Afrique, Francophonie et « sentiment anti-français » : Peut-on sortir des malentendus historiques ? Spécial

Entretien réalisé par Ambre Delcroix

Le 19e Sommet de la Francophonie, prévu en France les 4 et 5 octobre 2024, se tient dans un contexte de tensions croissantes entre Paris et les régimes de certains pays francophones d’Afrique de l’Ouest, singulièrement du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Ces tensions sont marquées surtout par des critiques parfois virulentes de la politique française en Afrique. Ce rejet de la politique française sur le continent a été théorisé depuis quelques années par certains comme étant « le sentiment anti-français ». La langue française échappe-t-elle à ce champ ? Est-elle aussi rejetée ou en recul d’utilisation dans les pays d’Afrique de l’Ouest où « le sentiment anti-français » est le plus prégnant ?

À la croisée des chemins entre héritage colonial, outil de modernité, influence politique et diversification linguistique, quel sera l’avenir du français en Afrique francophone ? Docteur Bakary Sambe, Directeur régional de l’institut de recherche Timbuktu Institute – African Center for Peace Studies, également enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis (Sénégal), nous apporte des éléments de réponse éclairés. Grand entretien.

Tama Média : On observe ces dernières années, dans certaines régions d’Afrique francophone, un rejet de la politique étrangère française. Ce qui est considéré par certains et dans les médias comme un « sentiment anti-français » dans les pays africains en crise avec la France. Que traduit réellement ce sentiment qualifié d’anti-français ?

Dr. Bakary Sambe : Le terme « sentiment anti-français » me semble un raccourci, un fourre-tout qui ressemblerait à un exutoire permettant d’échapper à un nécessaire exorcisme collectif constamment refoulé. L’attitude de certains jeunes africains vis-à-vis de la France ou plus précisément de sa politique traduit, à mon sens, une forme de défoulement d’une génération héritière d’un partenariat ou d’un couple traversant, ce que j’appelle souvent une « crise de la soixantaine » (soixante ans après les indépendances).

Cette génération n’est pas dans la haine ou un simple ressentiment. Elle est, en fait, dans une forte demande de renouvellement du paradigme même de la coopération entre la France et les pays africains, un désir de rupture d’avec les pratiques anciennes devenues inacceptables. Une jeunesse hyper-connectée et consciente de sa capacité d’agir sur les perceptions qui structurent la nouvelle mondialisation au moment où la France n’avait pas encore pris toute la mesure des bouleversements et des évolutions imposant un changement de paradigme.

L’utilisation du français a-t-elle souffert de cette conjoncture ou cela concerne davantage les relations diplomatiques et économiques ?

L’utilisation du français n’a pas du tout souffert de cette conjoncture car cette langue n’appartient pas à la France ; elle est la propriété malléable de ses locuteurs qui se trouvent majoritairement en Afrique, qui est le cœur battant de la Francophonie.

D’ailleurs, et cela pourrait paraître paradoxal, cette jeunesse adresse ses critiques les plus virulentes à la France en langue française dans toutes ses subtilités, parfois dans une satire enrobée d’une frustration rassurante pour la relation si critiquée. Parce que justement, la frustration est encore preuve d’attachement ; l’indifférence serait plus inquiétante car synonyme d’une totale rupture.

Les nouvelles générations, artistes, écrivains ou intellectuels francophones d’Afrique de l’Ouest, comment perçoivent-elles la langue française ? Associent-elles cette langue à un héritage colonial ou à un outil de mobilité et d’opportunités ?

La langue française est d’abord un médium permettant aux intellectuels de se parler et de parler au monde et à la création artistique de voyager à l’intérieur même du continent. Les cinématographies sénégalaise, burkinabè, ivoirienne et congolaise ont pu inonder le continent en empruntant ce médium et parfois même en se l’appropriant et y mettant les marques culturelles endogènes. Un Français a parfois besoin d’être initié à ce français créateur de néologismes et d’expressions pour percer les subtilités d’une langue que les artistes et écrivains du continent se sont approprié pour lui donner vie, substance et une nouvelle respiration. C’est pourquoi, je minimise l’effet de la charge symbolique comme relique coloniale.

En fait, dans un contexte de mondialisation, de pré-pensées McDonnalisées (c’est-à-dire “mondialisées et standardisées”, NDLR), les Africains ne subissent plus passivement une langue française essoufflée par ses archaïsmes et autres rigueurs, ils lui donnent un nouveau souffle tout en lui imposant leurs marques culturelles qui la fécondent. Par leur créativité, ils lui font porter leurs revendications, leurs acerbes critiques vis-à-vis de la France et même leurs espoirs parfois déçus d’une coopération plus conforme à l’esprit d’une francophonie plus solidaire en termes de mobilité.

En même temps, ils en usent comme un moyen facilitant la mobilité à l’intérieur du continent de la même manière que certains ressortissants de pays anglophones apprennent le français pour mieux circuler et s’épanouir professionnellement et s’offrir plus d’opportunités dans l’espace Cédéao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, NDLR). Les cadres subsahariens au Maroc y évoluent plus facilement avec plus d’opportunités de carrières grâce à leur maîtrise du français, le temps que ce pays ne parachève son glissement progressif vers l’anglais.

Quel rôle les institutions francophones (comme l’Organisation internationale de la Francophonie OIF) peuvent-elles jouer pour promouvoir la langue française tout en respectant les dynamiques locales, notamment dans des contextes de rejet de l’influence française ?

Il y a un préalable imprescriptible qui est de revenir à un nouvel humanisme francophone sincère, fondé sur l’égalité et le respect mutuel et de la diversité, nous ramenant à l’idée de civilisation de l’universel dont parlait Senghor. Ce ne sera pas par les beaux discours mais en redonnant de la substance au fait d’être francophones et partageant un destin.

Naturellement, la maîtrise de l’anglais, par le jeu d’une mondialisation signifiant l’uniformisation négatrice des diversités, est devenue une nécessité professionnelle et pour s’ouvrir aux autres modes de pensées et philosophies. Si à Sciences Po et HEC (Paris, deux établissements de l’enseignement supérieur français de renommée internationale, NDLR), les filières les plus prometteuses sont en anglais, comment vouloir enfermer les Africains dans l’illusion d’une suffisance linguistique ?

« Si la francophonie renoue avec ses valeurs fondatrices elle retrouvera sa place »

L’autre rôle des institutions francophones est de réinventer un cadre qui vise à promouvoir l’égalité et la diversité enrichissante au lieu de la domination réductrice. Bien qu’on s’achemine vers le bilinguisme , voire le plurilinguisme en plus de la renaissance des langues africaines dans le cadre d’un fort enracinement – pour parler comme (Léopold Sédar) Senghor – qui n’est pas incompatible avec l’ouverture au monde, si la francophonie renoue avec ses valeurs fondatrices elle retrouvera sa place. Ce qui se passe sur le continent, en termes de diversification linguistique, ne relève pas d’un rejet de la francophonie, mais d’un certain utilitarisme bien que le français reste une langue qui véhicule et agite des idées.

« Le terme “sentiment anti-français” (vous) semble un raccourci, un fourre-tout qui ressemblerait à un exutoire permettant d’échapper à un nécessaire exorcisme collectif constamment refoulé. » C’est ce que vous avez tantôt expliqué. À long terme, ce sentiment qualifié d’anti-français pourrait-il favoriser davantage une réorientation vers d’autres alliances linguistiques et culturelles, comme le Commonwealth anglophone ou l’Union Africaine (UA) ?

Ce que certains appellent de manière réductrice le « sentiment anti-français » n’est pas sorti du néant, c’est la résultante d’une accumulation de facteurs. Mais, comment donner une envie de plus de francophonie dans le sens d’une communauté linguistique, de cultures et de valeurs partagées à toute une jeunesse pour qui la Francophonie c’est : « parlez français mais surtout restez chez vous » ? En plus, dans les institutions et programmes francophones, on devrait prêter plus attention à la perception d’un poids politique dominant de ce que j’appelle la « Francophonie du Nord ».

Son poids et son influence sont assez disproportionnés par rapport à leur poids démographique et numérique au sein de l’Organisation. À lui seul, le plus grand pays francophone est la République démocratique du Congo, en superficie (2.345.409 km²) faisant 4 fois la France et 80 fois la Belgique, avec une population qui avoisine les 100 millions (105.625.114 habitants en 2024 selon les données démographiques), largement plus du double de celle du Canada (estimée cette année à 39.107.046, NDLR).

« Les symboles sont aussi importants pour sortir des malentendus historiques »

Ce qui séduit et attire certains pays francophones comme le Gabon ou le Togo (juin 2022) vers le Commonwealth dont ils ne parlent pas la langue, par exemple, c’est le fait d’avoir créé des espaces de coprospérité dans le cadre d’une communauté avec une certaine substance. L’Angleterre n’a-t-elle pas appuyé le processus qui a fait de l’Inde une puissance et donc un partenaire économique et non un simple morceau d’un pré-carré ? Les symboles sont aussi importants pour sortir des malentendus historiques. L’Inde assume plus facilement face à ses jeunes son attachement au Commonwealth, en leur montrant fièrement la statue de Mahatma Gandhi à côté de celle de Winston Churchill (ancien Premier ministre du Royaume-Uni) sur la prestigieuse Parliament Square de Londres.

Il y a certes, l’Université Senghor d’Alexandrie (en Égypte) et des projets comme celui de la Maison des mondes africains à Paris pourraient être un bon stimulant pour plus de symbolisme et surtout de signaux vers une francophonie plus conforme à son esprit de départ. Mais il faut encore des efforts dans ce sens.

Justement. Quel avenir envisagez-vous pour la Francophonie en Afrique de l’Ouest, dans un contexte où la langue française se trouve à la croisée des chemins entre héritage colonial et outil de modernité ?

La Francophonie a autant besoin de se réinventer que de se ressourcer par un retour à ses valeurs de départ. Si, au Niger, dans le pays de Diori Hamani (1916-1989), un des pères fondateurs de la Francophonie, on incendie un Institut français (à Zinder, en janvier 2015), c’est que le fil du dialogue civilisationnel semble rompu. En plus, on devrait prêter la plus grande attention au phénomène de la contestation du statut de la langue française dans l’enseignement et l’usage officiel dans certains pays. C’est une situation complexe dans laquelle se mêlent frustrations accumulées et revendications identitaires.

Beaucoup de nouvelles réalités émergent. À la Francophonie, la réflexion devra prendre en charge des questions comme les revendications des jeunes éduqués en langue arabe au Sénégal, au Mali, au Bénin et d’autres pays, et qui perçoivent que la non maîtrise du français est le frein de leur ascension sociale et de leur insertion professionnelle. Il faut voir cela plus comme un désir voire un besoin de Francophonie qu’un rejet d’une langue dont l’apprentissage leur serait utile.

« Les choses sont beaucoup plus complexes que la dialectique autour de l’héritage colonial et de la modernité. »

De même la dualité des systèmes éducatifs dans de nombreux pays francophones (entre un enseignement en arabe et français) est un sujet important. Les choses sont beaucoup plus complexes que la dialectique autour de l’héritage colonial et de la modernité.

Il sera, par exemple, surprenant de rappeler que le français, au-delà même de l’Afrique et en dépit d’un certain laïcisme, est aujourd’hui une des langues de l’islam par laquelle plus de 285 millions de musulmans (Rachid Id Yassine Décembre 2015 in ResearchGate) accèdent à une bonne partie du savoir religieux y compris en Europe et au Canada. D’ailleurs, un célèbre prédicateur suisse (d’origine égyptienne Tariq Ramadan, NDLR), jadis très influent en Europe, avait bien compris l’enjeu d’une telle réalité linguistique et sociologique en initiant, dans les années 2010, le Colloque international des musulmans de l’espace francophone (Cimef) appuyé par une institution basée au Qatar.

Sans aucune fuite en avant, c’est à l’ensemble de ces nouvelles réalités que la Francophonie devrait faire face tout en assumant son destin de creuset.


Note de la Rédaction de Tama Média : la population francophone mondiale est estimée à 327 millions à la date du 15 mars 2023, dont 52.532 francophones (51,37%) en République démocratique du Congo (RDC), 13.481 (35,63%) au Maroc, 5.684 (24,45%) au Burkina Faso, 4.669 (26,29%) au Sénégal, 4.619 (33,68%) au Bénin, 4.016 (17,24%) au Mali, 3.707 (40,94%) au Togo, 3.507 (12,89%) au Niger et 1.588 francophones (65,17%) au Gabon, pour ne citer que les pays africains mentionnés dans cet entretien. Source : ce sont les données les plus récentes de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF) de l’Université Laval et de l’Observatoire de la langue française de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), compulsées via Francoscope (une plateforme Web dynamique qui, selon sa description, diffuse des mises à jour périodiques d’effectifs mondiaux de francophones grâce aux travaux de ces deux  observatoires spécialisés). Pour obtenir des renseignements détaillés sur les méthodes de calcul, vous pouvez consulter ce document (Richard MARCOUX, Laurent RICHARD et Alexandre WOLFF (2022). Estimation des populations francophones dans le monde en 2022. Sources et démarches méthodologiques. Québec, Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, Université Laval, Note de recherche de l’ODSEF, 177 p.).