouvel échiquier mondial ? Continuera-t-elle à jouer le rôle de variable d’ajustement ou l’Afrique profitera de cette nouvelle conjoncture pour mieux tirer son épingle du grand jeu qui se déroule dans un contexte différent de celui de la guerre froide ? Cette situation inédite assimilable à une « paix chaude » est-elle simplement le fait d’une crise ou ouvre-t-elle de nouvelles perspectives pour un meilleur positionnement africain ?

Dans la chronique hebdomadaire du Timbuktu Institute en partenariat avec Medi1TV, Dr. Bakary Sambe appelle à une lecture africaine réaliste de ce conflit qui selon lui révèle que « la fragilité de la paix mondiale appelle à un changement de paradigme et impose un nouveau regard sur la notion de sécurité collective ».

 

Dr. Sambe, depuis le déclenchement de ce conflit russo-ukrainien, vous appelez constamment à une lecture africaine réaliste de la nouvelle géopolitique qui se dessine afin que, je vous cite, « le continent ne subisse pas ce nouveau grand jeu mais en devient un acteur à part entière ». Quelle est, en réalité, cette lecture africaine que vous préconisez ?

 

Vous savez, ceux qui analysent le conflit sous l’angle de la personnalité de Poutine dans son rapport avec l’Occident et les démocraties libérales, font fausse route. Il s’agit d’analyser tout simplement les stratégies des États dans leur volonté d’assurer leur survie. Ceux qui l’analysent sous le prisme du droit international sont aussi soit naïfs soit de mauvaise foi. Il est triste de le constater mais le droit international ne s’applique pas aux grandes puissances, c’est là d’ailleurs la principale raison du droit de veto. C’est d’offrir à certains États la possibilité de s’extraire du caractère impératif du droit international. L’OTAN est intervenue en Yougoslavie sans mandat de l’ONU et a poussé l’organisation à sortir une résolution pour légitimer a posteriori l’intervention. Ce qui se passe actuellement est ce qu’on appelle en théorie des Relations Internationales un dilemme de sécurité. Parce que l’inclusion de l’Ukraine dans l’Otan signifie pour la Russie une vulnérabilité, notamment en réduisant son accès à la Mer noire. C’est pour cette même raison que Poutine avait d’ailleurs annexé la Crimée. Les deux blocs vont multiplier les terrains d’affrontement. Et cette nouvelle situation doit alerter l’Afrique.

 

Donc, Bakary Sambe, si je vous comprends bien l’Afrique pourrait devenir un de ces terrains d’affrontement. Quels sont les éléments qui vous poussent vers cette analyse ?

 

Cet affrontement par pays interposés a beaucoup marqué l’ordre international ces dernières années et nous a installé dans ce que je pourrais appeler une « paix chaude » c’est à dire une paix sous laquelle bouillonne des antagonismes que l’on essaie de régler par des conflits par procuration. La Syrie est l’exemple parfait, et même le Mali se dirigerait vers ce sens-là. c’est donc dire que pour avoir la paix, celui qui a le moindre coût à payer doit faire le plus de concession. Il ne faut pas l’oublier, les deux camps que nous avons en face , se sont affrontés indirectement en essayant de dérouler une stratégie de « regime change » c’est-à-dire en appuyant leurs alliés locaux pour qu’ils aient le pouvoir. Aujourd’hui, nous sommes en plein dans la configuration qui nous permet de convoquer la notion de off-shore balancing qui est le mécanisme par lequel les grandes puissances classiques s’assurent que le basculement stratégique du continent, qui, aujourd’hui, peut changer la configuration des puissances sur la scène internationale, ne se fera pas à leur dépens ou même mieux se fera à leur avantage. Nous l’avons, récemment, vu avec le discours tenu par le Président Macky Sall devant Vladimir Poutine expliquant que le continent ne votait plus sur injonction ou par simple alignement. Cet acte posé montre que la voix de l’Afrique pourrait être désormais plus audible

 

Est-ce donc la fin du paradigme de la domination ou le début de l’ère d’une renégociation des rapports de force dans un nouveau contexte international que vous semblez décrire comme pouvant ouvrir de nouvelles perspectives pour notre continent ?

 

Oui, absolument, Aujourd’hui, la situation a changé et l’Afrique, si seulement son leadership politique en devenait conscient, devrait mieux tirer son épingle de ce nouveau grand jeu. Pour trois raisons au moins : D’abord, nous sommes dans un monde divisé dans lequel les alignements sont à la fois multiples et diffus. Ensuite, nous sommes dans un monde ou la distribution de la puissance est très fragmentée avec l’effet combiné de puissances classiques qui déclinent, de puissances émergentes qui montent, et d’une multitude d’Etats qui réclament le statut de middle power. Enfin, et c’est cela le déclic, nous sommes dans le contexte d’une Afrique qui par le double effet d’une élite de plus en plus décomplexée et d’une population plus exigeante, cherche à mieux tirer son épingle dans le jeu des relations internationales. Dans ce contexte qui, pour une fois, peut nous être très profitable, l’Afrique passe, du moins dans les perceptions, d’une zone acquise, de simple variable d’ajustement, à une zone plus confortable et avantageuse dans laquelle son influence et son poids pourraient décider de la balance du pouvoir à l’échelle internationale.