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Cette semaine, notre invité est un enseignant-chercheur au Centre d’étude des religions (CER) de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal) et un expert attitré sur la problématique de la radicalisation et les réseaux transnationaux dans le Sahel. Auteur de plusieurs publications sur différentes facettes de la radicalisation dans cette région, Bakary Sambe, par ailleurs président-fondateur du Timbuktu institute, que nous avons rencontré à la faveur d’un colloque récemment organisé à Bamako, nous parle ici de la menace terroriste telle qu’elle se présente dans la région sahélienne. Très hostile à l’approche militaire dans la lutte contre le terrorisme, il en profite pour formuler un plaidoyer en faveur d’une approche plus portée sur l’éducation et l’inclusion sociale. A l’en croire, c’est même la seule approche qui vaille.
Ledjely.com : Selon le rapport d’une étude que vous avez récemment à menée à Dakar, 90 % des jeunes que vous avez rencontrés disent se méfier des prêches radicaux. Peut-on généraliser ces résultats à l’ensemble de la zone sahélienne et conclure qu’on exagère peut-être la problématique terroriste ?
Bakary Sambe : Je ne pourrai pas dire cela, parce que je n’ai pas eu l’occasion de vérifier empiriquement cela dans les différents pays. En plus, l’étude que j’ai faite concernait les zones urbaines ou les gens étaient censés être plus informés sur le phénomène. Maintenant, il y a des données rassurantes sur lesquelles la presse n’a pas insisté. elle a plutôt beaucoup insisté sur les données alarmantes. Les données rassurantes sont les suivantes : premièrement les jeunes sont méfiants par rapport au phénomène de la radicalisation ; deuxièmement ces jeunes-là (au Sénégal) entre 78 et 81 %, rejettent tout engagement dans un mouvement djihadiste et se déclarent être prêts à dénoncer quiconque voudrait s’engager ou en tout cas à le dissuader. La 3ème chose qui est assez marquante, c’est l’attachement des jeunes aux personnalités religieuses au Sénégal, notamment aux confréries auxquelles 95 % font confiance pour ce qui est du discours religieux comme étant un discours authentique de l’Islam. A part cela, nous avons d’autres données sur lesquelles on pourra revenir, mais je crois qu’il faudrait de temps en temps, faire de telles études pour mesurer véritablement l’impact de ce phénomène et son ampleur dans la sous-région et dans le Sahel.
Et qu’est-ce qui pourrait expliquer ces résultats rassurants au moment où on dit que les jeunes ont tendance à aller en masse vers les discours religieux radicaux ?
Les résultats rassurants ne doivent pas non plus nous faire fermer les yeux sur à peu près 25 cas assez alarmants dans l’échantillon que nous avons choisi. 25 cas parmi lesquels il y a 7 qui sont assez inquiétants de personnes qui seraient tentées, dont malheureusement deux femmes qui se disent prêtes à y aller. Donc, le phénomène est encore maîtrisable avec de l’éducation, de la prévention, avec l’implication des autorités religieuses, la construction de ce qu’on appelle les résiliences communautaires avec tous les mouvements islamiques et tous les leaders traditionnels pour que ce phénomène ne prenne pas plus d’ampleur dans ce pays.
En agissant aussi sur les facteurs sociaux que sont la pauvreté et le chômage non ?
Absolument ! 45 % des jeunes interrogés disent que ce sont le chômage, la précarité et les frustrations qui les pousseraient à aller s’engager dans des groupes terroristes. Et on a pu mesurer le taux de chômage dans cette partie de Dakar où 36 % des jeunes se déclarent sans aucune activité professionnelle rémunératrice pendant que 60 % mêmes disent qu’ils sont occupés par des métiers, disent-ils « indépendants ». Si l’on décrypte cela, ça veut dire qu’ils sont dans une sorte de précarité, de vente à la sauvette, etc. comme on en trouve dans toutes les capitales de la région.
Quels sont les pays de la région les plus affectés par le péril terroriste ?
Il serait difficile de dire cela. Mais on pourrait rapidement dégager une forme de typologie sur trois types de pays. Nous avons la première typologie que nous appelons la typologie des pays déjà atteints par le phénomène, comme le Mali qui a été déjà frappé, le Nigeria qui constitue un cas d’école, la Mauritanie aussi. On pourrait aussi choisir l’autre typologie qui serait celle des pays sous forte pression sécuritaire. Dans cette catégorie, nous avons le Niger avec toutes les menaces qui lui viennent de Boko Haram ainsi que des frontières libyennes et maliennes avec encore récemment les attaques des régions de Tahoua. La Mauritanie aussi pourrait rentrer dans la catégorie des pays sous pression. Enfin, le troisième type de pays que j’appellerai les pays offrant encore le cadre d’une analyse prospective. Dans ces pays, on peut encore réfléchir sur le phénomène et investir dans la prévention par l’éducation et la justice sociale. Ce sont le Sénégal, la Guinée, la Cote d’Ivoire et c’est encore le Burkina Faso. On sait que ces deux derniers pays ont été encore touchés, mais touchés à partir des frontières maliennes. D’ailleurs, cette nouvelle dimension rend caducs les critères d’évaluation de la menace qu’on avait jusqu’à présent. C’est-à-dire que les critères d’évaluation de la menace ont changé. Parce qu’avant, on évaluait cette menace à partir des données sécuritaires internes pour notamment dire qu’il y a un taux assez suffisant de jeunes capables de s’engager. Maintenant, le danger peut venir de l’extérieur. Le Burkina Faso avait été frappé à partir des frontières maliennes, la Côte d’Ivoire aussi. Et récemment, c’était autour du Niger dans la région Tahoua, dans la localité de Tazalit. Donc les frontières maliennes sont aujourd’hui un problème pour tous les voisins du Mali.
La problématique des frontières poreuses… ?
La problématique des frontières poreuses certes. Mais j’ajouterai une autre porosité, c’est la porosité des mentalités. Qu’est ce qui fait qu’en Afrique qui a connu l’islam depuis des siècles et qui a des érudits, des jeunes africains soient aujourd’hui poreux à toutes formes d’idéologies (wahhabisme, salafisme, etc.) et que ces idéologies-là arrivent à mobiliser un certain nombre d’entre eux. Je pense qu’il y a un certain déficit dans le travail des chefs religieux à faire œuvre d’éducation, de sensibilisation véritable. Surtout que plusieurs cheikhs ou autorités religieuse sont parfois marqués par leurs accointances répétitives avec les autorités politiques en place. Ce qui décrédibilise leur discours au niveau des jeunes qui finalement les assimilent comme faisant partie du système.
Au cours d’une de vos interventions à la faveur du colloque de Bamako, vous avez relevé que des dirigeants et des pays à l’image plutôt écornée en matière notamment de droits humains, sont remis en selle du fait de l’atout qu’ils représentant dans la lutte contre le terrorisme. A qui pensez-vous en particulier ?
Je ne pense pas particulièrement à quelqu’un, mais je voulais seulement attirer l’attention sur le danger qu’il y aurait à mettre en selle des personnalités controversées sur le plan des droits humains et de la démocratie parce que tout simplement on a besoin d’eux. Ceci a plusieurs effets négatifs. Le premier c’est que cela décrédibilise tout le discours autour du terrorisme, autour de la prévention de l’extrémisme violent. Et que si on veut que notre parole soit une parole crédible, que l’action qu’on mène en relation avec la communauté internationale soit une action crédible, il faudrait véritablement éviter de telles controverses, éviter de tels paradoxes qui sèment le doute dans la tête de certains à propos de la sincérité du discours contre le terrorisme et contre l’extrémisme violent.
Pour un pays comme la Guinée, encore en marge des attaques terroristes, quel conseil pourriez-vous prodiguer ?
La Guinée est un pays de longue tradition musulmane, avec des érudits qu’on connait très bien dans le Fouta Djallon et dans beaucoup de régions de Guinée. Ces érudits qui ont enseigné à beaucoup d’autres érudits dans la région. La Guinée est un centre de ressourcement spirituel, un centre de ressourcement sur le plan de sciences islamiques. Mais cette Guinée-là connait depuis les années 70, comme tous les autres pays, une montée de certaines idéologies due à des financements provenant de l’étranger, avec une contestation de l’islam local. Et on voit de plus en plus que ce pays est devenu véritablement un centre ou se relaient pas mal de prédicateurs venus du Moyen-Orient et d’autres régions du monde musulman. Mais je pense que si j’avais un conseil à donner à la Guinée, ce serait de dire que la priorité de ce pays c’est de construire un développement harmonieux, un développement inclusif. De fait, on est en train de nous vendre des illusions comme quoi nous devons aller pour ce qu’ils appellent « islamiser la Société ». Alors que la société guinéenne est déjà islamisée, c’est une société à forte pratique religieuse, c’est une société qui a des érudits ; et je crois que le jeune guinéen ne doit pas céder à cette tentation de l’islam qui se dit rigoriste et qui cherche en premier lieu à saper le fondement même de la société guinéenne à savoir un islam inclusif et de paix, qui jusqu’ici a garanti la paix, la cohésion sociale minimale dans ce pays, qui permet encore de tenir tête par rapport à tous le troubles politiques qu’on a connus dans cet Etat-là.
Un leader religieux vous aurait confié que le terrorisme est « un effet conjugué entre l’arrogance des injustes et l’ignorance de ceux qui s’en estiment victimes ». Expliquez s’il vous plait ?
Ces paroles m’avaient été dites au Nigeria et en Mauritanie lorsque j’ai rencontré des érudits. Parce que cela fait longtemps qu’on parle de l’extrémisme et de l’islam radical, mais rarement on a donné la parole aux acteurs religieux eux-mêmes. Et c’est ce que j’ai essayé de faire à travers les pays du Sahel. Et quand je lui ai posé la question sur l’arrogance des injustes, il me dit qu’il y des injustes à deux niveaux : les injustes au niveau national avec la mal gouvernance, la corruption des politiques, les jeunes laissés en rade, etc ; les injustes sur le plan international avec la question palestinienne. Les Palestiniens courent derrière un Etat depuis plus de 63 ans. La communauté internationale est comme sourde par rapport à cette revendication-là. Et qu’aujourd’hui cette politique de deux poids deux mesures a fini de convaincre beaucoup de gens qu’il n’y a pas de foi à avoir en cette communauté internationale. Alors qu’aujourd’hui, on a le plus besoin de cette communauté internationale parce que finalement cette communauté internationale vient d’exister véritablement dans le sens de communauté internationale des vulnérables. Nous sommes devenus une seule et même communauté internationale, celle des vulnérables. On est aussi bien vulnérables à Gao, Tombouctou, qu’à Paris ou à Bruxelles. En ce qui concerne les stratégies pour le Sahel, je crois qu’on doit réorienter les priorités vers l’éducation et l’inclusion sociale. Nous sommes dans des pays ou l’achat d’un char de combat vieux modèle coûte plus cher que la construction d’une école. Pour ceux qui veulent véritablement nous aider, ils savent par quoi commencer. D’autant que les solutions militaires n’ont jamais réglé la question du terrorisme. En Afghanistan où les Américains sont resté plus de 15 ans, il y a encore des Talibans. Au nord du Mali, Serval est passé par là et Barkhane est encore là, mais non seulement les groupes djihadistes sont encore dans le nord, mais il y a même une extension du front djihadistes dans le centre et même vers le sud, avec l’émergence de Front libération de Macina de Souleymane Keita et d’autres. Donc, je crois qu’insister dans la solution militaire, c’est faire le jeu des terroristes comme l’avait dit Abou Walid Al-Sahraouicitation : « Nous avons perdu la guerre face à Serval mais nous avons réussi quelque part. Nous avons réussi à créer de zones d’instabilité dans tout le Sahel et une fois que nous instrumentaliserons ces conflits-là en leur donnant un habillage islamique, ça va attirer la communauté internationale dans le piège de l’intervention. L’intervention, avec ses bavures et ses ratés, pousse encore à la radicalisation et la roue tourne ». Il ne faut pas qu’on rentre dans cette sur enchère militaire et dans cette militarisation de notre continent au moment où on a besoin de développement social, d’équité et d’éducation. Je crois que l’arme de construction massive contre le terrorisme c’est l’éducation et la prévention. Mais une prévention inclusive se basant sur la possibilité que les sociétés africaines comme la Guinée et le Sénégal, ont encore à construire ce que j’appelle les résiliences communautaires qui sont durables. Il y a plusieurs solutions. Il y en a une qui est court-termiste, c’est la solution militaire qui peut les arrêter à Konna (localité où les djihasites avaient été stoppés par les troupes françaises de Serval, le 11 janvier 2013, ndlr), qui peut les arrêter quelque part dans le Sahel. Il y a aussi une solution moyenne termiste, c’est la solution du développement économique, de l’inclusion sociale, de la résorption du chômage, etc. Mais il y a une solution plus durable, c’est l’éducation. L’éducation et non tout le temps des politiques répressives. Vous savez, la répression peut être efficace un moment, mais elle n’est pas durable. On n’a jamais vu dans l’histoire de l’humanité une kalachnikov ou un code pénal vaincre une idéologie.
Et le volet ignorance de ceux qui s’en estiment victimes ?
Oui, l’ignorance de ceux qui s’en estiment victimes, ce sont ces jeunes qui cherchent un sens parce que face à faillite la politique étatique, face à la faillite des classes politiques qui se chamaillent en longueur de journées pour le pouvoir, oubliant les jeunes qui sont laissés pour compte, les jeunes sont à la recherche de sens, de spiritualité. Et ces jeunes-là, s’ils n’obtiennent pas l’offre ici, ils vont chercher l’offre ailleurs avec l’internet. D’ailleurs, ce n’est pas seulement à la jeunesse africaine que ce fait-là est réservé. On le voit dans les pays développés. Les jeunes français et allemands qui, aujourd’hui, vont en Syrie. C’est que l’islam, après la chute du communisme qui était le contre-pouvoir face au capital et à l’hégémonie occidentale, est devenu ce nouveau syndicat des damnés de la Terre. Aussi, les gens islamisent leur contestation du système, du capital et de la politique internationale. Et c’est ce phénomène qu’on voit aujourd’hui, qui fait que même l’Europe où il y a des pays nantis, est devenue malheureusement un continent exportateur de djihadistes. Dans un tel contexte, nos pays doivent prendre de l’avance, sachant qu’on a des possibilités de construire des résiliences et des résistances au sein des communautés et qu’on essaie de se baser sur l’éducation, sur l’inclusion sociale pour ne pas tomber dans les travers sécuritaires qui, à mon avis, ont des retombés contraires à celles que l’on attend d’eux.
Boubacar Sanso Barry / Aminata Kouyaté