Sacré-Coeur 3 – BP 15177 CP 10700 Dakar Fann – SENEGAL.
+221 33 827 34 91 / +221 77 637 73 15
contact@timbuktu-institute.org
Timbuktu Institute – Janvier 2025
Comme le rappelle souvent Dr. Bakary Sambe, directeur régional du Timbuktu Institute, « la désinformation étant une problématique structurelle, elle exige en toute logique des réponses tout aussi structurelles prenant en compte les spécificités locales pour éviter des biais culturels dans l’élaboration des solutions ». Ainsi, tout en la combattant dans ses manifestations actuelles, il est essentiel d’y apporter également des solutions aux racines du fléau. Dans le cadre de son action de promotion des solutions et approches locales de lutte contre la désinformation, Timbuktu Institute – African Center for Peace Studies continue de donner la parole aux acteurs locaux et organisations de la société civile dans le but de faire émerger des initiatives locales et endogènes contre ce phénomène. C’est dans ce cadre que le Timbuktu Institute – African Center for Peace Studies s’est entretenu, cette semaine, avec le journaliste et membre fondateur de l'Association des blogueurs du Tchad, Emmanuel Deuh’b, qui estime que l’éducation aux médias doit être intégrée comme une priorité dès les premières étapes du cursus scolaire.
Quels sont les principaux vecteurs de désinformation au Tchad, notamment dans le contexte de la crise sécuritaire ?
En 2019, nous étions environ 5% de Tchadiens connectés sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui en 2024, ce taux a augmenté de manière significative parce qu’entre autres, le prix de la connexion internet a considérablement diminué. Et lorsque le nombre d’internautes augmente, il va de soi que les dérives liées à l’utilisation d’internet sont aussi portées connaître une augmentation. Ces dernières années, il y a eu beaucoup de désordre informationnel. Lorsqu’on parle de désinformation, il y a la désinformation proprement dite, c’est-à-dire l’information manipulée dans le but de tromper les gens. Il y aussi la mal-information qui a le même but, mais qui fait plus référence à lorsqu’une information se repose un fait, mais est volontairement exagérée par son diffuseur. Ensuite, la mésinformation qui consiste cette fois-ci à partager de fausses informations, mais sans le savoir c’est-à-dire sans avoir nécessairement l’intention de tromper. Cette dernière forme est la plus présente au Tchad parce que la plupart des gens qui partagent de fausses informations le font sans le savoir parce que les populations n’ont pas de manière générale une connaissance assez poussée de la thématique de la thématique de la désinformation. Cela dit, les personnes qui fabriquent intentionnellement des fausses informations ne sont pas nombreuses car nous sommes par ailleurs, un pays encore embryonnaire sur le plan digital. D’un autre côté, le Tchad, en tout jusqu’à récemment, est resté le seul pays du Sahel où la présence militaire française est restée particulièrement affirmée. Cette situation a créé depuis quelques années, une guerre informationnelle entre la France et la Russie, occasionnant ainsi dans ce cadre, une circulation non-négligeable de nombreuses fausses informations.
Quels rôles jouent les médias locaux, les leaders communautaires et les autorités étatiques dans la lutte contre la désinformation ?
J’estime que ce rôle est moindre. La réalité est qu’il n’existe pas beaucoup d’acteurs engagés dans la lutte contre la désinformation au Tchad, j’en suis peut-être l’un des pionniers. Toutefois, des organisations comme le Hub digital Wenaklabs a mis des stratégies en place pour lutter contre la désinformation. En dehors de cela, peu d’entités existent à ce propos. Il faut dire que les autorités locales ne se sont pas vraiment impliquées dans la lutte contre la désinformation. Il y a l'ANCISE (l'Agence Nationale de Sécurité Informatique et de la Certification Électronique), une sorte de police numérique qui existe avec des lois et textes mais leur applicabilité demeure floue, en plus du fait qu’elle ne s’investit pas réellement dans des campagnes de lutte contre la désinformation. C’est pour cela j’essaie, à titre personnel, de me rapprocher de certains responsables et autorités, dans le but de les convaincre de la nécessité d’initier des actions en tant que régulateurs étatiques dans cette lutte. Seulement, il se trouve qu’ils ne disposent pas de moyens pour leurs politiques, ce qui fait que les velléités à ce sujet ont du mal à être matérialisées. Pour ma part, vu qu’il y a un réel manque, je suis en train de chercher à mettre sur pied une structure qui permettra de vulgariser davantage la thématique et les enjeux de la désinformation.
Comment la désinformation impacte-t-elle la gestion de la crise sécuritaire et la cohésion sociale, en particulier dans les zones vulnérables ?
Un exemple survenu il y a deux ans, pendant les événements du 20 octobre 2022 où des manifestations contre le pouvoir ont été durement réprimées, est particulièrement parlant. En effet, durant cette période, il y avait eu beaucoup de fausses informations qui circulaient sur le fait qu’au Tchad, il existe une vieille querelle entre le Nord à majorité musulmane et le Sud à majorité chrétienne, qui prend ses sources dans la guerre civile tchadienne (1965-1979). Ce faisant, des personnes mal intentionnées ont profité de la situation de trouble pour rallumer cette flamme belliqueuse, prétendant qu’au Sud, des gens massacreraient des musulmans alors que c’était des images provenant de la Centrafrique. Pendant cette période, avec l’association de blogueurs du Tchad, nous étions en pleine session de formation, ce qui a été une aubaine pour rapidement rétablir la vérité. De même, lors de la précédente présidentielle, nombre de fake news ont circulé, mais nous avions essayé d’atténuer en temps réel, leur portée.
Quelles approches de solutions locales pourraient être mises en place pour lutter efficacement contre la désinformation ?
Il faut commencer par mettre l’accent sur l’éducation aux médias, dès les classes de primaires. Beaucoup de formations sont effectuées à l’endroit des jeunes et étudiants, mais l’on a tendance à oublier la catégorie des enseignants. Ces derniers sont essentiels dans la mesure où ils sont au contact direct et quotidien des élèves. Cette approche globale permettra une sensibilisation et une lutte à la base. En outre, il faut faire prendre conscience aux autorités de l’importance de la lutte contre la désinformation parce que celle-ci est un phénomène mondial qui a des conséquences nuisibles sur la démocratie. En tant que premiers acteurs de la santé démocratique, les États qui devraient prendre cette lutte au sérieux, ne le font malheureusement pas. Il faut donc une sensibilisation efficace à l’égard des autorités compétentes pour qu’elles s’investissent, financent et prennent à bras le corps, la lutte contre la désinformation. Pour finir, les journalistes ont aussi besoin de cette éducation aux médias. En 2024, j’ai formé des centaines de journalistes sur la désinformation mais j’estime que cela n’est pas suffisant parce qu’ils ont encore besoin d’outils efficaces et appropriés.
Interview réalisée par Kensio Akpo, Équipe média, Veille stratégique, Timbuktu Institute