Coronavirus et lacunes de la gouvernance religieuse au Sénégal : impératif d'une sérieuse prospective  Par Dr. Bakary Sambe Spécial

La pandémie de Covid-19 a de nouveau illustré les ambiguïtés et les lacunes de la gouvernance du religieux par l’Etat sénégalais (source Le Monde)

Tribune. Faut-il y voir une simple contradiction ou l’illustration d’une tendance de fond ? Alors que l’Etat sénégalais, sous pression, a « autorisé » la réouverture des mosquées au public en pleine pandémie de coronavirus, pour l’Aïd el-Fitr, le président Macky Sall est resté prier dans sa résidence de Mermoz, en contradiction avec la « tradition républicaine ».

En réalité, le Sénégal vit pleinement le paradoxe des Etats laïcs devant gouverner le religieux sans autorité de régulation du culte acceptée de toutes les communautés. Le schéma d’une « exception sénégalaise » dans ce domaine a bien changé. L’analyse des discours depuis plus d’une décennie montre qu’il faudra désormais déplacer le curseur de l’islam politique au Sénégal.

Le salafisme wahhabite n’a pas le monopole de l’extrémisme et se montre, même parfois, plus empreint de « modernité » et d’ouverture sur beaucoup de questions comme l’illustre leur position plus conciliante sur la fermeture des mosquées, admise en tant que mesure d’hygiène. Même les autorités s’inscrivent dans la logique de collaboration avec ces mouvances « réformistes » pour leur contrôle ou comme contrepoids aux forces confrériques.

« Consensus mous »

L’autre particularité du Sénégal est que la gestion du religieux est faite de fuites en avant en différant les questions « sensibles ». Chaque régime laisse au suivant la patate chaude religieuse : délimitation du statut et des prérogatives des religieux, réforme de l’enseignement. Le manque de courage politique et des calculs électoralistes sont à l’œuvre, alors qu’il s’agit d’un enjeu vital pour l’avenir du Sénégal.

Ainsi, les mêmes problèmes structurels – liés au statut des écoles coraniques et à la mendicité des enfants ou au conflit entre parents d’élèves musulmans et écoles catholiques sur le port du voile – vont ressurgir à tout moment après des solutions conjoncturelles et politiciennes.

Dès le début de la pandémie, le politique a esquivé le débat en l’abandonnant à des théologiens peu au fait de l’évolution du débat global sur le religieux. Dans ses discours successifs, Macky Sall a joué sur les nuances d’une langue, le français, que la majorité de la population ne comprend pas, à la recherche de « consensus mous ». Une manière d’éviter une prise de position exposant l’autorité centrale.

Pour fermer les mosquées, le président de la République s’est réfugié derrière des décisions administratives. Pour les rouvrir, il s’est mis au-devant de la scène, engrangeant le bénéfice politique. Pour comprendre les dessous d’une telle politique il faut s’arrêter sur trois faits intéressants à analyser.

Cacophonie autour des mosquées

Primo : avec l’assouplissement des mesures préventives, Macky Sall veut s’éviter une islamisation des inévitables contestations à venir, surtout sur le plan socio-économique et politique. Il a dû sentir monter une tension dans laquelle il y avait une convergence de vue de divers acteurs et organisations de la société civile, activistes religieux et porteurs de revendications corporatistes.

Connu pour ne jamais faire face à deux fronts en même temps, Macky Sall, l’ingénieur, disséqua les problèmes : calmer, d’abord, le front religieux dénonçant la fermeture des mosquées et assouplir, ensuite, le couvre-feu pour soulager le monde économique.

Deusio : par un dialogue aux apparences inclusives, Macky Sall a réussi à scinder le champ islamique en se servant de sa multiplicité et de ses divisions. Il s’est occupé des khalifes des confréries, tandis que son ministre de l’intérieur a pris langue avec les autres acteurs, représentants des confréries, réformistes et mouvances salafistes. La cacophonie autour de la réouverture des mosquées a fait le reste du travail politique, offrant en spectacle une scène islamique sénégalaise jamais autant divisée.

En même temps, l’Etat implique des acteurs islamiques devenus collaborateurs agréés pour la sensibilisation sur les mesures hygiéniques. Un acteur très averti des dynamiques politico-religieuses confie : « Quand les forces religieuses sont divisées, c’est en général, la République qui gagne. »

Un éventuel « front islamique »

En plus de désamorcer un éventuel « front islamique » ou pouvant islamiser les contestations, cela a permis de le réduire à plusieurs groupuscules devenus rivaux. Les surenchères interconfrériques montent sur l’ouverture ou non des mosquées ou la tenue des prières dans une atmosphère inespérée de discorde politiquement « utile ». Dans son management des forces religieuses, l’Etat s’est toujours servi des acteurs islamiques « à la carte ».

Tertio : l’Etat a réussi à garder intacts les rapports traditionnels avec les confréries et leur leadership en vue de leur intercession future en cas de tensions, de troubles ou de conflits sociaux. Et nous revoilà en plein cœur de ce « contrat social sénégalais » qui a jusqu’ici fonctionné à merveille. Sauf qu’il faudra être prudent sur l’avenir. Les accointances répétitives avec le pouvoir politique ont dû peser sur la crédibilité du discours confrérique auprès de différentes franges de la population.

L’expérience des quinze dernières années a montré le caractère non déterminant du soutien politique des confréries lors des différentes échéances électorales. Abdoulaye Wade fut élu en 2000, alors qu’Abdou Diouf bénéficiait du soutien de la majorité des marabouts. Macky Sall est arrivé au pouvoir dans un contexte où Abdoulaye Wade a été soutenu comme jamais un homme politique par les confréries.

Le président Sall, en 2019, a été fortement réélu en perdant dans des villes symboliques sur le plan confrérique et religieux. De plus, il y a une diversification poussée de l’offre sur le marché religieux sénégalais où l’islam local est rudement mis à l’épreuve par la mondialisation du croire et une démocratisation émancipatrice de l’accès au savoir religieux. Les disciples citoyens ont, depuis, intégré, une « nouvelle conscience » confrérique, dissociant l’allégeance spirituelle de l’engagement politique.

Au-delà de la gestion conjoncturelle des crises, il va falloir, un jour, affronter la gouvernance du religieux au Sénégal comme ailleurs dans la région. D’importantes questions restent entières. Pour l’heure, l’approche et la vision utilitariste similaires à celles du Bureau des affaires musulmanes au temps de la colonisation dominent la pratique des régimes successifs. Différer éternellement les problèmes ne les résout pas et les fait encore moins disparaître.

Gouverner, en dehors de prévoir, c’est aussi prendre des risques politiques et assumer des responsabilités. Les « consensus mous » ne sont jamais durables, rien que par l’évolution des acteurs et de leurs intérêts. Ceux « supérieurs » doivent guider la conduite des affaires d’un pays, au-delà des logiques de conservation ou de consolidation du pouvoir. Le vrai réalisme est celui qui fait prendre conscience qu’acheter la paix mène souvent à la guerre.

Bakary Sambe est directeur du Timbuktu Institute et enseignant-chercheur au Centre d’étude des religions de l’université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal.

www .timbuktu-institute.org