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La Croix Africa : Pourquoi l’islam au Sénégal est-il dominé par les confréries soufies ?
Bakary Sambe : Les normes de l’islam ont été progressivement intériorisées au sein de la société sénégalaise par le biais des confréries, à travers un processus complexe difficilement saisissable sans une étude dénuée de préjugés. Pour comprendre cet ancrage des confréries soufi dans ce pays, il faut partir du contexte général du début de l’occupation coloniale où les cheikhs comme El Hadj Malick Sy, Ahmadou Bamba, Limamou Laye et Bou Kounta, fondateurs ou membres de confréries, ont permis à l’islam de participer à la restructuration de la société et de son organisation.
Je dis souvent, qu’en Afrique l’islam ne s’est pas imposé mais qu’il s’est souvent substitué ! Les aventures guerrières et djihadistes ont toujours échoué au Sénégal. Les cheikhs des confréries qui ont amorcé l’islamisation en profondeur de la société sénégalaise en pleine période coloniale ont très tôt compris que la conquête des cœurs était plus efficace et durable que la violence armée visant une soumission jamais définitive des corps.
Pourquoi ces confréries ont-elles un poids socio-politique aussi important ?
Bakary Sambe : Pour mieux attirer, l’islam, au Sénégal a su s’adapter aux réalités socio-historiques. Au-delà de leur rôle purement religieux, les confréries se sont impliquées dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. En plus d’acteurs religieux, les confréries sont devenues de véritables forces sociopolitiques incontournables. Malgré l’émergence de mouvements islamistes venus critiquer un certain « immobilisme » ou « archaïsme » de leurs structures, elles demeurent une réalité sociopolitique.
Au Sénégal, il arrive, souvent, que l’identification à un groupe religieux communautaire prenne largement le dessus sur l’appartenance à l’État-nation. D’où toutes les interrogations et autres paradoxes d’un État constitutionnellement laïque devant gouverner une société profondément religieuse. La concurrence entre entrepreneurs politiques, du pouvoir comme de l’opposition, pour s’accorder les faveurs des marabouts – porteurs de la baraka électorale – est une constante du champ politique. Toutefois, une « nouvelle conscience confrérique » émerge chez les jeunes générations : avec de nouvelles formes d’engagement, elles distinguent, de plus en plus, appartenance confrérique et choix politiques.
Selon vous, les guides religieux appartenant aux familles confrériques doivent-ils s’impliquer en politique ? N’y a-t-il pas un risque de dérives ?
Bakary Sambe : Sans être une nouveauté au Sénégal, ce mélange des genres commence à causer de réels problèmes, même au sein d’institutions comme lors des derniers incidents à l’Assemblée nationale. Toute la question est la délimitation des champs du politique et du religieux. Les intellectuels pourfendeurs du modèle laïc devront davantage y réfléchir et se distancier des positions populistes. Le religieux relevant, en principe, du sacré et le politique du domaine profane, toute politisation du religieux peut dériver sur sa « profanation ».
La manipulation à outrance des symboles religieux pour des motifs politiques atteindra tôt ou tard ses limites et conduit déjà à des dérives. Par contre, les Sénégalais semblent assez matures sur ce plan ; ces dernières décennies aucun marabout ou religieux politicien n’a pu réaliser de percée électorale notoire.
Le modèle soufi confrérique du Sénégal peut-il constituer un rempart contre le terrorisme ?
Bakary Sambe : L’islam confrérique est, aujourd’hui, considéré comme le principal rempart contre l’islamisme radical qui secoue plusieurs régions du monde et du Sahel sauf qu’il est faible dans les zones frontalières les plus exposées. Il faudrait être attentif aux évolutions récentes : la déception de franges jeunes vis-à-vis de certains marabouts vus comme des alliés des régimes successifs, de même que l’influence grandissante des doctrines salafistes vues comme des « théologies de la libération » y compris par des élites éduquées.
Un autre risque vient des stratégies des mouvances salafistes qui créent des espaces de convergences avec les confréries sur la thématique de la « défense des valeurs ». Aujourd’hui, confréries et mouvances de l’islam politique trouvent un consensus minimal aussi bien pour la révision de la nature laïque de l’État que la lutte contre les « anti-valeurs ». Il y a une forme d’islamo-nationalisme qui se nourrit de l’inséparabilité conjoncturelle entre les imaginaires religieux et nationaliste à l’heure des revendications identitaires. Ces dernières réussissent à fédérer certains caciques de la gauche traditionnelle avec les mouvances salafistes sous la bannière du rejet du néolibéralisme et de l’hégémonie occidentale.
Source : www.africa.la-croix.com