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Timbuktu Institute – Septembre 2024
Contrairement à certaines analyses, les jeunes africains qui ont pu acclamer des juntes militaires après les annonces de coups d’État ne rejetaient pas la démocratie en soi. Ils exprimaient une désillusion, des déceptions et frustrations accumulées après des années de lutte, parfois au prix de nombreuses vies, pour justement les droits qu’octroient le régime démocratique. En fait, il ne se pose pas un problème avec la démocratie comme système de gouvernance mais il y a un malentendu sur le narratif démocratique parfois européocentré mais aussi, au fil des décennies, un véritable problème de crédibilité du discours occidental sur la démocratie aux regard des inconséquences, dû, souvent, aux sacrifices répétés du principe démocratique sur l’autel des intérêts dits stratégiques, économiques etc.
De plus, bien avant la vague de « démocratisation » des années 90, mille et une promesses de paix et de développement avaient été faites à nos pays par l’application de la recette des politiques d’ajustement structurel. Plus de trente ans après, ni la paix encore moins le développement ne sont au rendez-vous. Cette désillusion dans un contexte géopolitique en pleine mutation combinée à la mal gouvernance et à l’usure d’une élite politique déconnectée des aspirations d’une jeunesse « hyper-connectée » faisant face aux dures réalités d’une mondialisation néolibérale a alimentée tous les scepticismes sur l’efficience du modèle démocratique.
Pourtant ce dernier n’a jamais été rejeté en soi mais il se trouve qu’il s’exprime un ardent désir de réinvention et surtout d’endogénéisation d’un principe, d’un esprit, certes universel, mais auquel les différentes déclinaisons intelligibles pourraient donner corps et surtout substance.
Le principe démocratique souffrira aussi bien de l’idéalisme européocentré, des travers des démocraties modernes et de la dégradation continue de l’état de la démocratie qui n’a pas épargné le continent africain avec son lot de violation des droits humains, de restriction des libertés etc. C’est dans ce contexte que surgissent des coups d’État militaires et des régimes autocratiques se nourrissant de discours populistes allant jusqu’à vanter des modèles anti-démocratiques dans un environnement international où même les démocraties dites « modernes » ne sont pas épargné par les différents travers du néolibéralisme entre autres maux.
Un début de prise de conscience des obstacles à la démocratie et la reconnaissance des travers de la déclinaison du principe lui-même sont devenus des éléments essentiels dans la réflexion sur la nécessité de promouvoir ce mode de gouvernance malgré les « vents défavorables », les approches culturalistes portées par un vent de populisme balayant tous les continents et ses effets mondialisés.
Sortir de l’idéalisme européo-centré d’une « démocratie représentative occidentale »
Il est vrai que pour donner à la démocratie une « essence occidentale », contraire à sa portée universelle, on établit souvent, à tort, une filiation, une continuité entre la démocratie athénienne et la démocratie moderne en omettant de rappeler que les pères fondateurs de la démocratie moderne étaient opposés à la démocratie, comme Platon, en y voyant une sorte d’ochlocratie, « gouvernement de la foule, de la multitude, de la populace », une sorte de « tyrannie » ou de « dictature » de la majorité : John Adams (vice-président de G. Washington avant de devenir président des Etats-Unis, disait que la démocratie « est un gouvernement arbitraire, tyrannique, sanglant, cruel et intolérable »[1]. De même en France, d’éminents acteurs de la Révolution de 1789 parlaient des « vices », des « folies » de la démocratie associée tantôt à l’anarchie, tantôt au despotisme, en la rejetant avec horreur comme « le plus grand des fléaux »[2]. On retrouve le même rejet chez les penseurs libéraux du début du XIXe s. B. Constant, A. de Tocqueville, et bien d’autres. Ce n’est qu’en inventant, au milieu du XIXe s., la « démocratie représentative », opposée à la démocratie athénienne (gouvernement du peuple, par le peuple lui-même), que les fondateurs de la « démocratie libérale » ont fini par adhérer à l’idée démocratique[3].
Il faut admettre que cela relève d’un certain idéalisme que de parler de continuité entre la « démocratie directe » athénienne et la « démocratie représentative occidentale », comme on se plait à le dire. Cependant, s’il y a continuité, c’est à un autre niveau qui est souvent occulté : celui qui concerne les bénéficiaires et les exclus de la démocratie. Que ce soit dans les antiques expériences de démocratie directe, ou dans les formes modernes et contemporaines, la démocratie est fondée sur la reconnaissance de l’égalité et de la liberté des membres de la société politique qu’Aristote distinguait de la « société domestique » ; celle-ci étant régie par l’inégalité et la soumission des inférieurs aux supérieurs : les esclaves à leurs maîtres, les femmes aux hommes, les petits aux grands, les « barbares » aux « civilisés », etc. De ce point de vue, la société démocratique peut être définie comme une société dont les membres sont libres et égaux. Par conséquent, lui ôter un de ces piliers, ou les deux, c’est la vouer à disparaître en tant que telle.
Le grand problème, c’est qu’elle a été, dans ses formes antiques comme modernes, le privilège d’une minorité – les hommes libres à Athènes, les peuples des métropoles coloniales à l’exclusion des « indigènes » et des « esclaves » avant la reconnaissance formelle des droits civiques et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il est important d’admettre que la démocratie a vu le jour et s’est épanouie, jusqu’ici, dans le cadre de contextes rendant l’aspiration à la liberté, à l’égalité et à l’autodétermination un besoin pour la population d’un pays, ou d’une partie d’entre elle, du fait que ses besoins vitaux étaient satisfaits, sinon par sa propre activité, du moins par l’exploitation d’autres populations qui sont souvent, pour ne pas dire toujours, exclues des bienfaits du vivre ensemble démocratique. C’était le cas à Athènes, dans l’antiquité, où les hommes libres (environ 15% de la population) étaient dégagés des activités nécessaires à satisfaire leurs besoins fondamentaux, par l’exploitation des esclaves, des femmes et des métèques, ou étrangers, travaillant dans l’artisanat et le commerce.
Admettre les travers des démocraties modernes
Il est, aussi, une réalité que certaines démocraties modernes n’ont vu le jour qu’à la faveur des richesses accumulées grâce aux découvertes maritimes, à la pratique à une grande échelle de l’esclavage, à l’extermination ou à la soumission des indo-américains, au pillage des richesses des pays et des continents colonisés et à l’échange inégal avec les pays échappant à la colonisation ou accédant à l’indépendance après des décades et des siècles de domination coloniale par les pays jouissant de la démocratie et la finançant grâce à l’exploitation du plus grand nombre. Les chiffres sont éloquents à ce titre : 85% de la population de l’antique Athènes, près de 90% de la population de la planète exclus de la démocratie et exploités par une minorité de nantis des pays dominants depuis des siècles. Ainsi, de nos jours, selon les rapports publiés tous les deux ans par l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA International), le taux de la population jouissant réellement de la démocratie est inférieur à ce qu’il était à Athènes dans l’antiquité. En 2014, 12,5 % des pays évalués sont des démocraties à part entière, 35,5 % sont des démocraties imparfaites, 14,4 % des régimes hybrides et 37,6 % des régimes autoritaires (Voir la carte ci-dessous).
Une dégradation continue de l’état de la démocratie qui n’a pas épargné l’Afrique
Le rapport IDEA International de l'année 2015, publié le 5 mars 2016, souligne une forte dégradation de l’état de la démocratie dans le monde. La plupart des pays africains font partie des régimes autoritaires ou, au mieux, hybrides. La situation ne va pas en s’améliorant. En 2020, pour la cinquième année consécutive, le nombre de pays évoluant dans le sens de l’autoritarisme a dépassé le nombre de pays en voie de démocratisation. Des pays considérés comme faisant partie des plus grandes démocraties du monde, comme le Brésil et l’Inde, connaissent un recul démocratique inquiétant. Ces régressions de la démocratie affectent des pays comme les États-Unis, la Hongrie, la Pologne et la Slovénie. Même dans les démocraties établies, les pouvoirs issus de véritables élections ont de plus en plus tendance à recourir à des méthodes autoritaires. Souvent, ces reculs de la démocratie rencontrent un certain soutien populaire. Les rapports concernant l’état de la démocratie dans le monde attirent l’attention sur l’évolution alarmante enregistrée en 2020 qui a vu le nombre de pays devenant de plus en plus autocratiques atteindre un niveau jamais connu auparavant.
Dans le cadre de cette évolution générale, l’Afrique compte parmi les continents où ces reculs sont des plus inquiétants ; les progrès enregistrés au cours des trois dernières décennies marquent le pas ou connaissent un net recul. Souvent, les résultats des élections sont contestés, parfois avec violence. Contournement de la règle de limitation du nombre de mandats présidentiels (13 pays africains ont modifié ou supprimé les dispositions constitutionnelles relatives à la limitation du nombre de mandats présidentiels entre 2015 et 2020), résurgence de changements anticonstitutionnels, répression des partis d’opposition et des populations qui les soutiennent, et autres entorses sont des motifs de désenchantement démocratique, notamment parmi les jeunes qui représentent 75% de la population de pays soumis aux caprices de gérontocraties usées par des décennies de pouvoir autocratique, autoritaire, corrompu et sourd aux demandes de la société. Ces évolutions sont à l’origine de la multiplication des interventions militaires, ou s’appuyant sur l’armée, comme en Algérie, en Égypte, au Soudan au Zimbabwe, ou plus récemment au Mali, au Tchad et au Burkina.
Parfois, ces interventions sont soutenues par la population dont les conditions de vie se dégradent de jour en jour : en 2020, 34 pays africains (68 %) font partie du dernier quartile mondial en matière de bien-être élémentaire. L’intervention de l’armée apparait comme un moyen de débloquer des situations d’impasse et sont saluées par une population désespérée et qui ne sait plus à quel saint se vouer. Beaucoup de jeunes pour qui tous les horizons sont bouchés acclament les coups d’Etat militaires et saluent les interventions du groupe Wagner, de la Russie, de la Chine, de la Turquie et d’autres puissances internationales ou régionales pour qui la démocratie est le dernier de leurs soucis. C’est aussi le cas des jeunes qui, n’ayant plus aucun espoir de s’en sortir dans le pays, font tout pour partir y compris en risquant leur vie dans la traversée du Grand Sahara puis, quand ils y arrivent, en tentant de passer vers l’autre rive de la Méditerranée devenue le plus grand cimetière africain, dans l’indifférence des démocraties européennes qui se barricadent ; ou en rejoignant les groupes armés jihadistes pour qui la démocratie et les droits humains ne sont que les « hérésies des temps modernes » qu’ils se proposent d’éradiquer.
Restriction des libertés et violation persistante des droits humains
A l’ombre de ces évolutions, on assiste à la restriction des libertés en général, et de la liberté d’expression en particulier, dans au moins 29 pays. Les violations des droits humains se multiplient. La violence à l’égard des femmes augmente. Les réformes constitutionnelles ont en partie compromis la lutte contre les inégalités entre les genres. La responsabilité de cette situation incombe aux autorités des pays concernés, certes ; mais les grandes puissances ont aussi une grande part de responsabilité que ce soit en raison du passé colonial non encore dépassé, ou du point de vue des politiques néocoloniales s’appuyant sur des régimes autoritaires, voire des dictatures corrompues, et sur les institutions financières et l’OMC pour imposer des politiques néolibérales de réajustement structurel, de libre circulation des capitaux et des marchandises, de désengagement social de l’Etat se traduisant par le recul des services publics dans les domaines de la santé, de l’enseignement, de l’habitat, des transports, de soutien aux plus démunis, etc.
Conscience des obstacles à la démocratie : griefs et reproches au néolibéralisme
Il est difficile de tenir un discours crédible sur la promotion de la démocratie sans s’arrêter sur les effets de la mondialisation néolibérale et ses connivences avec les différentes expressions de la révolution conservatrice qui se développent, sous différentes formes, partout dans le monde : néoconservateurs, Tea Party et autres mouvances suprématistes en Amérique du Nord, mouvements identitaires d’extrême droite en Europe, eurasistes et national-orthodoxes en Russie et dans les pays de l’ex-empire soviétique, hindouisme politique ultra nationaliste et xénophobe en Inde, intégrisme catholique et fondamentalisme évangélique de mèche avec des partis d’extrême droite en Amérique du Sud, extrémisme juif en Israël et dans les diasporas juives, islam politique et mouvements islamo-nationalistes dans les pays musulmans et en Afrique, etc. Partout, c’est « la double impasse des fondamentalismes marchands et religieux à l’assaut de l’universel », selon l’expression de Sophie Bessis[4].
On pourrait penser qu’au lieu de favoriser la généralisation du progrès économique et social et de la démocratie, comme promis et annoncé par ses « prophètes » et ses promoteurs, le néolibéralisme a contribué, partout, à l’aggravation des inégalités et à la concentration des richesses entre les mains d’un infime minorité (les 1% les plus riches ont vu leur part de la croissance des revenus passer de 16% en 1980 à 27% en 2016, pendant que les revenus des 50% des plus pauvres ont stagné autour de 9%. ; selon le rapport de l’Observatoire des inégalités publié en septembre 2020, les 1% les plus riches détiennent, en 2020, près de la moitié de la richesse mondiale). Sur le plan politique, ces évolutions ont conduit à l’affaiblissement, voire à l’effondrement des Etats-nations les plus fragiles. Là où on attendait le triomphe de la démocratie et de l’Etat de droit, on a assisté aux purifications ethniques, à de nouveaux génocides, au développement des populismes sur fond de guerres des religions ou des cultures, aux replis sur des « identités meurtrières », selon l’expression d’Amine Maalouf, favorisés par la remise en cause des solidarités nécessaires pour faire reculer les inégalités et la « misère du monde » incompatibles avec le vivre ensemble démocratique.
Certains, comme Mohamed-Chérif Ferjani, pensent même que pour occulter la responsabilité de la mondialisation du néolibéralisme dans le recul de la démocratie, on a préféré la recherche de boucs émissaires en parlant de « clash des civilisations » inhérent à l’hostilité de certaines cultures, ou de certains « Etats voyous », à l’égard de la démocratie et de l’Occident. Lors d’un entretien dans le cadre de la préparation de ce rapport il dresse des constats inquiétants. Selon lui, « pour réduire ces menaces, et au nom de la guerre contre le terrorisme, les puissances se présentant comme les champions de la défense de la civilisation contre la barbarie, de la démocratie contre la dictature et le totalitarisme, se sont donné le droit de mener des interventions pour soi-disant instaurer des régimes démocratiques et des Etats de droit et éliminer des dictatures opprimant leurs peuples et menaçant la paix de pays voisins et dans le monde ». Partout, ces interventions ont conduit à l’affaiblissement, voire à l’effondrement, des Etats visés, laissant le terrain libre au chaos et à « la guerre de tous contre tous » avec son lot de violations des droits humains, de misère, de déplacement de millions de personnes fuyant les exactions de groupes terroristes se disputant le pouvoir comme en Irak, en Syrie, en Libye, en Afghanistan, en Somalie, dans de vastes territoires de plusieurs pays africains, etc. Ces interventions et leurs conséquences ne sont pas sans rapports avec le recul de la démocratie dans les régions et les pays concernés.
[1] Lettre datée du 18 août 1807 dans Charles F. Adams (dir.) Correspondances Between John Adams and Mercy Warren, New-York, Arno Press, 1972, p.394.
[2] Voir François Furet et Ran Halévi (dir.), Orateurs de la révolution française, Paris, Gallimard, 1984
[3] Voir Francis Dupuis-Déri, Démocratie, histoire d’un mot aux Etats-Unis et en France, Lux Editeur, Paris 2019.
[4] voir son livre La double impasse, l’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La Découverte, 2014.