Editorial : La criminalité transnationale organisée se décline aussi au féminin (Par Fatima Lahnait) Spécial

En Afrique, bien que les femmes demeurent avant tout les victimes de certaines des pires formes de criminalité organisée, un constat s’impose : depuis quelques années, elles sont également présentées comme des participantes actives, à tous les niveaux, des réseaux criminels, le nombre de délinquantes et de criminelles ne cessent ainsi d’augmenter[i].  

La criminalité transnationale organisée génère dans le monde entre 1,6 et 2,2 trillion de dollars par an[ii]. Elle est, selon l’ONUDC, en constante évolution: « c'est une économie qui s'adapte aux marchés et génère de nouvelles formes de délinquance. Il s'agit d'un commerce illicite qui transcende les frontières culturelles, sociales, linguistiques et géographiques et qui ne connaît ni limites, ni règles »[iii].

L’Afrique, terreau fertile pour la criminalité organisée
L’index du Global Initiative Against Transnational Organized Crime publié en 2021, classe l’Afrique deuxième continent enregistrant le niveau le plus élevé de crime organisé, derrière l’Asie.
Crime organisé en Afrique : classement des pays par indice

[i] INTERPOL-ENACT Report: Women as actors of transnational organised crime in Africa, November 2021, 32 pages.

[ii] https://gfintegrity.org/press-release/transnational-crime-is-a-1-6-trillion-to-2-2-trillion-annual-business-finds-new-gfi-report/
[iii] Criminalité transnationale organisée : l’économie illégale mondialisée, https://www.unodc.org/documents/toc/factsheets/TOC12_fs_general_FR_HIRES.pdf


Source : Global Initiative against Transnational Organized Crime – via Agence Ecofin[i]
Chaque pays est noté sur un score allant de 1 (niveau faible) à 10 (niveau élevé). La traite des êtres humains est le marché criminel dominant sur le continent, suivi du trafic d’armes.

[i] https://www.agenceecofin.com/multimedia/2112-94067-classement-des-pays-par-l-indice-sur-le-crime-organise-en-afrique-en-2021-infographie

Une criminalité organisée multiforme

Sous l’effet d’un entrelacs complexe de facteurs socio-économiques et politiques, la criminalité organisée transnationale constitue une problématique croissante sur le continent[i], qu’il s’agisse de :

  • Terrorisme, extrémisme violent, insurrection (des caractéristiques constantes de la criminalité organisée sur le continent)
  • Trafic de drogue (le continent est devenu une plaque tournante du transit mais aussi de la consommation et de la production, de toutes sortes de drogues qui sont ensuite acheminées vers d’autres marchés, notamment l’Europe)
  • Cybercriminalité (capacités limitées de prévention et de détection de cette forme de criminalité) et criminalité financière prennent de l’ampleur ;
  • traite des êtres humains multiforme (migration clandestine, exploitation sexuelle, trafic d’organes et de main d’œuvre) ;
  • trafic d’armes, de produits de contrefaçon (y compris pharmaceutiques avec les conséquences néfastes voire parfois fatales que cela entrainent pour les consommateurs), de carburant, contrebande ;
  • Trafic des objets issus des patrimoines culturels locaux ;
  • Trafic de la faune, flore, ressources naturelles (minerais, sable…).

Il s’agit d’autant d'activités diverses qui tout à la fois déstructurent et stimulent les économies, menacent la sécurité, la sûreté et le développement du continent et portent atteinte à l’efficacité -et à la légitimité- des institutions étatiques[ii].

Image ONUDC - Les femmes procureures au premier rang de la lute contre la criminalité transfrontalière organisée dans la Corne de l'Afrique – avril 2022

Un business florissant qui s’adapte aux nouvelles réalités du terrain
Le paysage criminel du continent se caractérise, comme tout autre environnement criminel, par sa capacité d'adaptation et sa flexibilité face aux nouvelles opportunités, technologies, tendances, en surmontant presque immédiatement tout nouvel obstacle et en étendant ses terrains d’activités. Ainsi, face à l'explosion du commerce mondial de drogues illicites, les réseaux criminels organisés africains ont établi des relations avec d'autres organisations criminelles dans le monde entier, du Brésil à la Nouvelle-Zélande.

Dans certains contextes, la porosité des frontières est l’un des facteurs qui accentue les défis sécuritaires et facilite l’expansion des réseaux et du crime organisé autour de la traite des personnes et de trafics de produits multiples (armes légères, médicaments, drogue). Le développement et le renforcement de dispositifs d’entraide judiciaire, policière, douanière[iii] sont donc primordiaux.

Des données encore lacunaires
Dans une grande partie de l'Afrique, où la criminalité organisée est prolifique, il existe une interaction complexe entre les opportunités et les activités économiques à la fois licites et illicites. Les criminels et les groupes criminels organisés s'appuient fortement sur la société civile, pour mener leurs activités.

Ces réseaux criminels organisés comprennent des multitudes d’acteurs qui jouent des rôles plus ou moins bien définis. Ce sont souvent des femmes, qui opèrent en marge ou dans l'ombre. Leur contribution et leur rôle sont souvent négligés, tout comme l'est leur dépendance à la criminalité pour obtenir des revenus.

S’il est dorénavant établi qu’aucun travail de recherche ou d'analyse du crime organisé ne peut se permettre de faire abstraction des questions de genre, au niveau mondial, l'implication des femmes dans le crime organisé n’a été plus largement reconnue qu’au cours des 10 à 15 dernières années. Ce n’est donc que récemment qu’une image plus complexe et plus nuancée de l’implication des femmes dans le crime organisé a commencé à émerger à travers la recherche et la littérature[iv].

Il existe toutefois encore des lacunes dans les études quant aux rôles des femmes africaines dans la criminalité organisée transnationale (à l’exception notable de leur rôle dans les réseaux de contrebande, de trafic d’êtres humains ou de drogues) et son impact plus large sur les communautés locales.

Au-delà des limites d’accès aux données et l'accent mis sur les femmes en tant que victimes du crime organisé, les études disponibles ont montré qu'elles jouent une variété de rôles au sein des réseaux criminels qui dépendent souvent des contextes socioculturels dans lesquels les réseaux opèrent. Les professionnelles du crime organisé transnationale exercent notamment les rôles de ‘mules’ (drogues, minerais…) et de recruteuses, de ‘patronnes’ de syndicats du crime et de maquerelles de la traite[v]. Elles attirent en effet moins l’attention des agents de police et des douanes.

Photo leral.net –31/07/2018, Sénégal : saisie de 3,2 tonnes de chanvre indien ou «yamba»

La criminalité organisée sait exploiter les vulnérabilités
Bien que des hommes travaillent et/ou sont exploités à des postes subalternes au sein des réseaux criminels organisés, les femmes sont et demeurent particulièrement vulnérables étant donné leur position d’infériorité dans la société, leur manque d'éducation, l’absence d'opportunités professionnelles, la pauvreté dont elles pâtissent, et les violences sexuelles qu’elles subissent dans leurs interactions avec les groupes criminels organisés.

Il n’est pas surprenant que les activités associées à la criminalité organisée créent toute une série de rôles et soient une source d'emplois informels et de revenus locaux pour les femmes dans les économies grises/informelles qui émergent à la périphérie des entreprises criminelles. Les femmes sont plus susceptibles de prendre part à ces activités criminelles transnationales lorsqu'elles sont confrontées à la précarité financière, à la pauvreté et au chômage.
La nature changeante du crime organisé dans notre monde globalisé procure en effet aux femmes de nouvelles opportunités sur le marché criminel, l’accès à davantage de réseaux criminels et de clients. 
A défaut d’autres options ‘légales’, ces activités certes répréhensibles leur donnent donc un pouvoir d'action, les confortent économiquement et leur permettent de subvenir aux besoins de leur famille.

Des femmes victimes, et d’autres, actrices en quête de prospérité
Les premières représentations des femmes dans la criminalité organisée ont porté soit sur leur statut de victimes des crimes commis par des hommes (tels que les réseaux de trafic sexuel dirigés par des réseaux d'hommes) ou sur le rôle qu'elles jouaient en tant que dépendantes soumises à des hommes impliqués dans le crime organisé (petites amies, épouses, mères et sœurs).
Alors qu'environ 10% seulement des délinquants arrêtés pour des infractions liées à la criminalité organisée sont des femmes, les crimes qu'elles commettent sont similaires à ceux des hommes[vi].
Les femmes qui s'engagent dans des activités criminelles peuvent également être motivées, tout comme leurs homologues masculins, par des opportunités, une ambition et un attrait pour l’entreprenariat criminel, et la perspective d’une indépendance financière (revenus élevés et rapides). Ce domaine d’activité permet aussi à certaines femmes de mettre en pratique leurs compétences en matière de  leadership et de management, voire de développer des ‘fraternités féminines’ pour parvenir à leurs fins (notamment dans le domaine de la traite humaine)[vii].

Rome, Juin 2019 : Sommet des magistrates et procureures africaines sur la traite des êtres humains et le crime organise – Blue Chip Foundation

Des réalités complexes dont il doit être tenu compte dans le cadre des politiques de prévention et de lutte contre la criminalité organisée
Cette sombre réalité a des implications sur notre perception de l'implication des femmes dans le crime organisé et doit inciter à évaluer davantage les moyens de lutte traditionnels contre la criminalité, et leur efficacité lorsque les cibles sont des femmes.

Par conséquent, les institutions en charge de l'application de la loi et les interventions de développement social œuvrant au démantèlement  de ces activités criminelles doivent davantage prendre en compte l’impact de ces actions/programmes sur les femmes impliquées.
Les approches de la lutte contre la criminalité organisée transnationale (incluant les stratégies, les politiques et les lois) doivent être encore plus sensibles aux besoins, rôles et capacités des femmes[viii].

C’est pourquoi, développer des interventions efficaces, qui atténuent les méfaits du crime organisé et qui visent à prévenir ou à renforcer la résilience de la communauté face à ce phénomène, nécessite de regarder au-delà des acteurs et des dynamiques visibles, et de prendre en compte aussi l'ensemble de la toile complexe des rôles et des activités qui soutiennent le réseau criminel central[ix].

En effet, une compréhension plus nuancée de la manière dont des activités liées au crime organisé transnational permettent à des femmes, en situation de fragilité, de subvenir aux besoins de leurs familles, ouvrirait la voie à l'élaboration de programmes d’action qui répondraient plus efficacement et durablement aux besoins des intéressées.

Cela implique de revoir les hypothèses et objectifs de certaines interventions actuelles, neutre en matière de genre, et d'explorer les moyens d'adapter ou de compléter ces interventions afin de mieux répondre aux besoins et aux réalités complexes de celles et ceux qui sont pris dans les mailles du filet.

Finalement, il est nécessaire de rappeler que l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes restent des idéaux démocratiques essentiels. Leur promotion a également un effet positif sur le succès et la durabilité des programmes de prévention de l’extrémisme violent.

 

[i] Rapport INTERPOL-ENACT, Évaluation stratégique de la criminalité organisée en Afrique, Octobre 2018, 53 pages
[ii] https://www.interpol.int/en/News-and-Events/News/2022/Transnational-crime-threats-faced-by-Africa-focus-of-INTERPOL-meeting
[iii] Amadou Tidiane Cissé, Terrorisme, la fin des frontières, Editions Harmattan, 2021, 244 pages
[iv] Interpol ENACT Report: Women as actors of transnational organised crime in Africa, November 2021, 32 pages.
[v] Romi Sigsworth, Living on the edge Women and organised crime in East Africa, Report ENACT, September 2022, 22 pages
[vi] Ibidem
[vii] Issi Sikita da Silva, Africa: When crime does pay, The African Nation, 22 Janvier 2023
[viii] Romi Sigsworth, Living on the edge Women and organised crime in East Africa, Report ENACT, September 2022, 22 pages
[ix] Michel Luntumbue, Criminalité transfrontalière en Afrique de l’Ouest : cadre et limites des stratégies régionales de lutte, pub. 2012, Wathinotes paix et sécurité 2019
[1] INTERPOL-ENACT Report: Women as actors of transnational organised crime in Africa, November 2021, 32 pages.
[1] https://gfintegrity.org/press-release/transnational-crime-is-a-1-6-trillion-to-2-2-trillion-annual-business-finds-new-gfi-report/
[1] Criminalité transnationale organisée : l’économie illégale mondialisée, https://www.unodc.org/documents/toc/factsheets/TOC12_fs_general_FR_HIRES.pdf
[1] https://www.agenceecofin.com/multimedia/2112-94067-classement-des-pays-par-l-indice-sur-le-crime-organise-en-afrique-en-2021-infographie
[1] Rapport INTERPOL-ENACT, Évaluation stratégique de la criminalité organisée en Afrique, Octobre 2018, 53 pages
[1] https://www.interpol.int/en/News-and-Events/News/2022/Transnational-crime-threats-faced-by-Africa-focus-of-INTERPOL-meeting
[1] Amadou Tidiane Cissé, Terrorisme, la fin des frontières, Editions Harmattan, 2021, 244 pages
[1] Interpol ENACT Report: Women as actors of transnational organised crime in Africa, November 2021, 32 pages.
[1] Romi Sigsworth, Living on the edge Women and organised crime in East Africa, Report ENACT, September 2022, 22 pages
[1] Ibidem
[1] Issi Sikita da Silva, Africa: When crime does pay, The African Nation, 22 Janvier 2023
[1] Romi Sigsworth, Living on the edge Women and organised crime in East Africa, Report ENACT, September 2022, 22 pages
[1] Michel Luntumbue, Criminalité transfrontalière en Afrique de l’Ouest : cadre et limites des stratégies régionales de lutte, pub. 2012, Wathinotes paix et sécurité 2019