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Par Hervé Briand
Expert Sahel
La question de l « Azawad » et ses diverses sous-régions est éminemment plus complexe : le septentrion saharien malien (Touaregs, Dogons, Songhaïs...) a sans doute besoin de l'essor économique de Bamako pour subsister, mais la riche zone sahélienne sud (des Bambaras, mais aussi des Peulhs...) a plus que jamais besoin du Nord-Mali et de l'union de tous les maliens (nordistes et sudistes, sahéliens et sahariens) pour exister durablement dans l’unité et la concorde nationales en tant que "Grand Mali" !
La communauté touarègue (Imazighen), forte de près de 3 millions d'individus, s'étend sur au moins cinq pays, principalement au Niger (1, 2 M), au Mali (1M), au Burkina Faso (300.000), mais aussi en Libye, en Mauritanie et en Algérie.
Au fil du temps, les diverses rébellions tant au Niger qu'au Mali (1963/64, 1990/1996, 2006, 2007/2009) ont "soudé", quoi qu'on en dise, ces Touaregs aux multiples origines, ethnies, communautés, clans ou fratries (Imghad, Chamanamas, Ifoghas, Daoussack... Mais aussi Inelsimen, Iklan, Haratin...). notamment au coeur du Sahel, mais particulièrement dans le Grand Sahara (Adrar, Hoggar, Aïr, Tassili, Azawad,Ténéré, Fezzan...).
Après les grandes sécheresses sahélo-sahariennes en 1973/74, puis en 1984/86, puis le retour au Mali en 1987/90 des Touaregs ayant fuit celles-ci jusqu'en Mauritanie, l'Algérie, voire même l'Arabie Saoudite, c'est toutefois une nouvelle génération de Touaregs qui voudra se faire entendre...
Ces jeunes Touaregs plus "éveillés", dont déjà le jeune Irayakan, de la tribu des Ifoghas, Iyad AG GHALI, souhaitent en effet, et ce dès 1987, à défaut d'une réelle autonomie, définir un statut particulier à la zone désertique septentrionale du Mali, l'AZAWAD...
Ainsi, se crée dès 1987/1992 une multitude de mouvements en faveur de l'autonomie ou d'un régime particulier concernant cette immense partie nord du Mali : le MPLA des Ifoghas (Mouvement Populaire de Libération de l'Azawad) qui deviendra le MPA (Mouvement Populaire de l'Azawad), puis l'ARLA des Imghads (Armée Révolutionnaire de Libération de l'Azawad), le FPLA des Chamanamasses (Front Populaire de Libération de l'Azawad), le MFUA (Mouvements et Fronts unifiés de l'Azawad - FIAA, FULA, FNLA...), puis le FLAA (Front de Libération de l'Aïr et de l'Azawad), mais aussi le MAA des Arabes (Mouvement des Arabes de l'Azawad), et bien d'autres mouvements ou groupes (spontanés ou non) en faveur d'une autonomie plus ou moins large de l'Azawad. Ce n'est que fin 2011 que se crée alors le MNLA (Mouvement National de Libération de l'Azawad) du Touareg malien Bilal AG ACHERIF originaire de Tombouktou, mouvement rebelle à la fois plus "combattant", plus politique, mais aussi avec un radicalisme également plus religieux...
Défaut de réponses ou mauvaises réponses ?
Mais, force est de constater, que tous les divers gouvernements ou dirigeants successifs au Mali ne délivrent pas alors ou plutôt répondent mal aux attentes de ces mouvements rebelles touaregs qui s'organisent peu à peu en profondeur pour faire entendre leurs voix et leurs aspirations et entretiennent déjà des liens solides sur l'ensemble de la zone sahélo-saharienne...
Aujourd'hui, ces mouvements sont désormais fédérés au sein des deux alliances : la CMA (Coordination des Mouvements de l'Azawad : HCUA, Haut Conseil pour l'Unité de l'Azawad - MNLA - MAA...) favorable à l'autonomie, et la PLATEFORME (GATHIA -Imghad -, MSA-D...) jusqu'alors pro-gouvernementale et plutôt favorable à l'unité du Mali.
Bien sûr, outre ces mouvements "légaux", il y a eu l'incursion, d'abord au Mali, puis plus largement au Sahel, des mouvements jihadistes en faveur d'un front islamique global (GIF), dont AQMI (suite à l'allégeance à AL QAÏDA du GSPC, issu lui-même du GIA algérien) réunissant alors Arabes et Touaregs, mais aussi la création et l'implantation du MUJAO (Mouvement pour l'Unicité du Jihad en Afrique de l'Ouest) réunissant cette fois des Arabes et des Peulhs.
Enfin, la tentative d'invasion du Mali en 2013 par ces jihadistes (jusqu'à Bamako ?) n'aura été stoppée, faut-il le rappeler, que grâce à l'intervention "salvatrice" de l'armée française et sur demande expresse des autorités maliennes, dans le cadre de la remarquable opération militaire "SERVAL".
Seulement voilà, aujourd'hui la "donne" a changé :
Si au Mali, dans l'Azawad, les partisans des mouvements touaregs de la CMA ont fait face ces dernières années à ceux de la Plateforme, qui eux-mêmes ont affronté les combattants du JNIM/GSIM (Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans) d'Iyad AG GHALI, regroupant essentiellement les Arabes et les Touaregs d'AQMI et d'ANSAR ED DINE mais aussi les Peulhs du FLM (Front de Libération du Macina d'Amadou KOUFA), il y a aujourd'hui une autre menace et un danger commun auquel doit faire face tous ces groupes, légaux ou non, mais essentiellement Touaregs : l'EIS, anciennement EIGS (État Islamique au - Grand - Sahara), mouvement terroriste réunissant essentiellement des Peulhs désoeuvrés, mais aussi certains Arabes ou Touaregs, parfois issus des mouvements séparatistes ou jihadistes originels qu'ils ont quittés souvent par frustration ou opportunités pécuniaires plutôt que par idéologie...
C'est dans ce cadre, me rapportent mes interlocuteurs, que l'actuelle possible grande "Union Touarègue" serait susceptible de réunir des membres de la CMA/PLATEFORME avec certains cadres Touaregs du JNIM, ce, en voulant se donner les moyens et l'ambition de lutter par les armes contre l'EIS et chasser de l'Azawad et plus largement du Mali, ces "frères ennemis", mais aussi au travers du CSP-PSD (Cadre Stratégique Permanent - Paix, Sécurité et Développement) et l'accord d'Alger (APR - Accord pour la Paix et la Réconciliation), via l'Algérie et ses autorités médiatrices.
À ce stade, rappelons que les principaux acteurs de cette "union touarègue" se connaissent parfaitement depuis des années : le Président de la CMA, Alghabass AG INTALLAH, celui du MSA, le jeune Moussa AG ACHARATOUMANE, et le leader du JNIM, Iyad AG GHALI, sont tous des Touaregs issus de la même région de KIDAL, qui est selon moi, la ville-épicentre de la résolution éventuelle de ce conflit malien !
Selon certains acteurs locaux, la réelle menace actuelle à l'encontre du Mali et l'Azawad en particulier, serait l'implantation durable de L'ÉTAT ISLAMIQUE AU SAHARA (EIS), et seule "l'union touarègue" pourrait chasser ce danger commun plus opportuniste qu'idéologique ou politique, toujours selon eux, mais parfaitement structuré et plutôt efficace en terme de recrutement (essentiellement des Peulhs...) et de combats, notamment dans la zone dite des "trois frontières" (Mali, Niger, Burkina Faso).
Aussi, les autorités militaires au pouvoir à Bamako, auront-t-elles bien du mal à ignorer cette "union touarègue" et ses objectifs à l'encontre de "l'envahisseur" EIS, jugé trop opportuniste et dangereux, il est vrai, pour leurs propres intérêts : adouber officiellement cette union serait sans doute donner trop de gages au mouvement jihadiste JNIM, mais affronter cette "union informelle de fait", militairement ou politiquement, serait prendre le risque de provoquer la colère des Touaregs de l'Azawad, l'arrêt de l'APR et la dissémination ethnique du conflit au sein même de la société malienne...
Le temps d'une alliance stratégique au service du "Grand Mali" ?
L'actuel chef du pouvoir de transition du Mali, Assimi GOÏTA, ancien chef des commandos maliens, n'a certes pas été élu démocratiquement, mais aussi à cet égard, sans doute dispose-t-il ainsi d'une marge de manœuvre que son statut (chef militaire de la junte "putschiste") et ces temps d'exception lui permettent de facto, à savoir : un pacte possible avec cette "union touarègue" et sans doute le début d'un "dialogue" (souhaitable ?) avec certains responsables jihadistes du JNIM pour combattre "l'ennemi commun" et contrer les avancées de l'EIS au Mali. Un choix cornélien que pourrait difficilement (ou officiellement...) faire un représentant d'un pouvoir démocratique...
Sans faire évidemment l'éloge des coups d'État, mais puisque ceux-ci ont eu lieu et que leurs auteurs exercent actuellement le pouvoir, c'est donc aujourd'hui toute la question malienne : le pouvoir militaire malien actuel issu de deux coups d'État peut-il réussir (de façon certes non démocratique, voire hybride...) là ou un pouvoir démocratique a été (ou serait ?) enlisé, enkysté ou "paralysé" par une "liaison dangereuse" pourtant possiblement en faveur d'un Mali "unifié" pour combattre l'ennemi commun l'EIS ?...
Est-ce un "pacte avec le diable" ou une réelle opportunité unique (factuelle) à saisir pour le Président intérimaire du Mali et son armée (FAMAa), qui connaissent parfaitement (pour avoir combattu la plupart...) tous ces acteurs du conflit malien ?
Bien sûr, la question de l'Azawad et ses diverses sous-régions est éminemment plus complexe : le septentrion saharien malien (Touaregs, Dogons, Songhaïs...) a sans doute besoin de l'essor économique de Bamako pour subsister, mais la riche zone sahélienne sud (des Bambaras, mais aussi des Peulhs...) a plus que jamais besoin du Nord-Mali et de l'union de tous les maliens (nordistes et sudistes, sahéliens et sahariens) pour exister en tant que "Grand Mali" !
A la suite de l’article sur « Femmes, voile, polygamie et égalité » , dans la série de Publications du 8 au 16 mars 2023 et intitulée « Résistances féminines musulmanes et réponses doctrinales face aux extrémismes », lce dernier texte du Pr. Mohamed-Chérif Ferjani , Président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute revient sur les effets du dogme de l’intangibilité de la norme religieuse, de l’instrumentalisation de ce qu’il est convenu d’appeler « sharîa » de même que toutes les confusions autour de ce concept brandi pour entraver le progrès social par l’émancipation des femmes dans le monde musulman. Il évoque aussi les différentes réformes entamées dans les pays du Maghreb, peu connues en Afrique subsaharienne où les pouvoirs politiques continuent de ménager les religieux. Ces derniers, qui ont du mal à s’inscrire dans la marche des idées et des réformes en cours dans le reste du monde musulmans ; enfermés dans une sacralisation des textes et des ouvrages classiques du Fiqh aujourd’hui caduques même dans les pays et contextes socioculturels qui les avaient générés.
Le débat qui précéda la récente réforme du code de la famille au Maroc a montré les limites et les possibilités qu’offrent les acquis de la démarche réformiste. Pour ce qui est des possibilités qu’offre au féminisme la prise en compte de l’identité culturelle, y compris dans sa dimension religieuse, de la société qu’on veut changer, il est important de rappeler le rôle joué par des théologiens mobilisés par les associations féministes et par les partisans de la réforme. Les apports du directeur de Dâr Al‑Hadîth Al‑Hasaniyya, Ahmed Khamlichi, l’actuel Ministre des affaires islamiques, Ahmed Taoufik, Abdou Filali‑Ansary, ou des penseurs invités d’autres pays musulmans, montrent le souci de rassurer la société en lui proposant des modalités de conciliation entre les croyances qu’elle pense – à tort ou à raison, là n’est pas le problème – constitutives de son identité et l’évolution souhaitée. Le rôle joué par des théologien(ne)s reconnu(e)s dans cette démarche était loin d’être négligeable. On peut mentionner, à ce propos, l’attitude du regretté Mohamed Elhabti, membre de la Ligue des ‘Ulamâ’ du Maroc, qui s’est désolidarisé de ses collègues pour soutenir le plan de réforme de la Mudawwana au nom de l’islam et de l’héritage juridique réinterprété du Maroc.
L’islam n’a rien à craindre du respect des droits des femmes …
Des associations féministes et les défenseurs du plan de réforme ont fait appel à ses contributions pour montrer que rien dans le projet n’était incompatible avec l’islam. Sans se départir des attributs de son statut, il a démontré que rien dans l’islam et dans la tradition normative du Maroc et des sociétés musulmanes n’empêche l’adoption des points sur lesquels portait la réforme (dont les restrictions concernant la polygamie, la suppression du tuteur matrimonial pour le mariage des femmes, le droit de la femme à demander le divorce, l’abolition de la répudiation, la proposition de porter l’âge légal du mariage de la jeune fille de 15 à 18 ans, et de prolonger la garde de l’enfant jusqu’à 15 ans, etc.) Sur tous ces points, il a montré que l’intérêt (maçlaha), de la société et des personnes concernées, exigeait une évolution dans le sens souhaité par la réforme. Il mit en évidence la mauvaise foi de ceux qui se cachaient derrière la religion pour rejeter la réforme tout simplement « parce que ceux qui l’ont proposée sont des laïques qui ne doivent pas être entendus même s’ils ont raison ». [1]
Dans le même sens, Abderrazak Moulay Rachid rassure les Marocains en précisant : « l’islam n’aura pas à souffrir de réformes pouvant établir l’égalité de droit entre hommes et femmes. Cette égalité est non seulement compatible, mais encore elle renoue avec les réformes amorcées au début de l’islam. Il faut continuer cette œuvre contre les esprits rétrogrades et jaloux de leurs privilèges. Ce n’est pas l’islam qui est en cause, mais son appropriation par certains groupes sociaux et politiques. » [2] De même, Aïcha Belarbi, revendiquant le droit pour les femmes d’interpréter les textes religieux au même titre que les théologiens, dit : « L’islam en tant que religion oriente la vie du musulman, organise la communauté sur les bases de l’égalité, de la justice, et de la dignité ». [3] Elle appelle à la « réappropriation de l’espace religieux par les femmes » en vue de remettre « en question des interprétations religieuses traditionalistes sur la femme, très souvent en rupture avec le Texte religieux et les pratiques sociales » et « de faire émerger et diffuser une nouvelle vision de la femme musulmane, par référence aux textes authentiques du Coran et de la Sunna » [4].
Des lectures féminines musulmanes pour rompre d’avec la théologie « masculine » ?
C’est la même « réappropriation de l’espace religieux par les femmes » qui inspira les travaux de Fatima Mernissi [5] qui remonte « très loin dans l’histoire, vers les premières années-sources de l’islam en essayant de comprendre pourquoi les femmes ont débuté dans l’islam politique comme disciples prestigieuses du Prophète (çahabiyyates) pour se retrouver sous les Omeyyades dans la position dégradante de jariya ».[6] Ce retour aux « années-sources » est, à ses yeux, nécessaire « pour évaluer la profondeur de cette amnésie dans la mémoire des musulmans qui vivent l’égalité des sexes comme un phénomène étranger » ; c’est pourquoi, ajoute-t-elle, « il nous faut toujours retourner à Médine, dans ses ruelles, où le débat sur l’égalité des sexes faisait rage, et où les hommes étaient obligés d’en discuter, sinon de l’admettre, puisque Médine et son Prophète l’exigeait ». [7] Héritières des Sultanes oubliées tout autant que de Houda Chaaroui, l’une des premières féministes musulmanes des temps modernes, les musulmanes sont de plus en plus nombreuses à investir le champ religieux pour ne plus laisser le monopole du bricolage du sacré à ses manipulateurs machistes. Leurs apports dans ce domaine seront essentiels. Les penseurs musulmans qui peinent depuis des siècles à faire évoluer les mentalités et les institutions sociopolitiques, trouveront-ils dans ces apports les moyens d’aller plus loin dans la remise en cause des structures patriarcales et autoritaires qui bloquent l’évolution de leurs sociétés ?
CONCLUSION
Si la réinterprétation des textes et de l’héritage religieux et culturel constitue une entrée nécessaire, aux yeux de celles et ceux qui la revendiquent, pour que l’évolution ne soit pas rejetée et vécue comme une entreprise menée contre la société et son identité, il est important d’avoir conscience des limites de la démarche réformiste. Comme nous pouvons le voir à travers toutes les réformes entreprises dans les mondes de l’islam depuis deux siècles, cette démarche ne lève pas complètement l’hypothèque du sacré : l’évolution des idées, des mœurs et des institutions n’est admissible que dans la mesure où elle est compatible avec la norme religieuse telle que la conçoit la lecture hégémonique dans la société. Elle ne permet pas au débat de se déployer librement à l’abri des logiques d’anathème et des persécutions qui peuvent en résulter. En effet, la sacralisation des valeurs et des conceptions qui fondent les systèmes en place, en les présentant comme inhérents à la religion et à la volonté de Dieu, a pour conséquence inévitable l’assimilation de toute nouveauté, dans quelque domaine que ce soit, à une « innovation hérétique » passible des pires châtiments.
Ce qui se passe en ce moment dans les sociétés musulmanes, comme dans toutes les sociétés où le lien social et le droit sont tributaires des normes d’une religion ou des conceptions doctrinaires d’une idéologie, montre les dangers du maintien d’une telle hypothèque pour la liberté de conscience et pour l’égalité des droits. Le problème n’est pas d’interdire aux croyants – musulmans, fidèles d’autres religions ou sans religion – de tenir compte des normes de leur sacré et de rechercher la conciliation de ce qu’ils vivent et font avec ce qu’ils croient : c’est là un droit fondamental, inhérent au principe de liberté de conscience et une société qui ne serait composée que de citoyens sans convictions, acceptant le divorce entre ce qu’ils croient et ce qu’ils vivent ou font, n’est pas plus enviable ou rassurante qu’une société embrigadée par un système doctrinaire de quelque nature qu’il soit.
Réinterroger le statut de la norme religieuse, sortir des essentialismes
Le problème est le statut revendiqué et donné à la norme religieuse : est-elle un principe moral individuel qui ne concerne que notre conscience et par rapport auquel on n’a de compte à rendre, ou à demander, à qui que ce soit ? Ou est-ce une règle juridique intangible, parce que sacrée, qui s’impose à la société, aux conduites individuelles et collectives, et structure tous les secteurs de la vie sociale, économique, politique, culturelle, etc. ? C’est là que se situe l’enjeu essentiel de la laïcité que les adeptes de l’islam politique, les modernistes timorés du monde musulman et les islamophobes, déclarés ou se cachant derrière des conceptions culturalistes essentialistes, disent impossible en islam. Les féministes iraniennes, comme celles de l’ensemble du monde musulman, sont partagées entre deux stratégies : une qui s’inscrit dans le cadre d’une démarche théologique cherchant à faire évoluer l’interprétation de la norme religieuse pour produire une « théologie de la libération des femmes » et une autre qui revendique une démarche laïque universaliste à l’instar de certains mouvements féministes qui, comme l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates et de grandes figures féminines, comme l’égyptienne Nawal Sa‘daoui, les Tunisiennes Sana Ben Achour, Sophie Bessis et bien d’autres intellectuels, femmes et hommes, considérant que les droits humains, dont les droits des femmes, ne peuvent être défendus de façon conséquente que sur la base de conceptions laïques prenant en compte l’universalité de l’humain et de ses droits[8].
[1]. M. Al‑Habtî Al‑Mawâhibî, « Mâjâ’a fî al‑khutta laysa fîh mâ huwa râji‘ li’l‑thawâbit al‑çârifa ‘an al‑nazhar fîh » (Ce qu’il y’a dans le Plan - de réforme de la Mudawwana -, ne comporte rien de ce qui relève des invariables indiscutables) texte reproduit dans le hors-série de Prologues, La mudawwana et sa réforme, quarante années de débats, Casablanca, 2001, p. 295-300.
[2]. A. Moulay Rachid, La femme et la loi au Maroc, Le Fennec, Casablanca, 1991, p. 130.
[3]. Voir sa contribution à Femmes et islam, Le Fennec, Casablanca, 1998, p. 5.
[4]. Ibid., p. 10.
[5]. Notamment dans Le harem politique, Le Prophète et ses femmes, Albin Michel, Paris 1987, et Sultanes oubliées : femmes chefs d’État en islam, Albin Michel, Paris, 1990.
[6]. F. Mernissi, dans la préface de Femmes et pouvoirs, Prologues, Le Fennec, Casablanca, 1990, p. 9, voir aussi sa contribution à cet ouvrage : « La jariya et le khalif », p. 65-80.
[7]. F. Mernissi, Le harem politique, op. cit., p. 163
[8] A propos de ces deux stratégies, voir l’excellente thèse de Hajir Khenfir publiée par Nirvana Edition-(Tunis 2022), Tahaddiyât al-khitâb al-niswîy al-‘arabî fî al-niçf al-thânî mon al-qarn al-‘ichrîn (Les défis du discours féministe arabe dans la deuxième moitié du vingtième siècle).
A la suite de l’article sur « Luttes féminines musulmanes à l’épreuve des légitimations théologiques », dans la série de Publications entamée depuis le 8 mars 2023 et intitulée « Résistances féminines musulmanes et réponses doctrinales face aux extrémismes », ce texte du Pr. Mohamed-Chérif Ferjani , Président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute réinterroge les conceptions théologiques sur le statut des femmes et la manière dont le débat, aujourd’hui tabou dans de nombreux pays musulmans, a été mené aussi bien par les théologiens que par des femmes engagées pour la défense de leurs droits. Ce texte aborde, de manière critique, le combat des femmes contre les conceptions islamistes de même que le débat sur le statut de la norme qu’on cherche souvent à opposer aux droits des femmes. Il s’arrête sur les travaux de nombreux penseurs musulmans à travers les siècles dont certains ont battu en brèche le sacro-saint principe de l’intangibilité de de la norme religieuse souvent enrobée dans la notion de « sharî’a » dans une forme de confusion volontaire dont le but serait de fermer les portes de l’ijtihâd, du débat et de la liberté d'expression de manière générale (A SUIVRE)
Si, dans la plupart des pays musulmans, on admet aujourd’hui l’accès de la fille à l’enseignement, beaucoup de pays continuent à le faire dans le cadre d’une stricte non-mixité. Les arguments en faveur de cette politique vont du danger que la mixité présente pour les « bonnes mœurs » et l’ordre moral traditionnel, à la nécessité de préserver la dignité de la femme. Certaines sociétés n’ont jamais permis la mixité, ni dans l’enseignement, ni dans le travail, ni dans les espaces publics ou privés, sauf lorsqu’il s’agit de personnes qui ne peuvent pas se marier entre elles du fait de leurs liens de parenté. Les Talibans, en Afghanistan, ont poussé cette interdiction de la mixité jusqu’à empêcher des médecins et des infirmiers d’examiner ou de soigner des femmes qui en ont besoin.
Là où la mixité est acceptée, elle est souvent assortie de l’obligation pour la femme de porter ce qu’on appelle une « tenue islamique » (zayy ’islâmî) : cela va d’un simple fichu sur la tête dans certains pays, à un voile ample et noir qui ne laisse rien apparaître du corps de la femme, en passant par des combinaisons intermédiaires (de couleurs, de longueurs, d’ampleurs et de formes). Cela dépend de ce que l’on considère dans le corps de la femme – mais aussi de l’homme – comme ‘awra : ce qui ne doit pas être vu – ou même entendu – parce qu’il est susceptible de tenter l’autre et de l’amener à transgresser les normes relatives aux relations sexuelles. [1] Cette notion est tributaire des fantasmes commandant les interprétations des versets coraniques, très équivoques, qui ont toujours servi de référence à ce sujet à savoir :
– « Ô prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de rabattre leurs amples tuniques (jalâbîb) sur elles. Ce sera pour elles le moyen le plus commode de se faire connaître et de ne pas être importunées. » (33/59)
– « Dis aux croyants de baisser leurs regards et de préserver leur chasteté (leur sexe). Cela est plus à même de les purifier. Dieu connaît parfaitement ce qu’ils font. Dis aux croyantes de baisser leurs regards et de préserver leur chasteté et de ne laisser voir de leur parure que ce qui en paraît. Qu’elles rabattent leur voilure (khumûr) sur leurs échancrures [de leurs habits : le mot utilisé est juyûb qui veut dire poche ou ouvertures des habits échancrés] et qu’elles ne montrent leur parure qu’à leur époux, à leur père, au père de leur mari, à leurs fils, aux fils de leurs maris, à leurs frères, aux fils de leurs frères, aux fils de leurs soeurs, à leurs dames de compagnie, à leurs esclaves femmes, aux domestiques hommes qui n’éprouvent aucun désir pour les femmes, aux enfants non-instruits sur les parties intimes (‘awra) des femmes. Qu’elles ne marchent pas de façon à attirer l’attention sur leurs atours (...) » (24/30-31)
Outre ces recommandations que les lectures islamistes intégristes cherchent à ériger en règles juridiques intangibles, les plus zélotes ajoutent des hadîths étendant la notion d’adultère à la femme qui se parfume et passe à côté d’une assemblée d’hommes, ou interdisant à un sexe de s’habiller comme l’autre, etc. Certains étendent les recommandations coraniques relatives à la conduite des épouses du Prophète à toutes les femmes avec le même esprit de rigorisme juridique, nourri par les fantasmes sexuels communs à toutes les sociétés fondées sur la séparation des sexes.
On ne peut mieux résumer la position des islamistes au sujet du statut de la femme, qu’en rappelant ces propos de Muhammad Al‑Ghazâlî : « Qu'on le sache, il est permis de se marier avec une et avec quatre. La répudiation est un droit dont l’homme bénéficie et que nul ne peut lui arracher. Dans l’héritage, la femme n’a droit qu’à la moitié. L’homme est le chef de famille, le responsable et le tuteur. Quant à ce que demandent aujourd’hui les femmes comme transformation de ces principes islamiques, ce n’est que de l’arrogance qu’il faut châtier sans pitié ». [2]
Combat pour les droits des femmes contre les conceptions islamistes
Les partisans de l’égalité des sexes ont, depuis le xixe s., privilégié d’autres références et d’autres lectures que celles des adversaires de l’émancipation féminine. Sans nier les énoncés coraniques et les traditions mobilisés constamment par leurs adversaires, ils les relativisent en invoquant les coutumes de la société dans laquelle l’islam est apparu ; l’islam a pris en compte ces coutumes mais, disent-ils, cela ne veut pas dire qu’il en faisait une règle intangible. Bien au contraire, « son intention » et « ses finalités» étaient, selon cette vision, l’évolution progressive de la société vers l’égalité, la justice et le bien. Ce qui compte ce n’est pas « la lettre de l’énoncé » mais son « esprit » et sa « finalité » déductibles à partir du sens de l’évolution souhaitée. Pour saisir ce sens, ils comparent la norme coranique et les pratiques impulsées par l’islam naissant avec ce qui existait auparavant.
Cette manière d’envisager les normes religieuses n’est pas nouvelle. Elle a toujours existé, mais la domination des conceptions patriarcales et machistes, dans les sociétés musulmanes, comme dans la plupart des sociétés humaines, l’a occultée au point que les musulmans en sont venus à penser qu’elle est incompatible aussi bien avec les lois de la nature qu’avec la religion. En effet, la théorie des maqâçid (finalités), bien que développée et explicitée par Shâtibî assez tardivement, est présente dans toutes les doctrines normatives de l’islam à travers les notions d’intérêt (maçlaha), de « justice » (‘adl), de « bien » ou « bel agir » (’ihsân) que doivent viser l’élaboration des normes et les conduites individuelles et collectives des humains. « La charia a pour fondement le jugement et les intérêts des gens dans la vie de ce monde et dans l’au-delà », disait le hanbalite Ibn Qayyim Al‑Jawziyya avant d’ajouter : « Là où apparaissent les signes de la justice, et par quelque moyen que ce soit, il y a le char‘ de Dieu ». [3]
Les notions de justice, de bien et d’intérêts étant variables selon les sociétés, les mœurs, les cultures, et les époques, les musulmans ont de tout temps divergé quant aux normes jugées conformes aux finalités de la charia, en ce qui concerne le statut de la femme et ses droits, comme par rapport à d’autres questions.
Ibn Rushd (Averroès) faisant le point, au xiie s., sur ces divergences, entre autres par rapport à la possibilité pour la femme d’exercer les fonctions d’Imam pour diriger la prière des musulmans, de Qâdhî ou de Calife, rappelait, dans son célèbre traité concernant les normes religieuses Bidâyatu’l‑mujtahid wa nihâyatu’l‑muqtaçid [4],qu’il n’y avait pas d’accord entre les théologiens à ce sujet, et que l’exégète Tabarî jugeait qu’elle y avait droit.
Dans son commentaire de La République de Platon, il déplorait les discriminations à l’égard des femmes, et leurs effets négatifs sur la société et l’économie, en affirmant qu’il n’y avait pas de différence fondamentale entre la nature du sexe féminin et celle du sexe masculin et pensait, en conséquence que les femmes pouvaient occuper toutes les fonctions, y compris celles que certaines législations réservaient aux hommes comme la direction des affaires politiques et religieuses. Il attribuait les inégalités, au nom desquelles ses contemporains justifiaient les différences de statut et de droits entre les hommes et les femmes, à l’éducation et aux traditions qui empêchaient la participation de la moitié de la société à la vie sociale et économique et qui étaient une des causes de la pauvreté des cités concernées.[5]
Il a fallu attendre le xixe s. pour voir Ibn Rushd réhabilité, et ce qu’il disait, entre autres à ce sujet, avoir droit de cité. Après l’Égyptien Tahtâwî qui a prôné l’éducation des filles en déplorant les méfaits, pour toute la société, de l’ignorance dans laquelle étaient maintenues les femmes, les réformistes se sont attaqués, les uns après les autres, à tel ou tel aspect rétrograde de la condition féminine dans les sociétés musulmanes. M. ‘Abduha dénoncé les méfaits de la polygamie dont il a prôné la limitation aux cas extrêmes de maladie ou de stérilité de l’épouse. Qâsim ’Amîn [6] a dénoncé le port du voile et fut le premier à plaider la libération des femmes au nom de l’islam. Presque au même moment, le fondateur du Parti Constitutionnel Tunisien, A. Th’âlibî publia, en 1905, L’esprit libéral du Coran dans lequel il reprit la dénonciation du voile et appela à l’instruction des filles.
En 1930, au moment où Mustapha Kémal Atatürk menait une politique laïque interdisant la polygamie dans le mariage civil et donnant à la femme des droits politiques et sociaux jusqu’alors inconnus dans le monde musulman, Tahar Haddad publia son célèbre ’Imra’atunânfî al‑charî‘a wa’l‑mujtama‘ (La femme musulmane au regard de la charî‘a et dans la société). Il va plus loin que tous ses prédécesseurs, aussi bien dans la dénonciation de la situation sociale faite aux femmes que dans la réfutation des arguments religieux invoqués pour justifier cette situation.
Il dénonce le mode d’éducation de la fille, « élevée dans la honte de son corps. Elle doit baisser les yeux même devant les seuls hommes qui ont le droit de la voir (...). Elle doit être timide, sans personnalité affirmée, ni initiative propre (…). Elle est élevée dans la peur de ses maîtres, son père, puis son mari », dit Mohamed Charfi pour résumer les idées de T. Haddad à ce sujet. [7] Il fait le procès de la polygamie, de l’enfermement des femmes, des modalités du mariage qui en font une marchandise, etc. Il récuse les arguments religieux à travers lesquels les théologiens cherchent à démontrer l’infériorité de la femme et son statut en soutenant que « les filles ont exactement les mêmes capacités cérébrales, les mêmes potentialités que les garçons et (…) que la condition des femmes s’explique seulement par le fait qu’elles ont été, dès leur jeune âge, maintenues dans l’ignorance et empêchées d’avoir la moindre participation à la vie publique ». [8] Il s’élève contre les lectures sclérosées de la religion et montre que l’islam ne s’oppose pas au changement de cet état des choses en disant : « D’une manière plus claire et plus précise, je veux dire que nous devons considérer la grande et nette différence entre, d’une part, l’essence de l’islam et son sens profond, tels que l’unicité de Dieu, la bonne morale, les principes de justice, d’équité et d’égalité entre tous les êtres humains, qui sont ce pourquoi l’islam est venu (...), et, d’autre part, les pratiques qui correspondaient à la mentalité ancrée dans l’esprit des gens et qui n’étaient pas conformes à son éthique. Les règles adoptées pour essayer de corriger ces pratiques et faire évoluer ces mentalités devront par la suite continuer leur évolution.
L’abrogation de toutes ces règles circonstancielles n’est en rien contraire à l’islam. C’est le cas de l’esclavage, de la polygamie et de toutes les règles similaires qu’on ne peut en aucun cas considérer comme faisant partie de l’islam. » [9] Bourguiba, qui s’en était démarqué dans les années 1930, l’a réhabilité après l’indépendance et en fit une référence majeure du Code du Statut Personnel tunisien. Il utilisa les arguments développés par T. Haddad pour abolir la polygamie en invoquant les mêmes versets coraniques relatifs à la condition d’équité entre les épouses (« si vous craignez de ne pas être équitable, une seule suffit » (4/3), et « vous ne saurez être équitables entre les femmes même si vous vous efforcez de l’être » (4/135).
Les idées de T. Haddad et de ses précurseurs sont constamment sollicitées dans les débats actuels au sujet du statut de la femme dans les pays où les conceptions patriarcales continuent à dominer. Allant plus loin dans la démarche finaliste qui a inspiré les lectures réformistes, Mohamed Talbi [10] appelle à distinguer, à propos de chaque énoncé, la situation sur laquelle il porte et qu’il vise à modifier et la situation qu’il veut atteindre. Il parle ainsi de « vecteur(s) orienté(s) » indiquant « les finalités » (maqâçid) visant l’égalité des « enfants de Dieu » (‘iyâlallâh).
Dans une démarche plus radicale, le théologien soudanais Mahamûd Muhammad Taha considère que l’inégalité entre les sexes n’est pas un fondement en islam et que le fondement est plutôt l’égalité [11] On pourrait en dire autant des nouvelles approches de la question féminine par des penseurs comme N. H. Abû Zayd, Muhammad Chuhrûr, Abdelmajid Charfi et par les femmes, qui sont de plus en plus nombreuses à investir le débat religieux autour de ces questions : les Marocaines Fatema Mernissi, Farida Bennani, Aïcha Belarbi, Fatima-Zohra Zryouil, Rajae Elhabti, les Tunisiennes Olfa Youssef, Neila Sellini, Amel Grami, Latifa Lakhdar, Zeineb Ben Saïd Cherni, Raja Ben Slama, des Algériennes comme Leila Babès, des égyptiennes comme Nawâl Sa‘dâwî poursuivant dans la voie ouverte par Hudâ Cha‘râwî et Bint Al-Châti’, etc.
(A SUIVRE) sur www.timbuktu-institute.org
[1]. Voir l’analyse que fait de cette notion A. Bouhdiba 1979, La sexualité en islam (2e éd.), P.U.F., Paris, p. 52 sq.
[2]. M. Al‑Ghazâlî, Kifâhu dîn, op. cit., p. 209.
[3]. Ibn Qayyim Al-Jawziyya, op. cit., Vol. 4, p. 373
[4]. Ibn Rushd (Al‑Qurtubî), Bidâyatu’l‑mujtahidwanihâyatu’l‑muqtaçid, op. cit., tome 1, p. 145 et tome 2, p. 460.
[5]. Voir Ibn Rushd, Talkhîç al‑siyâsa, Dar at‑talî‘a, Beyrouth, 1998, p. 124 sq. et les textes anglais à partir desquels le texte arabe a été reconstitué : E. I. J. Rosenthal, Averroes’s commentary on Platon’s “Republic”, Cambridge Universty Press, 1969, et Ralph Lerner, Averroes on Platon’s “Republic”, Cornell University Press, 1974.
[6]. Il fut le premier à dénoncer le port du voile et à prôner la libération de la femme au nom de l’islam notamment dans Al‑’islâm wa tahrîr al‑mar’a (L’islam et la libération de la femme) publié au Caire en 1901.
[7]. M. Charfi, « Tahar Haddad : “la femme musulmane : aspects religieux”, un tournant dans la pensée islamique », in Prologues n° 20, Automne 2000, p. 30-34.
[8].Ibid.
[9]. T. Haddad, ’Imra’atunâ fî al‑charî‘awa’l‑mujtama‘ (La femme musulmane au regard de la charia et dans la société), Dâr al‑ma‘rifa, Sousse (Tunisie), 1930, p. 13 (la traduction est de M. Charfi, op. cit.).
[10]. Plaidoyer pour un islam ouvert, op. cit., Penseur libre en islam : un intellectuel musulman dans la Tunisie de Ben Ali, Albin Michel, 2002.
[11]. M. M. Taha, op. cit., p. 162.
A la suite de l'article sur les conceptions patriarcales de l’islam politique, dans la série de Publications entamée le 8 mars 2023 et intitulée « Résistances féminines musulmanes et réponses doctrinales face aux extrémismes », ce texte du Pr. Mohamed-Chérif Ferjani , Président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute revient sur l'impact des luttes féminines sur l'évolution des cadres normatifs et législations dans les pays à majorité musulmane. Dans cette partie, il s'intéresse aux questions relatives notamment à l'égalité, à la polygamie ainsi qu'aux tentatives théologiques de légitimer religieusement d'autres formes de discriminations à l'égard des femmes (A SUIVRE)
En Tunisie, par exemple, le législateur s’est appuyé sur la mobilisation des femmes pour leurs droits comme sur les acquis des réformes accomplies dès le xixe s., pour déduire de l’impossible équité entre les femmes, stipulée dans le Coran, l’interdiction de la polygamie. Les islamistes tunisiens, et leurs alliés conservateurs ont longtemps dénoncé cette abrogation en affirmant que la polygamie « est autorisée et comme l’admet explicitement le texte bien établi et sans équivoque, et comme l’ont appliqué le Prophète et ses compagnons (...), il n’est absolument pas permis au gouvernant musulman de l’interdire ; car l’interdire voudrait dire que le savoir d’un tel gouvernant est plus étendu que celui de Dieu. » [1] En conformité avec la ligne défendue par son mouvement depuis sa genèse dans les années 1970, le leader du mouvement islamiste tunisien, Rachid Ghannouchi, demanda au début des années 1980 la révision du Code du Statut Personnel qui avait abrogé, entre autres discriminations à l’égard des femmes, la polygamie. Devant la protestation des femmes et des forcesprogressistes dans le pays, il fut obligé de tenir une conférence de presse pour dire que le code en question était une interprétation possible de la charia islamique. Il ajouta que s’il demandait la révision de ce code, c’était pour garantir plus de droits pour les femmes et non pour contester leurs acquis !
En Algérie, la condition de l’équité a été réduite à la nécessité de garantir un logement équivalent à toutes les épouses ! Vu la crise de logement dans le pays, une telle interprétation a permis de réduire considérablement la pratique de la polygamie ; cependant, ceux qui ont les moyens de s’offrir autant de logements qu’ils le souhaitent, continuent à profiter de ce « droit ».
Ailleurs, on continue à ignorer cette condition et à justifier la polygamie comme un bienfait de la « Sagesse divine ». Ainsi Y. Qaradhâwî nous dit : « Certains hommes désirent ardemment procréer, mais leur épouse est frigide ou malade, ou ses règles sont trop longues, ou il y a une autre anomalie ; cependant, l’homme ne peut supporter longtemps la privation de femmes. N’a-t-il pas le droit, dans ce cas, d’épouser une autre femme dans la légalité plutôt que de se chercher une autre maîtresse ?
Il arrive aussi que le nombre de femmes excède celui des hommes, surtout à la suite de guerres qui diminuent le nombre d’hommes et de jeunes gens. C’est dans l’intérêt de la société et des femmes elles-mêmes, que les femmes soient des co-épouses, plutôt que de rester toute leur vie vieilles filles privées de vie conjugale et de ce qu’elle assure comme paix, amour pur, sauvegarde de la chasteté et de l’honneur, privées aussi du bienfait de la maternité alors que le cri de la nature qui se cache en elles les appelle à cette noble fonction.
Ces femmes, dont le nombre dépasse celui des hommes, se trouvent, en effet, devant trois solutions :
1) soit elles passent le restant de leur vie dans l’amertume de la privation ;
2) soit on les libère pour qu’elles vivent comme instruments pour les amusements prohibés des hommes ;
3) soit on leur permet d’épouser un homme marié et capable de faire face à ses nouvelles responsabilités.
Il ne fait aucun doute que cette dernière solution est la voie de la justice et le baume bienfaisant ». [2]
De son côté, Sa‘îd Hawwa ajoute : « l’islam a permis à l’homme de multiplier ses épouses, mais pas à la femme parce que cette dernière n’a pas plusieurs utérus dans lesquels elle pourrait mettre séparément les enfants de chaque mari. Et comment pourrait-elle s’occuper de plusieurs maris à la fois, et quelle serait sa relation avec chacun d'eux ? Et comment est-ce que l’un d'eux pourrait être responsable d’elle ? La logique et la nature de la femme sont d'accord, la femme ne peut avoir qu’un seul mari. Quant à l’homme, il peut déposer sa semence dans plus d’un utérus, nourrir plus d’une femme et c'est donc normal que la polygamie lui soit permise. Si son appétit sexuel est grand et que sa femme est froide, il peut lui joindre une deuxième, puis une troisième, puis une quatrième, et qui ne peut se satisfaire de quatre femmes ? Et puis il y a les cas des maladies des femmes, des longs voyages, des guerres… ne vaut-il pas mieux permettre la polygamie que de voir s’instaurer la relation illicite (zinâ) ? » [4].
Quant à Mohammad Qutb, il justifie la polygamie par les cas « où la multiplicité des épouses est une nécessité absolue. Parmi ces cas, citons l’existence, chez certains hommes, d’un besoin ou appétit sexuel aigu et violent, auquel ils ne peuvent résister et qui ne peut se satisfaire d’une seule épouse. Citons aussi les cas des femmes stériles. Nous savons que le besoin d'avoir une progéniture est profond, légitime et tout à fait honorable (…) et il n’est pas juste de priver l’homme d’une progéniture. Citons également les cas de maladies répétées chez les femmes, qui peuvent empêcher ou espacer les rapports sexuels. Et n’allez surtout pas dire que la sexualité est quelque chose de vil ou de bas. C’est, en fait, une force à laquelle l’homme ne peut pas échapper et Dieu ne demande pas l’impossible à ses créatures. De même pour les cas d’incompatibilité sexuelle (…) Dans tous ces cas, prendre une nouvelle épouse (deuxième, troisième ou quatrième) est beaucoup mieux que de répudier la première. » [5] Ce qui est étrange c'est que les islamistes n'imaginent pas que ces « cas » peuvent être invoqués pour justifier le droit de la femme à plusieurs époux ! C’est ce qui permet à l’islamiste égyptien Mohammad Ghazali, qui a sévi en Algérie sous le règne de Chadli Ben Djédid, de protester : « Parler d'interdire la polygamie, c'est peut-être parler des Martiens, mais en aucun cas de notre société égyptienne qui, dans ses profondeurs, ignore le délire de ceux qui veulent copier les Européens alors que ces derniers, plongés dans l'ignominie, interdisent le licite et permettent l’illicite (…) » [6]
Si dans la famille, le statut de la femme est marqué de toutes ces discriminations, comment peut-il en être autrement dans la société conçue, dans le cadre de cette vision, comme une famille patriarcale élargie ? Faute de versets coraniques traitant de cet aspect, les islamistes mobilisent les hadîths et un certain nombre de traditions consacrées pour les besoins des intérêts d’une société machiste. Ainsi, un hadîth, selon lequel « un peuple qui délègue la gestion de ses affaires à une femme ne peut pas réussir », est mobilisé contre la participation de la femme à la vie politique et à l’exercice de fonctions publiques en Arabie Saoudite comme dans les pétromonarchies du Golfe. L’islamiste algérien Ali Belhadj considérait que le rôle de la femme se limitait à ses tâches dans la famille. Les islamistes tunisiens, malgré l’évolution connue par la société dans laquelle ils vivent, allaient jusqu’à contester le droit des femmes au travail prétextant qu’il a pour objectif de concurrencer les hommes et de les dominer.
L’accès au travail a – selon eux – « amené la femme à se dévoiler, se dénuder », et à « aller à l’encontre des traditions familiales et du devoir d’obéissance à l’égard de son mari ». Le plus grave à leurs yeux c’est qu’un grand nombre des activités exercées par la femme lui permet « d’exercer une tutelle ou une quasi-tutelle sur les hommes. Nous savons que la tutelle ne peut être que sur celui qui est incapable, mineur ou faible. Pour cela, toute la tutelle revient à l’homme dans toutes les affaires publiques. Dieu (...) a réservé [à l’homme] la prophétie, le califat, l’imâmat, le jihâd, l’appel à la prière, le prêche, etc. Il a institué l’obligation pour la femme de lui obéir et non le contraire. » Les mêmes islamo-conservateurs tunisiens n’osent plus contester le droit de la femme à l’instruction. Cependant ils préconisent de limiter ce droit « à l’apprentissage de ce qui est indispensable pour l’accomplissement de sa fonction, comme la lecture, l’écriture, le calcul, la religion, l’histoire des ancêtres bienfaisants, l’entretien de la maison, l’hygiène, les principes de l’éducation et de l’orientation des enfants. Quant aux autres sciences, (...) elles sont sans intérêt [pour les femmes] et il est vain de leur permettre de les acquérir. » [7] Confrontés à l’hostilité de la société à l’égard de leurs conceptions rétrogrades, ils ont fait marche arrière en considérant que le Code du Statut Personnel tunisien, qu’ils ont longtemps rejeté, était une interprétation compatible avec charia. Selon les circonstances et les rapports de forces, ils n’hésitent pas à passer d’une conception à son contraire. Ainsi, après les tergiversations au sujet du Code du Statut Personnel, une fois au pouvoir, ils ont essayé de remplacer le principe d’égalité par celui de complémentarité entre les hommes et les femmes. Il a fallu la mobilisation des femmes et des défenseurs des droits humains pour les obliger à faire marche arrière.
A SUIVRE ....
[1]. « La question de la femme entre les adeptes de la monogamie et ceux de la polygamie », dans la revue tunisienne Le Maghreb, n° 45, 1982.
[2]. Y. Qaradhâwî, op. cit., p. 195-196.
[3]. S. Qutb, Fîzhilâl al‑qur’ân (À l'ombre du Coran) Beyrouth, Dâr ach‑chourouq, 1973, vol. 1 p. 578.
[4]. S. Hawwa, Al‑’islâm, Beyrouth, Dâr al‑kutuub al‑‘ilmiyya, 1979, (2e éd.), p. 240.
[5]. M. Qutb, Chubuhât Hawla al‑’islam, op. cit., p. 129.
[6]. M. Al‑Ghazâlî, Kifâhu Dîn (Un combat de religion), Le Caire, Dâr at-ta’lîf, 1965, (3e éd.), p. 209, cité par EmnaBelhaj Yahya dans « Discours islamiste radical et droits des femmes », in La non-discrimination à l’égard des femmes, Imprimerie Officielle de la République Tunisienne, Tunis, 1989, p. 369-376.
[7]. Revue Al‑Ma‘rifa n° 4, « Al‑mar’a ka ‘insâna » (« La femme en tant qu’être humain »), cité par A. Hermassi dans Al‑haraka al‑islamiyyafîtûnis (Le mouvement islamiste en Tunisie), Bayrim, Tunis, 1985, 1977, p. 122 sq.
Ce texte du Pr. Mohamed-Chérif Ferjani , Président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute sur les présupposés et interprétations religieuses en défaveur des droits des femmes est la première partie d’une série de publications intitulée « Résistances féminines musulmanes et réponses doctrinales face aux extrémismes ». Cette série se poursuivra en évoquant les formes de résistance développées dans le monde musulman aussi bien par des théologiens que par des femmes qui se sont appropriées les textes fondateurs de l’islam pour fournir des interprétations en faveur de leurs droits et de l’amélioration de leur statut du XIXème siècle à nos jours.
Le 13 septembre dernier, Mahsa Amini, 22 ans est arrêtée par la police des mœurs à Téhéran pour "port du voile inapproprié". Trois jours après, la jeune femme décède des suites des traitements infligés par la police. Sa fin tragique est à l’origine d’un mouvement de colère parti le 17 septembre, du Kurdistan iranien, pour s’étendre rapidement à Téhéran et à d'autres régions. Défiant l’ordre des Mollahs, des centaines de femmes se filment en train de se couper les cheveux, de brûler leurs voiles. Les symboles du régime sont attaqués. La protestation tourne à une contestation du régime et de son chef suprême, Ali Khamenei. Ainsi, les femmes iraniennes, premières victimes des conceptions rétrogrades de l’islam politique depuis l’avènement de la République islamique en 1979, sont aujourd’hui à la pointe du combat contre l’ordre de mollahs. Elles donnent l’exemple à toutes les femmes des sociétés musulmanes et du monde en lutte contre les discriminations que leur réserve l’ordre patriarcal dont les islamistes et les fondamentalistes et intégristes de toutes les religions sont les plus fervents défenseurs. Les Iraniennes renouent par ce soulèvement avec les combats de générations de femmes qui, par diverses voies, ont essayé de briser les chaînes de la servitude que les sociétés musulmanes, comme la plupart– pour ne pas dire l’ensemble – des sociétés humaines réservent à la femme au nom de sa soi-disant infériorité naturelle par rapport à l’homme.
En effet, les préjugés relatifs à la nature essentiellement différente de la femme et de l’homme, au nom desquels on défend les discriminations à l’égard de la moitié de l’espèce humaine, ont partout trouvé, dans les différentes religions, sans exception, des arguments de nature à en faire des normes sacrées et intangibles. Les fondamentalismes religieux continuent partout à défendre les conceptions à la base de ces préjugés prônés de nos jours par toutes les expressions de la révolution conservatrice.
Malgré les progrès réalisés sur la voie de l’émancipation des femmes partout dans le monde grâce aux combats des femmes et au soutien des hommes convaincus de la nécessité des méfaits de l’injustice et de la discrimination pour l’ensemble de la société, la plupart des sociétés musulmanes font partie des sociétés qui résistent à la reconnaissance de l’égalité entre les hommes et les femmes. Le développement des mouvements islamistes intégristes, en réaction à des modernisations chaotiques qui n’ont pas tenu leurs promesses, a même généré des involutions qui se sont traduites par une remise en cause, non seulement des droits récemment acquis, mais aussi de certains droits garantis par les systèmes traditionnels. En effet, le développement de différentes expressions de l’islam politique – le mouvement des Frères musulmans et ses ramifications dans divers pays, le Parti de la libération islamique, les prolongements de Jamaat-e-Islami en Inde et au Pakistan, le Hizbollah et les mouvements islamistes se réclamant du chiisme, la nébuleuse des groupes salafistes et jihadistes plus ou moins affiliés au wahhabisme, à Al-Qâ‘ida, aux Talibans ou à DAECH, etc. – a eu pour effet la remise en cause de certains droits arrachés par les femmes musulmanes, à la faveur des réformes entreprises depuis le xixe s. et dans les années 1950.
L’avènement des « Républiques Islamiques », en Iran et au Soudan, a donné à cette régression un caractère spectaculaire et dramatique avant que les Talibans – portés au pouvoir en Afghanistan par la principale puissance du « Monde Libre » – ne prennent, dans le même sens, des mesures inédites allant jusqu’à priver les femmes de soins médicaux sous prétexte de respecter « les règles de la loi islamique » destinées à « préserver la dignité féminine du péché » que représenterait le fait qu’elles soient examinées et soignées par des médecins hommes.
A l’instar de tous les adversaires de l’émancipation des femmes, les islamistes mobilisent des conceptions traditionnelles sacralisées au nom de la religion et présentées comme étant, sinon la charia de l’islam, du moins un «droit musulman » qui en procède et qui l’incarne.
Contre cet état des choses, de grandes figures féminines ont réclamé, à l’instar de Houda Cha‘raoui, depuis le début du XXIe s siècle, l’émancipation féminine. Dans certains pays, les origines du combat pour l’amélioration du statut et de la condition des femmes remontent au xixe s. Ce combat est mené au nom de références universelles : les principes de liberté et d’égalité prônés par la déclaration universelle des droits humains, les conventions et textes internationaux relatifs à la lutte contre toutes les formes de discriminations entre les femmes et les hommes. Il est aussi mené au nom des normes religieuses interprétées dans une perspective opposée aux conceptions patriarcales et misogynes des adversaires de la cause féminine.
Ainsi, l’islam et sa charia sont invoqués, d’un côté, par les islamistes et les milieux conservateurs pour justifier les discriminations et les atteintes aux droits des femmes, et de l’autre, par des mouvements de femmes qui s’en réclament, pour revendiquer l’égalité des sexes et la fin de l’asservissement de la « moitié» de l’humanité.
Il est difficile de revenir ici à la discussion des arguments développés par les islamistes et leurs adversaires favorables à l’égalité entre les femmes et les hommes[1], ou de présenter une analyse exhaustive de la situation des femmes dans les différents pays musulmans. Outre la difficulté de satisfaire une telle ambition dans un cadre aussi limité, d’autres travaux ont été consacrés à ce sujet [2]. C’est pourquoi on se limitera à montrer comment les normes religieuses de l’islam se trouvent utilisées par les un(e)s et par les autres pour justifier les conceptions relatives aux principales questions qui sont au cœur du débat au sujet de la question féminine.
Conceptions et arguments islamistes contre les droits des femmes
À la base de toutes les discriminations encore défendues par les islamistes et les conservateurs au nom de l’islam, nous trouvons le refus de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce refus est justifié par un verset coranique qui stipule : « Les hommes leur [c’est-à-dire aux femmes] sont supérieurs d’un degré »(2/228). Donnant à ce verset la portée d’une loi universelle, Y. Qaradhâwî, dans son ouvrage Le licite et l’illicite en islam, résume les justifications traditionnelles de ce postulat en précisant : « L’homme est le seigneur de la maison et le maître de la famille d’après sa constitution, ses prédispositions naturelles, sa position dans la vie, la dot qu’il a versée à son épouse et l’entretien de la famille qui est à sa charge » [3]. S. Qutb défendant une conception de la justice fondée sur le refus de l’égalité, affirmait : « Entre les sexes, l’égalité de la femme avec l’homme est totale du point de vue de [l’appartenance à] l’espèce [humaine] et des droits humains. La distinction n’est instituée qu’au regard des considérations relatives aux possibilités, à l’expérience et à la responsabilité [de l’homme et de la femme] ; ce qui n'affecte pas le statut humain des deux sexes. Là où il y a égalité de possibilités [naturelles], d'expérience et de responsabilité, ils sont égaux. Là où ils diffèrent en quoi que ce soit, l’inégalité doit être en conséquence ». [4]Hassan Al‑Banna ne disait pas autre chose : « La différence entre l’homme et la femme dans les droits est la conséquence des différences naturelles des rôles attribués à chacun des deux sexes ; elle est nécessaire pour protéger leurs droits respectifs » [5]. Ces arguments se retrouvent dans le discours de certains « modernistes » comme Abbâs Mahmûd Al‑‘Aqqâd, invoquant les mêmes références religieuses et les mêmes arguments quant aux différences naturelles entre l’homme et la femme. [6] Dans les débats récents au sujet de la réforme du code de la famille (la mudawwana), au Maroc, le Ministre des affaires islamiques, Abdelkébir Mdaghri, opposé à la réforme, dit : « L’islam n’a pas établi l’égalité absolue entre les hommes et les femmes au sens que donne l’Occident à l’égalité. Et celui qui dit le contraire commet un mensonge envers Dieu ». [7] L’un des dirigeants du mouvement Al‑‘adl wa’l‑’ihsân (Justice et Bienfaisance) de Absalam Yassine affirme : « l’égalité totale entre les époux telle qu’elle est dans le projet des féministes est totalement inacceptable. Elle n’est possible que si la charia est éliminée et que l’État déclare ouvertement sa laïcité ». [8]
C’est au nom de cette inégalité fondamentale que les adversaires de l’égalité des sexes justifient toutes les autres discriminations.
Ainsi, la tutelle des hommes sur les femmes est encore justifiée au nom de ce verset coranique : « les hommes ont tutelle sur les femmes en raison de la distinction établie entre eux et du fait de ce qu’ils dépensent de leurs biens. » (4/34) S. Qutb, que ne contredisent ni Y. Qaradhâwî, ni les théologiens ou juristes attachés à la mise sous tutelle perpétuelle des femmes, précise à ce sujet : « la raison (…) en est la capacité [naturelle] et l’expérience en ce qui concerne la charge de tutelle. L’homme, en raison de sa disponibilité du point de vue des responsabilités maternelles, a plus de temps pour affronter les problèmes sociaux auxquels il se prépare avec toutes ses facultés intellectuelles (…). En outre, les charges maternelles développent chez la femme le côté affectif et réactionnel autant que se développent chez l'homme la spéculation et la réflexion. Le droit de tutelle revient [à celui-ci] en raison de ses capacités et de l’expérience qu’il a de cette fonction. Il a en outre la charge d’entretenir [la famille], or l’aspect financier est fortement lié à la question de tutelle. La tutelle est donc un droit d'obligation qui revient, en vérité, à une égalité de droits et d'obligations (…) » [9]
Ce droit de tutelle s’accompagne, dans cette conception, de l’obligation d’obéissance pour la femme vis-à-vis de son tuteur, et du droit de correction qui revient à l’homme à l’encontre de la femme jugée rebelle. Y. Qaradhâwî dit à ce propos : « Pour toutes ces raisons, la femme ne doit pas désobéir à son mari, ni se rebeller contre son autorité provoquant ainsi la détérioration de leur association, l’agitation dans leur maison ou son naufrage du moment qu’elle n’a plus de capitaine » [10].
Il ajoute « Quand le mari voit chez sa femme des signes de fierté ou d’insubordination, il lui appartient d’essayer d’arranger la situation avec tous les moyens possibles en commençant par la bonne parole, le discours convainquant et les sages conseils. Si cette méthode ne donne aucun résultat, il doit l’aborder au lit, dans le but de réveiller en elle l’instinct féminin et l’amener ainsi à lui obéir pour que les relations deviennent sereines. (…) Si cela s’avère inutile, il essaie de la corriger avec la main tout en évitant de la frapper durement et en épargnant son visage. Ce remède est efficace avec certaines femmes, dans des circonstances particulières et dans une mesure déterminée. Cela ne veut pas dire qu’on la frappe avec un fouet ou un morceau de bois » [11].Y. Qaradhâwî conclut : « Si tout cela ne donne aucun résultat et si l’on craint l’aggravation de leur désaccord, c’est alors que la société islamique et les gens connus pour leur sagesse et leur bonté doivent intervenir pour les réconcilier (...). C’est après l’échec de toutes ces tentatives de réconciliations qu’il est permis au mari de recourir à une solution ultime codifiée par l’Islam, afin de répondre à l’appel de la réalité et aux exigences de la nécessité et afin de résoudre des problèmes auxquels seul le divorce à l’amiable peut mettre fin. Telle est la seule justification du divorce ». [12] Passons sur la contradiction entre la notion de « divorce à l’amiable » et le fait de considérer que c’est « au mari de recourir » à cette « solution ultime. » C’est une manière d’éviter de parler de la « répudiation » et de faire l’amalgame – très courant dans les textes juridiques des pays musulmans – entre cette pratique arbitraire considérée comme un droit exclusif du mari, et le divorce accordé par le juge à la demande de l’épouse ou par les deux conjoints. Cette confusion est confortée par la désignation des deux formes de rupture du lien conjugal par le terme talâq qui veut, précisément, dire « rupture » sans prise en compte de la manière dont le lien conjugal est rompu.
Là-aussi, S. Qutb ne dit pas autre chose en justifiant à sa manière le droit pour le mari de « corriger » son épouse en ces termes : « lorsqu’il s’avère que toutes les autres méthodes de correction sont restées inefficaces, c’est que le mari se trouve devant un cas de rébellion violente qui nécessite l’utilisation d’un procédé violent : les coups, non pas dans l’intention de nuire mais de corriger… Et ce droit (de corriger sa femme rebelle) dont l’homme a le privilège, c’est Dieu qui le lui a accordé » [13]. Le comble, c’est la reprise de ce type de justifications par des femmes qui ont intégré le discours islamo-machiste. Ainsi, à l’encontre de la législation tunisienne qui donne droit à la femme de poursuivre son conjoint qui porte atteinte à son intégrité physique en la frappant, l’islamiste tunisienne Warda Râbih nous dit : « la rébellion (nuchûz) est un cas pathologique qui se présente chez la femme de deux façons :
– la première est celle où elle prend plaisir à être le partenaire dominé, et à recevoir des coups et des châtiments, c’est ce qu’on appelle en psychologie « masochisme » ;
– la deuxième est celle où elle prend plaisir à faire du mal à l’autre, ou à le dominer (…), c'est ce qui s'appelle « sadisme ». Pour W. Râbih, la solution dans les deux cas est celle que le Coran prescrit, à savoir le châtiment et la force pour la ramener au droit chemin. Elle conclut que : « la psychologie moderne est venue confirmer et vérifier la valeur et l’efficacité de ces châtiments administrés par les maris, confirmation scientifique qui (…) donne à la recommandation religieuse un caractère de miracle… » [14]
Ceux qui revendiquent « ce droit de l’homme » sur son épouse s’appuient sur un verset coranique érigé en règle intangible qui n’admet aucune forme de relativisation, aucune possibilité de contextualisation. Ce verset stipule : « Les femmes dont vous craignez l’insubordination, sermonnez-les, éloignez-vous d’elles dans le lit, frappez-les. Si elles vous obéissent, ne cherchez plus à leur nuire injustement. »(4/34)
Le même type d’argumentation est mobilisé pour justifier l’équivalence entre le témoignage d’un homme et celui de deux femmes sur la base de la même technique de lecture d’un verset coranique stipulant : « S’il n’y a pas deux témoins hommes, alors un homme et deux femmes... » (2/28 S. Qutb y voit là une exigence de sa conception de la justice sociale en islam [15] en disant : « la femme, en raison de la nature des fonctions maternelles voit se développer chez elle le côté affectif et réactionnel autant que se développent chez l'homme la spéculation et la réflexion (…) la question, ici, est une question de considération pratique dans la vie, et non une question (…) d’inégalité ». [16]
De la même façon, la discrimination en matière d’héritage est érigée en règle intangible, y compris en Tunisie, sur la base du verset coranique suivant : « Au mâle, l’équivalent de ce qui revient (en héritage) à deux femelles. » (4/176). S. Qutb résume les arguments de tous ceux qui continuent à défendre cette discrimination en disant : « Favoriser l’homme en lui accordant le double de ce dont hérite une femme est une justice trouvant sa justification dans la responsabilité qui revient à l’homme dans la vie. Il épouse une femme dont il a la charge ainsi que celle de leurs enfants. C'est à lui que revient la charge de constituer un foyer, et à lui seul revient la responsabilité des compensations et des contraventions. Il a donc le droit d’hériter comme deux femmes pour cette seule raison (…). La question est, ici, une question d’inégalité de responsabilité nécessitant une inégalité au niveau de l’héritage ». [17]
Là où les islamistes ne s’encombrent pas de la norme coranique – qu’ils érigent en règle intangible pour d’autres questions – c’est au sujet de la discrimination concernant le mariage avec un(e) non-musulman(e). Les recommandations coraniques à ce sujet ne font pas de différence entre les sexes. « N’épousez pas les associatrices (muchrikât) tant qu’elles n’auront pas cru. Une esclave croyante vaut mieux qu’une associatrice (muchrika), même si celle-ci vous plaît. Ne donnez pas vos femmes aux associateurs tant qu’ils n’auront pas cru. Un esclave croyant vaut mieux qu’un associateur, même si celui-ci vous plaît. » (2/201)
Cependant, pour justifier le mariage du musulman avec la non-musulmane, parmi les gens du Livre, on invoque, en l’isolant de son contexte historique et textuel, ce verset donné en réponse à une question posée au prophète par ses compagnons : « Aujourd’hui, (Y. Qaradhâwî n’est pas le seul à oublier cette précision contextuelle) vous sont licites les bonnes choses et la nourriture de ceux qui ont reçu le Livre, comme votre nourriture est licite pour eux ; de même, [vous sont licites] les femmes chastes parmi les croyantes et les femmes chastes parmi celles qui ont reçu le Livre avant vous, à condition que vous leur apportiez leurs dots en hommes chastes et non débauchés ou amateurs de maîtresses (...) » (5/5) Pour interdire ce droit aux femmes, on invoque le verset précédent concernant le mariage avec les associateurs, et non les gens du Livre, en oubliant qu’il concerne les hommes et les femmes. Y. Qaradhâwî nous donne à cet égard un exemple édifiant sur cette démarche tordue : « Il est interdit à la musulmane d’épouser un non-musulman, qu’il soit ou non des gens du Livre. Cela ne peut en aucune façon lui être permis et nous citons les paroles de Dieu à ce sujet : “Ne donnez pas vos femmes en mariage à des associateurs tant qu’ils n’auront pas cru” (2/221). Dieu a dit au sujet des croyants qui s’étaient exilés à Médine : “Si vous savez qu’elles sont croyantes, ne les renvoyez pas alors aux autres mécréants. Elles ne leur sont pas permises (comme épouses), et ils ne leur sont pas permis” (60/10). Aucun texte n’est venu libérer les gens du Livre de cette sentence. » [18] Nous remarquons que le premier fragment de verset n’est qu’une partie du verset concernant le mariage des hommes et des femmes, avec un(e) adepte de l’associationnisme sans la moindre mention des gens du Livre. De même, le deuxième fragment de verset parle de « mécréants » sans la moindre référence aux gens du Livre. Cela n’empêche pas Y. Qaradhâwî – et il est loin d’être le seul dans ce cas – d’affirmer de façon catégorique, qu’il s’agit là d’une interdiction formelle pour la musulmane d’épouser un non-musulman qu’il soit ou non des gens du Livre ! Il n’apporte même pas un hadîth, ou une tradition consacrée allant dans le sens de son affirmation. Toute son argumentation repose sur les préjugés relatifs au statut de l’homme et de la femme, d’un côté, et à la tolérance de l’islam et l’intolérance des autres religions, d’autre part. Ainsi, dit-il sans l’ombre d’une preuve : « l’Islam a uniquement permis au musulman d’épouser une juive ou une chrétienne, mais il n’a jamais permis à la musulmane d’épouser un juif ou un chrétien, car l’homme est le maître de la maison. C’est lui qui veille aux intérêts de la femme et qui en est responsable. L’islam a assuré pour l’épouse juive ou chrétienne, à l’ombre de son mari musulman, sa liberté de conscience et a protégé sa législation et ses directives, ses droits et sa responsabilité. Par contre, une autre religion, telle que la religion chrétienne ou juive, n’assure aucune liberté de conscience à la femme de croyance différente et ne lui préserve pas ses droits. Comment l’islam peut-il livrer à l’aventure l’avenir de ses filles et se jeter entre les mains de gens qui n’ont aucun respect et aucun scrupule pour leur religion ? » [19]
Qaradhâwî, et les musulmans qui partagent ses conceptions xénophobes, reproduisent, par ce genre de discours, à l’égard des autres religions, ce qu’ils dénoncent dans les discours qui stigmatisent l’islam en le réduisant aux aspects les plus négatifs dans les sociétés qui s’en réclament. En effet, ce qui est affirmé ici à propos des religions chrétienne et juive ne peut se justifier qu’en les réduisant au même type de lecture que font de l’islam Qaradhâwî, S. Qutb et les adeptes de leur archaïsme.
En rapport avec cette question du mariage, l’une des discriminations auxquelles s’attachent la plupart des islamistes et tous les conservateurs, concerne la polygamie. Ce « droit de l’homme » d’après eux, ne saurait être aboli car il serait reconnu comme un droit intangible par le Coran. Il invoque à ce sujet un fragment de verset stipulant : « Épousez, selon ce qui vous agrée, une, deux, trois ou quatre femmes (...) » (4/3) Ils omettent de prendre en compte la suite du verset qui précise : « (...) si vous craignez de ne pas être équitable, n’en épousez qu’une seule. » (4/3)Quand on leur rappelle cette condition – qu’un autre verset déclare irréalisable en stipulant : « vous ne saurez être équitable entre les femmes même si vous vous efforcez de l’être » (4/135) – les réponses varient selon les situations, les rapports de forces, l’évolution des mentalités et des mœurs, etc.
A suivre
[1]. J’ai déjà réfuté ces thèses dans Le politique et le religieux dans le champ islamique, Paris, Fayard, 2005, Islamisme, laïcité et droits de l’Homme, L’Harmattan, 1991, Les voies de l’islam : approche laïque des faits islamiques, op. cit., ainsi que dans les chapitres précédents de ce travail et dans plusieurs articles (concernant le statut du politique et du juridique en islam et ses incidences sur la question de la laïcité et des droits humains), parus dans différentes revues : ce texte reprend en les actualisant les idées développées dans ces travaux au sujet des droits des femmes aux yeux de leurs défenseurs et des islamistes ;
[2]. Je pense notamment aux travaux de F. Mernissi (Sexe, idéologie, islam, Tierce, 1975, Le harem politique, Albin Michel, 1987, La peur-modernité, chez le même éditeur, 1992), de Nawâl Sa‘dâwî (Nawal Saadoui) (Les femmes de l’islam, La Brèche, 1980, La face cachée d’Eve, Éditions des femmes, 1982), ainsi qu’à d’autres travaux.
[3]. Y. Qaradhâwî, Le licite et l’illicite en islam, Al‑Qalam, Paris, 1995, (3e éd.), p. 207.
[4]. S. Qutb, Al‑’adâla al‑’ijtimâ’iyyafîal‑’islâm (La justice sociale en islam), Dâr al‑churûq, Beyrouth, 1983, p. 47.
[5]. H. Al‑Banna, Al‑mar’a al‑muslima (La femme musulmane), Dâr al‑jîl, Beyrouth, 1371, p. 7.
[6]. Voir son livre Al‑mar’a fî’l‑qur’ân (La femme dans le Coran), Al‑maktaba al‑‘açriyya, Beyrouth, s.d.
[7]. A. Mdaghri, Al‑mar’abayna ’ahkâm al‑fiqhwa’l‑da‘wa ’ilâ al‑taghyîr (La femme entre les normes du fiqh et l’appel au changement), Muhammadiya, Maroc, 1999, p. 146.
[8]. M. Al‑Bachiri, Munâqachatu al‑matâlib al‑nisâ’yya al‑hâdifa ’ilâtqghyîrmudawwanat al-’ahwâl al-chakhçiyya (Critique des revendications féminines visant la modification du Code du statut personnel), Université Hassan II, 1994, p. 693.
[9]. S. Qutb, op. cit., p. 48.
[10]. Y. Qaradâwî, op. cit., p. 207.
[11]. Ibid.
[12]. Ibid., p. 208.
[13]. S. Qutb : ChubuhâtHawla al‑’islam (Calomnies au sujet de l’islam), (13e éd.), Beyrouth, Dârash‑shûrûq, 1980, p. 136-137.
[14]. W. Rabih in Al Ma‘rifa n° 10, 1er octobre 1978, p. 25.
[15]. C’est la traduction du titre de son livre dont sont tirées les citations relatives à cette question.
[16]. S. Qutb, op. cit., p. 48.
[17]. Ibid.
[18]. Y. Qaradhâwî, op. cit., p. 189.
[19]. Ibid., p. 189-190.