Entre solutions endogènes, impératifs de sécurité collective et risques de fragilisation de l’architecture régionale (Interview Dr. Bakary Sambe) Spécial

Source : Le Soleil – 1er décembre 2023

Visage familier du Forum International de Dakar, Dr. Bakary Sambe est le fondateur et directeur régional du Timbuktu Institute – African Center for Peace Studies (Bamako, Dakar, Niamey). Ses travaux actuels dans le cadre du Timbuktu Institute s’articulent autour de l’expérimentation des solutions agiles en zones de crise. Dans le cadre du lancement prochain de l’Observatoire des Fragilités et des Résiliences (Frangily Observatory of West Africa for Resilience & Democracy - FOWARD), il est intervenu au Forum International de Dakar sur la paix et la sécurité pour insister sur l’approche sécurité humaine. C’est à la suite de cette intervention qui a porté sur la nécessité de concilier coopération internationale et stratégies endogènes que nous avons eu avec lui cet entretien

 Vous participez depuis des années au Forum international de Dakar qui est à sa 9ème édition. Quel est selon vous la place et le rôle de cet événement dans la réflexion stratégique sur les questions de paix et de sécurité en Afrique ?

 

En organisant ce Forum qui a été clôturé hier sa 9eme édition, le Sénégal ne fait que conforter sa position stratégique ainsi que sa spécificité sur le continent africain, le distinguant souvent comme un modèle de résilience. Notre pays est aussi, un continuum sociopolitqiue et historique du monde arabe (situé juste au Sud de la Mauritanie) avec un positionnement spécifique au sein du monde musulman. Rare pays africain ayant accueilli deux sommets de l’Organisation de la coopération islamique. Le contexte géopolitique régional lourd de risques coïncide, pour le Sénégal, avec un tournant décisif sur le plan géostratégique et l’imminence de l’exploitation d’importantes ressources minières et énergétiques dans une configuration complexe de rivalités internationales accentuées par la présente guerre en Ukraine et ses diverses implications. Le Sénégal est, aussi, une des plus importantes destinations universitaires sous régionales, en plus d’institutions de recherches et Think tanks de renommée internationale comme le Centre des Hautes Études de Défense et de Sécurité (CHEDS), le siège régional du Timbuktu Institute couvrant toute la région, de l’Institut d’études de sécurité (ISS), d’Afrikajom Center, WATHI, IPAR etc. Ce sont tous ces éléments qui imposent notre pays sur le nouvel échiquier de l’économie de la connaissance et de la pensée stratégique. En tant que plateforme diplomatique régionale, le repositionnement du Sénégal, dans les relations arabo-africaines depuis le sommet d’Alger, ainsi que sa récente présidence de l’Union Africaine, consolident sa position sur la scène diplomatique et internationale, surtout dans le contexte des nouvelles reconfigurations sud-sud. Sur ce point précis, il y a bon espoir que les partenaires classiques de nos pays puissent admettre les profondes mutations de nos rapports non pas comme un défi ou une quelconque défiance mais comme une précieuse opportunité à saisir pour repartir sur de nouvelles bases.

La région ouest africaine comme d’autres du continent, est sujette à des crises multiformes depuis des années avec une instabilité institutionnelle et des tensions sécuritaires. Comment faire en sorte que ces deux phénomènes soient amoindris ?

 La réflexion qui a animé les différents panels et ateliers du Forum a permis de réitérer ce désir d’accorder davantage, aux stratégies endogènes, la dignité de solution. Lors du Panel sur la sécurité humaine auquel j’ai prispart, j’ai tenu à rappeler le triste constat qui fait que malgré plus d’une décennie d’engagement, les États et les partenaires internationaux du Sahel n'ont gagné ni la guerre contre les terroristes, ni la paix avec les populations locales. C’est en cela qu’il a été grandement question d’envisager comment repartir sur de nouvelles bases pour, à la fois, ne pas perdre de vue notre contrainte commune de sécurité collective mais aussi, opérer le nécessaire changement de paradigme qui commencera par une certaine humilité de reconnaître nos échecs communs. Vous savez, l’édition 2023 du Forum s’est déroulée dans un contexte de grandes interrogations avec des coups d'État qui se sont multipliés dans la sous-région et la recrudescence des attaques terroristes malgré les promesses de sécurité de la part des juntes arrivées au pouvoir. Mais la création de nouveaux ensembles tels que l’Alliance des États du Sahel (AES, regroupant le Burkina Faso, le Mali et le Niger) autour de la Charte dite du Liptako-Gourma est un signal préoccupant bien que certains y voient un effort de synergie à saluer. Alors qu’on a plus que jamais besoin de la coordination et de la mutualisation régionales des efforts, nous risquons d’en arriver à un affaiblissement de la CEDEAO voire la disparition tacite en vue du G5, qui étaient des acteurs-clés dans la lutte contre le terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest de manière générale. C’est une véritable fragmentation des efforts régionaux de lutte contre le terrorisme du fait qu’avec l’Alliance des États du Sahel, les autres États pourraient se sentir exclus ou marginalisés, ce qui risque de nuire aux efforts de coopération et de coordination nécessaires pour faire face efficacement aux défis sécuritaires communs. Je ne parle même pas de l’impact négatif sur les efforts de l’UA avec l’affaiblissement de son rôle dans la mesure où cette nouvelle initiative entre les régimes militaires compliquera ses tentatives de coordination de ses efforts en matière de sécurité à l’échelle continentale.

Que faire dans ce cas ?

Je pense que ce sont ces défis majeurs qui ont motivé l’appel du Président Macky Sall en direction de tous les pays et surtout des militaires à éviter d’aggraver la situation régionale déjà assez préoccupante. Comme il le suggère, il faudra des solutions urgentes en matière de consolidation de l’État de droit mais aussi du renforcement de la sécurité collective par une meilleure mutualisation des efforts (Le forum a, d’ailleurs, traité de la réactivation de la force africaine en attente). Les solutions ne pourront être efficientes que dans le cadre d’une approche holistique telle que proposée par le président sénégalais pour accélérer le développement des pays du continent en favorisant l’investissement et le renforcement du capital humain indissociables de l’impératif de paix et de sécurité.

Aujourd’hui comment faire pour que des solutions endogènes soient prises en compte dans la résolution des crises qui secouent l’Afrique de l’Ouest et le Sahel ?

 Aussi bien dans l’allocution d’ouverture du Président Macky Sall que lors des différentes interventions, on notait bien cette nouvelle préoccupation d’aligner l'approche internationale et les stratégies endogènes. S’il y a une tendance globale qui a pu émerger lors de cette 9e édition du Forum de Dakar, c’est bien celle d’une prise de conscience de réactivation des mécanismes endogènes en termes de dialogue et de médiation et une nette volonté de mitiger les approches du tout-sécuritaire. Dans le cadre de la rédaction d’un manuel de bonnes pratiques de résilience dans les zones frontalières, nous mettions, récemment, en évidence les immenses possibilités qu'ont nos communautés de transformer certaines " menaces " en " opportunités " de synergie. Il nous faudra désormais prendre en compte les réalités et les contraintes des populations locales de même que nous devons cesser de négliger les ressources endogènes et des références culturelles pour surmonter les tensions et mieux valoriser les mécanismes traditionnels de médiation et de gestion des conflits communément et culturellement admis. En tout état de cause, je reste persuadé que le démantèlement de l’architecture régionale de sécurité en s’aventurant dans des positions extrêmes et conjoncturelles ne fera qu’aggraver la situation des pays de la région.

Comment selon vous impliquer les régimes déjà en place ?

Vous savez, ignorer l’état de fait que ces régimes installés à la tête de pays ayant connu des coups d’État s’inscrivent sur le temps long et qu’il faudra absolument en faire des interlocuteurs participerait d’un manque de réalisme. Il faut sortir des positions extrêmes et de rejet et renouer le fil du dialogue dans l’intérêt des populations qui souffrent de l’insécurité et des difficultés économiques. Et, il faudrait aussi que les partenaires internationaux comprennent que le dialogue et la recherche de consensus ne peuvent être assimilés à la compromission, mais sont des vertus cardinales africaines qu’il faudrait explorer pour sortir de l’impasse actuelle. Il y va de l’intérêt aussi bien de l’ensemble des pays de la région que de celui d’une coopération co-construite sur de nouvelles bases conformément aux évolutions du monde et aux aspirations souveraines des nouvelles générations.

Source : Le Soleil, 1er Décembre 2023 – Titre adapté par Timbuktu Institute