L'Allemagne en Afrique : Vers une stratégie de distinction ? Spécial

Timbuktu Institute – Novembre 2023

Dans le cadre de la chronique hebdomadaire du Timbuktu Institute – African Center for Peace Studies en partenariat avec Medi1TV, Dr. Bakary Sambe revient sur la tournée synchronisée de l’exécutif allemand avec le voyage du Chancelier Olaf Scholz au Nigeria et au Ghana et du Président Frank-Walter Steinmeier en Zambie et en Tanzanie. Mais pour le directeur du Timbuktu Institute, en plus des enjeux énergétiques et sécuritaires, ces deux visites sont marquées par ce qui pourrait relever d’une stratégie de « distinction » ayant pris en compte « le contexte et les attentes dans un continent où souffle un vent irréversible de souverainisme et de forte demande de respect et de dignité ». De même, faisant référence à cette visite synchronisée, le chercheur considère que la demande de pardon aux peuples africains persécutés « humblement assumée » par le Président allemand, « marque une nette différence dans un contexte où les symboles ont tout leur poids dans le jeu des relations internationales et surtout des nouveaux rapports entre l’Afrique et l’Europe ». Bakary Sambe, répond, ici aux questions de Sana Yassari

Dr. Bakary Sambe, suite à la crise au Niger, vous évoquiez la complexité du rôle de l’Europe au Sahel où son "champion", la France, traverse certaines difficultés. Chose rare ou presque inédite, le chancelier et le Président allemand se trouvent au même moment en tournée africaine. Selon vous, qu'est-ce que cela peut-il réellement signifier dans la stratégie africaine de Berlin ?

Au plan symbolique, ce serait sans doute un excellent cas d’étude de relations internationales dans nos universités. Une visite croisée des deux moteurs de l’Union Européenne, la France et l’Allemagne : l’une - la France - subitement tournée vers l’Est suite au départ chaotique du Niger avec un Emmanuel Macron qui, dans un réflexe d’ajustement rapide, se rue déjà vers le Kazakhstan pour sécuriser l’approvisionnements en uranium. L’autre puissance - l’Allemagne - envoie tout son exécutif (le chancelier et le président) qui se rend en Afrique pour aussi des raisons énergétiques avec le gaz (GNL) d’Afrique de l’Ouest qui est, actuellement, au cœur de tous les enjeux. Il y a aussi la volonté de l’Allemagne de peaufiner son image de marque d’ancienne puissance coloniale repentie de son passé. Mais, il est clair que le voyage concomitant des deux têtes de l’Exécutif allemand en Afrique me semble historique. Je ne crois pas que, dans le passé, un Chancelier et un Président allemands aient déjà effectué, de cette manière, une visite synchronisée en Afrique ou vers un autre continent.

Mais vu la manière dont cette visite en Afrique se déroule, pourrait-on parler d'un certain partage des rôles ? Aussi, au-delà des discours, quel est réellement l'enjeu de cette visite dans le contexte actuel ?

Je pense qu’on pourrait parler, cette semaine, d’une véritable offensive allemande en marche. Mais cette fois-ci, il y a, apparemment, un partage des rôles et une diversification des approches : le Chancelier Olaf Scholtz, comme on l’a vu, fait, lui, un focus sur la sécurité énergétique par le bilatéral avec le Nigeria, pour s’adapter suite à la crise des approvisionnements gaziers russes, du fait de la guerre russo-ukrainienne. Tandis que pour la sécurité en Afrique de l’Ouest, le chancelier allemand suit l’approche multilatérale par le biais d’un soutien financier à la CEDEAO d’un montant de 80 millions d’euros avec un volet « paix et sécurité » en s’appuyant sur une institution faîtière incontournable malgré ses difficultés actuelles. Pendant ce temps, le Président allemand, Frank-Walter Steinmeier, qui a un rôle exécutif plutôt honorifique, joue la carte symbolique et mémorielle de la repentance pour le passé colonial répondant, ainsi, à une forte demande de la rue et de la jeunesse africaines dans un contexte tellement marqué par le souverainisme et la « reconquête de la dignité ». C’est exactement le sens de la déclaration du président Allemand qui reconnaît que, je cite, « nous devons faire face à cette histoire afin de pouvoir construire, ensemble, un avenir meilleur ».

Alors, Dr. Sambe, il y a eu des gestes et des paroles marquants, notamment la très symbolique demande de pardon aux Africains de la part du Président allemand par rapport au passé colonial. L'Allemagne est-elle, alors, en train de marquer des points qui pourraient davantage la positionner au Sahel où on semble assister à une véritable redistribution des rôles et des places ?

Il est vrai que l’Allemagne est souvent vue en Afrique comme une nation très fière mais semble, par ce geste du président allemand, faire preuve de moins d’orgueil que la « Grande Nation », comme on appellerait ironiquement la France dans le milieu diplomatique européen au 19 siècle. Déclarant publiquement, clairement et humblement : « J’ai honte de ce que les soldats coloniaux allemands ont fait subir à vos ancêtres », ces mots du Président allemand, en visite en Afrique australe, résonneront, à coup sûr, encore longtemps sur tout le continent. Là, il faut constater que l’Allemagne, a eu le courage et surtout l’intelligence politique de faire face à son passé et faire œuvre de contrition envers les peuples victimes comme les Maji-Maji, les tribus Herero et Nama Nama en Namibie en disant clairement : « En tant que président allemand, je voudrais demander pardon ». On sait que la premier génocide perpétré par les Allemands, s’est passé en Namibie et le symbole de cette repentance est simplement puissant. D’un point de vue stratégique et diplomatique, je crois que cette visite synchronisée est loin d’être anodine. Car, avec sa nouvelle stratégie de sécurité nationale, et suite au rejet de la France par les opinions publiques et certains États Africains, l’Allemagne se positionne, au moins en faisant le contraire de la politique et de l’attitude reprochées à Paris, notamment, en demandant pardon de manière simple et humble. Même si cela pourrait relever de la realpolitik, les symboles ont leur poids dans les relations internationales.