Statut et droits des femmes : Entre instrumentalisation de la "sharî'a" et frilosité des "réformistes" Spécial

A la suite de l’article sur « Femmes, voile, polygamie et égalité » , dans la série de Publications du 8 au 16 mars 2023 et intitulée « Résistances féminines musulmanes et réponses doctrinales face aux extrémismes », lce dernier texte du Pr. Mohamed-Chérif Ferjani , Président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute revient sur les effets du dogme de l’intangibilité de la norme religieuse, de l’instrumentalisation de ce qu’il est convenu d’appeler « sharîa » de même que toutes les confusions autour de ce concept brandi pour entraver le progrès social par l’émancipation des femmes dans le monde musulman. Il évoque aussi les différentes réformes entamées dans les pays du Maghreb, peu connues en Afrique subsaharienne où les pouvoirs politiques continuent de ménager les religieux. Ces derniers, qui ont du mal à s’inscrire dans la marche des idées et des réformes en cours dans le reste du monde musulmans ; enfermés dans une sacralisation des textes et des ouvrages classiques du Fiqh aujourd’hui caduques même dans les pays et contextes socioculturels qui les avaient générés.

Le débat qui précéda la récente réforme du code de la famille au Maroc a montré les limites et les possibilités qu’offrent les acquis de la démarche réformiste. Pour ce qui est des possibilités qu’offre au féminisme la prise en compte de l’identité culturelle, y compris dans sa dimension religieuse, de la société qu’on veut changer, il est important de rappeler le rôle joué par des théologiens mobilisés par les associations féministes et par les partisans de la réforme. Les apports du directeur de Dâr Al‑Hadîth Al‑Hasaniyya, Ahmed Khamlichi, l’actuel Ministre des affaires islamiques, Ahmed Taoufik, Abdou Filali‑Ansary, ou des penseurs invités d’autres pays musulmans, montrent le souci de rassurer la société en lui proposant des modalités de conciliation entre les croyances qu’elle pense – à tort ou à raison, là n’est pas le problème – constitutives de son identité et l’évolution souhaitée. Le rôle joué par des théologien(ne)s reconnu(e)s dans cette démarche était loin d’être négligeable. On peut mentionner, à ce propos, l’attitude du regretté Mohamed Elhabti, membre de la Ligue des ‘Ulamâ’ du Maroc, qui s’est désolidarisé de ses collègues pour soutenir le plan de réforme de la Mudawwana au nom de l’islam et de l’héritage juridique réinterprété du Maroc.

L’islam n’a rien à craindre du respect des droits des femmes …

Des associations féministes et les défenseurs du plan de réforme ont fait appel à ses contributions pour montrer que rien dans le projet n’était incompatible avec l’islam. Sans se départir des attributs de son statut, il a démontré que rien dans l’islam et dans la tradition normative du Maroc et des sociétés musulmanes n’empêche l’adoption des points sur lesquels portait la réforme (dont les restrictions concernant la polygamie, la suppression du tuteur matrimonial pour le mariage des femmes, le droit de la femme à demander le divorce, l’abolition de la répudiation, la proposition de porter l’âge légal du mariage de la jeune fille de 15 à 18 ans, et de prolonger la garde de l’enfant jusqu’à 15 ans, etc.) Sur tous ces points, il a montré que l’intérêt (maçlaha), de la société et des personnes concernées, exigeait une évolution dans le sens souhaité par la réforme. Il mit en évidence la mauvaise foi de ceux qui se cachaient derrière la religion pour rejeter la réforme tout simplement « parce que ceux qui l’ont proposée sont des laïques qui ne doivent pas être entendus même s’ils ont raison ». [1]

Dans le même sens, Abderrazak Moulay Rachid rassure les Marocains en précisant : « l’islam n’aura pas à souffrir de réformes pouvant établir l’égalité de droit entre hommes et femmes. Cette égalité est non seulement compatible, mais encore elle renoue avec les réformes amorcées au début de l’islam. Il faut continuer cette œuvre contre les esprits rétrogrades et jaloux de leurs privilèges. Ce n’est pas l’islam qui est en cause, mais son appropriation par certains groupes sociaux et politiques. » [2] De même, Aïcha Belarbi, revendiquant le droit pour les femmes d’interpréter les textes religieux au même titre que les théologiens, dit : « L’islam en tant que religion oriente la vie du musulman, organise la communauté sur les bases de l’égalité, de la justice, et de la dignité ». [3] Elle appelle à la « réappropriation de l’espace religieux par les femmes » en vue de remettre « en question des interprétations religieuses traditionalistes sur la femme, très souvent en rupture avec le Texte religieux et les pratiques sociales » et « de faire émerger et diffuser une nouvelle vision de la femme musulmane, par référence aux textes authentiques du Coran et de la Sunna » [4].

Des lectures féminines musulmanes pour rompre d’avec la théologie « masculine » ?

C’est la même « réappropriation de l’espace religieux par les femmes » qui inspira les travaux de Fatima Mernissi [5] qui remonte « très loin dans l’histoire, vers les premières années-sources de l’islam en essayant de comprendre pourquoi les femmes ont débuté dans l’islam politique comme disciples prestigieuses du Prophète (çahabiyyates) pour se retrouver sous les Omeyyades dans la position dégradante de jariya ».[6] Ce retour aux « années-sources » est, à ses yeux, nécessaire « pour évaluer la profondeur de cette amnésie dans la mémoire des musulmans qui vivent l’égalité des sexes comme un phénomène étranger » ; c’est pourquoi, ajoute-t-elle, « il nous faut toujours retourner à Médine, dans ses ruelles, où le débat sur l’égalité des sexes faisait rage, et où les hommes étaient obligés d’en discuter, sinon de l’admettre, puisque Médine et son Prophète l’exigeait ». [7] Héritières des Sultanes oubliées tout autant que de Houda Chaaroui, l’une des premières féministes musulmanes des temps modernes, les musulmanes sont de plus en plus nombreuses à investir le champ religieux pour ne plus laisser le monopole du bricolage du sacré à ses manipulateurs machistes. Leurs apports dans ce domaine seront essentiels. Les penseurs musulmans qui peinent depuis des siècles à faire évoluer les mentalités et les institutions sociopolitiques, trouveront-ils dans ces apports les moyens d’aller plus loin dans la remise en cause des structures patriarcales et autoritaires qui bloquent l’évolution de leurs sociétés ?

CONCLUSION

Si la réinterprétation des textes et de l’héritage religieux et culturel constitue une entrée nécessaire, aux yeux de celles et ceux qui la revendiquent, pour que l’évolution ne soit pas rejetée et vécue comme une entreprise menée contre la société et son identité, il est important d’avoir conscience des limites de la démarche réformiste. Comme nous pouvons le voir à travers toutes les réformes entreprises dans les mondes de l’islam depuis deux siècles, cette démarche ne lève pas complètement l’hypothèque du sacré : l’évolution des idées, des mœurs et des institutions n’est admissible que dans la mesure où elle est compatible avec la norme religieuse telle que la conçoit la lecture hégémonique dans la société. Elle ne permet pas au débat de se déployer librement à l’abri des logiques d’anathème et des persécutions qui peuvent en résulter. En effet, la sacralisation des valeurs et des conceptions qui fondent les systèmes en place, en les présentant comme inhérents à la religion et à la volonté de Dieu, a pour conséquence inévitable l’assimilation de toute nouveauté, dans quelque domaine que ce soit, à une « innovation hérétique » passible des pires châtiments.

Ce qui se passe en ce moment dans les sociétés musulmanes, comme dans toutes les sociétés où le lien social et le droit sont tributaires des normes d’une religion ou des conceptions doctrinaires d’une idéologie, montre les dangers du maintien d’une telle hypothèque pour la liberté de conscience et pour l’égalité des droits. Le problème n’est pas d’interdire aux croyants – musulmans, fidèles d’autres religions ou sans religion – de tenir compte des normes de leur sacré et de rechercher la conciliation de ce qu’ils vivent et font avec ce qu’ils croient : c’est là un droit fondamental, inhérent au principe de liberté de conscience et une société qui ne serait composée que de citoyens sans convictions, acceptant le divorce entre ce qu’ils croient et ce qu’ils vivent ou font, n’est pas plus enviable ou rassurante qu’une société embrigadée par un système doctrinaire de quelque nature qu’il soit.

Réinterroger le statut de la norme religieuse, sortir des essentialismes

Le problème est le statut revendiqué et donné à la norme religieuse : est-elle un principe moral individuel qui ne concerne que notre conscience et par rapport auquel on n’a de compte à rendre, ou à demander, à qui que ce soit ? Ou est-ce une règle juridique intangible, parce que sacrée, qui s’impose à la société, aux conduites individuelles et collectives, et structure tous les secteurs de la vie sociale, économique, politique, culturelle, etc. ? C’est là que se situe l’enjeu essentiel de la laïcité que les adeptes de l’islam politique, les modernistes timorés du monde musulman et les islamophobes, déclarés ou se cachant derrière des conceptions culturalistes essentialistes, disent impossible en islam. Les féministes iraniennes, comme celles de l’ensemble du monde musulman, sont partagées entre deux stratégies : une qui s’inscrit dans le cadre d’une démarche théologique cherchant à faire évoluer l’interprétation de la norme religieuse pour produire une « théologie de la libération des femmes » et une autre qui revendique une démarche laïque universaliste à l’instar de certains mouvements féministes qui, comme l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates et de grandes figures féminines, comme l’égyptienne Nawal Sa‘daoui, les Tunisiennes Sana Ben Achour, Sophie Bessis et bien d’autres intellectuels, femmes et hommes, considérant que les droits humains, dont les droits des femmes, ne peuvent être défendus de façon conséquente que sur la base de conceptions laïques prenant en compte l’universalité de l’humain et de ses droits[8].

[1]. M. Al‑Habtî Al‑Mawâhibî, « Mâjâ’a fî al‑khutta laysa fîh mâ huwa râji‘ li’l‑thawâbit al‑çârifa ‘an al‑nazhar fîh » (Ce qu’il y’a dans le Plan - de réforme de la Mudawwana -, ne comporte rien de ce qui relève des invariables indiscutables) texte reproduit dans le hors-série de Prologues, La mudawwana et sa réforme, quarante années de débats, Casablanca, 2001, p. 295-300.

[2]. A. Moulay Rachid, La femme et la loi au Maroc, Le Fennec, Casablanca, 1991, p. 130.

[3]. Voir sa contribution à Femmes et islam, Le Fennec, Casablanca, 1998, p. 5.

[4]. Ibid., p. 10.

[5]. Notamment dans Le harem politique, Le Prophète et ses femmes, Albin Michel, Paris 1987, et Sultanes oubliées : femmes chefs d’État en islam, Albin Michel, Paris, 1990.

[6]. F. Mernissi, dans la préface de Femmes et pouvoirs, Prologues, Le Fennec, Casablanca, 1990, p. 9, voir aussi sa contribution à cet ouvrage : « La jariya et le khalif », p. 65-80.

[7]. F. Mernissi, Le harem politique, opcit., p. 163

[8] A propos de ces deux stratégies, voir l’excellente thèse de Hajir Khenfir publiée par Nirvana Edition-(Tunis 2022), Tahaddiyât al-khitâb al-niswîy al-‘arabî fî al-niçf al-thânî mon al-qarn al-‘ichrîn (Les défis du discours féministe arabe dans la deuxième moitié du vingtième siècle).