Timbuktu Institute

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Directeur du Timbuktu Institute de Dakar, Bakary Sambe revient pour l’Opinion sur la genèse des récents putschs dans les pays du Sahel et les nouvelles dynamiques contestataires dans la région.

Un lieutenant-colonel burkinabè, Emmanuel Zoungrana, a été mis aux arrêts le 10 janvier pour une prétendue tentative de putsch. Comment expliquez-vous le retour des coups de force en Afrique de l’Ouest ?

Les militaires burkinabè se plaignent d'être mal équipés par rapport aux jihadistes qu’ils combattent sur le terrain. La situation sécuritaire s’est délitée ces dernières années. Ils ont subi de nombreuses pertes dans les zones frontalières. La faillite de l’Etat est telle que les autorités délèguent une partie de la défense nationale à des milices d’autodéfense, les Koglweogo. C’est un aveu d’impuissance. Il y a un risque que les officiers ne soient plus en osmose avec le leadership politique et soient tentés de prendre leurs responsabilités. On en arrive à une situation paradoxale où les coups d’Etat sont parfois considérés comme une respiration démocratique en raison du rejet des pouvoirs locaux, d’un certain abandon de la communauté internationale aux idéaux démocratiques et d’organisations régionales considérées comme illégitimes.

Face aux risques de coups d’Etat et à la volonté des juntes de pérenniser leur règne au pouvoir, les dirigeants ouest-africains ont adopté dimanche des sanctions très dures à l'égard des autorités maliennes. Sont-elles justifiées ?

Ce n’est pas le moment de tirer sur la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) qui, malgré ses défauts, reste un recours en termes de médiation et de gestion des conflits. Les positions de cette organisation régionale méritent d'être soutenues sur le Mali. Les sanctions sont un mal nécessaire pour aider ce pays à retrouver sa trajectoire démocratique afin de ne pas vivre sous le régime de juntes successives. Les dirigeants ouest-africains ont attendu leur huitième sommet depuis août 2020, après plusieurs avertissements, pour sanctionner les autorités de transition, qui ne peuvent pas dire qu’elles ont été prises au dépourvu. Ils ont aussi prévu des exemptions pour la fourniture de produits alimentaires, pharmaceutiques et de carburant afin de ne pas pénaliser les populations.

« Il y a aujourd’hui un mythe du “réveil islamique” ou d’une “conscience islamique”. Cela aboutit à l’instauration de ces alliances inédites dans les milieux de la jeunesse, entre mouvances salafistes et ex-militants de la gauche nationaliste »

 

Les mouvements de contestation au Sahel ne donnent-ils naissance à des alliances contre nature entre gauchistes et partisans de l’islam politique que cherchent à récupérer des officiers putschistes ?

Les sociétés civiles laïques se sont affaiblies. Elles sont de moins en moins soutenues par leurs partenaires occidentaux. Ces derniers sont dans une logique de pragmatisme diplomatique pour ne pas perdre de terrain face à l’influence grandissante d’autres puissances comme la Chine, la Russie et la Turquie. Les Etats occidentaux ont donc tendance à s’aligner sur la politique des pouvoirs en place en sacrifiant les principes et les valeurs fondamentales qui les lient aux sociétés civiles. Les leaders religieux en profitent et influencent une jeunesse plutôt désœuvrée et en manque de repères. On observe aussi l'émergence de nouvelles alliances depuis les Printemps arabes, entre des acteurs de la société civile et les anciens gauchistes ou néo-gauchistes qui cherchent, à travers des processus révolutionnaires, à accéder au pouvoir en pactisant avec des courants traversés par l’islam politique.

Quel est le rôle des réseaux sociaux dans l’émergence de ces nouvelles contestations ?

Les puissances occidentales comme la France ont tendance à se déconnecter progressivement de la société réelle, elle-même très connectée à des réseaux sociaux en proie à une guerre d’influence informationnelle. Les mouvements sociaux utilisent ces relais pour mobiliser leurs sympathisants dans une atmosphère marquée par un islamo-nationalisme qui n’est pas remis en cause par les courants de gauche qui cherchent à retrouver dans la contestation une seconde jeunesse. Si les nouvelles puissances d’influence soutiennent cette lame de fond, une guerre froide pourrait se réinstaller, avec comme principal danger la perte des acquis démocratiques.

Comment expliquez-vous l’attrait de la jeunesse pour la mouvance salafiste ?

Elle peut être motivée par des logiques d’intérêts, des aides sociales ou du prestige communautaire. Il faut donc penser le salafisme à partir des réalités locales, et ne pas subordonner la compréhension d’un tel phénomène socio-religieux à un contexte occidental. L’Etat ne souhaitant plus subvenir aux besoins éducatifs, on note l’émergence d’une véritable élite arabophone et islamique issue de ces institutions. Cette dernière conteste l’hégémonie des cadres francophones dominants dans les structures administratives. Ils sont considérés comme responsables de la faillite de la gouvernance depuis l’indépendance. Ce radicalisme, considéré comme une modernité par dépit, séduit des pans entiers de la jeunesse éduquée. Ce n’est plus une question de pauvreté ou d’analphabétisme. Il y a aujourd’hui un mythe du « réveil islamique » ou d’une « conscience islamique », qui traverserait toutes les sphères. Cela aboutit à l’instauration de ces alliances inédites dans les milieux de la jeunesse, entre mouvances salafistes et ex-militants de la gauche nationaliste, qui voient en cet islam une forme efficace de contestation de l’Occident ou du néolibéralisme.

« Le discours français sur l’islam décrédibilise les défenseurs de la laïcité au Sahel, et la lutte contre les ingérences occidentales reste mobilisatrice »

 

Y voyez-vous un danger pour les Etats sahéliens post-indépendants ?

Ce n’est pas par simple adhésion doctrinaire que les plus jeunes et les instruits adoptent le salafisme, mais à travers de nouveaux besoins d’expression religieuse, qui orientent les jeunes de plus en plus vers un islam rationalisé et réformiste. Une telle situation conduit à une forme d’élitisme du fondamentalisme religieux. Ces mouvements prennent donc le dessus sur l’Etat, qui n’a pas réussi à opérer un encadrement social des jeunes. Cette agrégation de faits pourrait être source de troubles à moyen terme dans les zones urbaines et rurales, et aussi d’une fracture sociale. Cela va donner lieu à des « Etats nations » avec la recrudescence d’un sentiment national et une socialisation harmonisée autour d’un système éducatif totalement contrôlé par les réseaux islamistes. On craint donc un choc des extrêmes au Mali, au Togo ou encore au Bénin, entre l’islam fondamentaliste et les courants chrétiens évangélistes.

La France, qui a inspiré les constitutions des Etats sahéliens et leur vie politique, n’est-elle pas en train de perdre la bataille de l’influence du modèle de société ?

La France et les pays européens n’ont pas suffisamment pris en compte nos modèles de société et leurs structures. Il faut résoudre le problème de décalage européen par rapport aux nouvelles réalités socioreligieuses. Les actions socio-éducatives et humanitaires soutenues par les pays arabes sont appréciées des populations qui les jugent plus utiles et plus efficaces. Le discours français sur l’islam décrédibilise les défenseurs de la laïcité au Sahel, et la lutte contre les ingérences occidentales reste mobilisatrice. On ne peut ignorer plus longtemps la revendication croissante des acteurs islamiques d’une meilleure représentation de l’islam et de ses valeurs dans les systèmes politiques. L’écoute du terrain est un préalable pour sortir des conflits de perception. Il faut donc prendre en compte la réalité religieuse sur le plan politique et ne pas s’enfermer dans une laïcité de combat pour plutôt promouvoir une laïcité de consensus.

Les constitutions laïques héritées de l’ancien colonisateur sont-elles toujours adaptées ?

Nous sommes dans des Etats constitutionnellement laïcs qui doivent gouverner le religieux à l’heure où la dimension sécuritaire nécessite toute l’attention des autorités en raison de la radicalisation d’une partie de la jeunesse. Il est nécessaire d’adapter les constitutions, qui peuvent faire l’objet de révision, aux réalités locales pour appréhender le facteur religieux sous toutes ses dimensions. Les pays du Sahel souffrent par exemple d’une dualité du système éducatif, avec d’un côté l’école officielle francophone, et de l’autre la multiplication des écoles arabes et islamiques dans une superposition des offres éducatives, ce qui menace les fragiles cohésions sociales dans le processus encore inachevé de construction des Etats.

Spécialiste des radicalismes

Fondateur de l’Observatoire des radicalismes et conflits Religieux en Afrique, Bakary Sambe est maître de conférences à l’Université Gaston Berger (Saint-Louis -Sénégal). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Islam et diplomatie, la politique africaine du Maroc » (2010), Boko Haram, du problème nigérian à la menace régionale (2015), Contestations islamisées. Le Sénégal entre diplomatie d’influence et islam politique (2018).

 

Météo Sahel

janvier 10, 2022

 

Météo Sahel est une initiative du Timbuktu Institute qui vise à mettre à la disposition du public une revue de l’actualité au Sahel assortie d’analyses documentées. Le climat politique, social et sécuritaire qui peut paraître identique dans chacun des pays de cette zone, souvent objet d’analyses globalisantes, peut en réalité varier selon les contextes et les réalités locales. Ainsi, Météo Sahel est une revue bimensuelle de l’actualité politique, sociale et sécuritaire dominante dans les pays du G5 Sahel en plus du Sénégal.

Cliquez pour télécharger votre Rubrique Météo Sahel : Météo Sahel

Votre rubrique Météo Sahel Réalisée par Babacar Diop, stagiaire au Timbuktu Institute, Sous la supervision de Yague Samb, Directrice du bureau de Dakar

Dans le cadre de ses missions de contribution à la promotion du dialogue inclusif entre tous les acteurs et de promotion d’approches prenant en compte les réalités et contraintes des pays de la région, le Bureau des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel (UNOWAS) a organisé à Dakar du 16 au 17 décembre 2021, un Séminaire régional sur la « contribution des légitimités traditionnelles et religieuses à la consolidation de la paix, la prévention de l’extrémisme violent et la résolution des conflits en Afrique de l’Ouest et au Sahel ».

 

Les leaders religieux et traditionnels issus de différents pays de la région ont, pendant deux journées, fourni leur analyse de la situation sociopolitique et sécuritaire et ont réaffirmé leur engagement et leur volonté d’apporter leur soutien à toutes les actions et initiatives entreprises par UNOWAS et apporter leur contribution à la prévention et à la résolution des conflits au Sahel et en Afrique de manière générale.

 

Au regard de leur rôle essentiel dans leurs sociétés respectives qui a été réitéré et mis en exergue par les chercheurs et les experts qui ont pris part à ce Séminaire régional, les leaders religieux mais aussi traditionnels ont fait montre d’un engagement ferme à « accompagner les efforts de la communauté internationale et de UNOWAS, dans la région ».

 

Qu’il s’agisse aussi bien l’Imam Mahmoud Dicko (Mali), les chefs de canton venus de la région du Liptako Gourma, des chefs traditionnels et leaders religieux de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Bénin, Togo, Sénégal, Cameroun, Nigeria, Mauritanie) aux côtés du Haut-représentant du Moro Naba (Burkina Faso) que des femmes et jeunes leaders, les participants ont magnifié cette « initiative pionnière qui ouvre de larges perspectives en matière de valorisation des stratégies endogènes », d’après, le spécialiste des mouvements radicaux, le Pr. Moulaye Hassane du Centre national d’études stratégiques et de Sécurité du Niger.

« La participation massive des femmes dans toutes les sessions dans un dialogue ouvert avec les acteurs religieux et traditionnels a été une des innovations majeures de cette rencontre », s’est félicitée Mme Atikatou Dieng présidente d’Alliance citoyenne (Mauritanie) et membre de la Plateforme des femmes du G5 Sahel qui a lu la Déclaration finale. Pour le jeune leader religieux malien, Imam Hamidou Diallo, le séminaire régional de UNOWAS « a permis un dialogue intergénérationnel sur des question de grand enjeu pour la stabilisation et la consolidation de la paix au Sahel et en Afrique de l’Ouest »

 

Selon Mme Zara Goni venue spécialement de Maiduguri pour témoigner du rôle actif des femmes dans le nord du Nigeria en termes de mobilisation des leaders religieux et de synergie dans l’élaboration de discours alternatifs face aux groupes terroristes, « le mérite revient à UNOWAS et à Son Excellence M. Mahamat Salah Annadif d’avoir rendu possible ce cadre exceptionnel d’échanges dans un contexte où la région vit des crises multidimensionnelles et où il faudra de plus en plus penser à réactiver tous les mécanismes de résolution et de sortie de crise ».

Pour sa part, Dr. Bakary Sambe, directeur régional du Timbuktu Institute qui a été l’expert chargé par UNOWAS de faciliter la rencontre, « le Bureau des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel, a posé un important jalon pour une meilleure prise en compte des légitimités traditionnelles et religieuses qui peuvent peser de tout leur poids dans l’adhésion des populations locales aux solutions et initiatives prônées par les partenaires internationaux ». Une telle démarche « démontrant, à suffisance, la vision inclusive et l’expérience du Représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies, Monsieur Mahamat Salah Annadif, à l’ère de la co-construction et de l’expérimentation des solutions agiles et des sorties de crises qui seront de plus en plus concertées », conclut Dr. Sambe.

Educating for Peace: Changement climatique

Educating for Peace: Entrepreneurs United

Sur la question du terorisme, Dr. Bakary Sambe rappelle dans cette interview qu’ “il est très difficile de vaincre ou de tuer une idéologie avec une kalachnikov” . Il rappelle qu’à la fin de l’opération Serval, il y a un acteur très important qui à l’époque était moins connu, Abul Walîd Al Sahrawi, qui écrit un document qui disait que la France avec Serval pensait que les terroristes étaient vaincus “mais nous ne sommes pas vaincus. On a éliminé certains de nos hommes, mais nous avons maintenant de la chance de prospérer parce que maintenant, on n’a plus besoin de faire de l’idéologie, de la prédication. Nous attendons seulement  qu'il y ait des zones de conflits communautaires qui se déclenchent, et nous on mettra un habillage islamique pour recruter le plus grand nombre de personnes”

Pour le Directeur du Timbuktu institute, “C’est ce qui s’est passé dans le centre du Mali avec des Peulhs et d’autres bergers qui sont dans le pastoralisme (et qui) souffraient de l’insécurité, du vol de bétails”

D’après son analyse , des membres de ces groupes “sont allés apprendre à manier les armes chez les gens d' AQMI et finalement leurs revendications qui étaient sociales, socioéconomiques et politiques autour des pâturages, des bourgoutières, s’étaient transformées en une revendication religieuse». Et voilà qu’une population marginalisée, en l'occurrence, les peulhs et d’autres qui avaient des activités pastorales se sont soulevées”. 

Il pousuit en rappelant qu’on a observé le même phénomène au Burkina Faso avec Mallam Dicko, qui “a réuni auprès de lui des jeunes frustrés en mal de repères, et on a vu aussi au centre du Mali, lorsque l’Etat malien, incapable de lutter contre le terrorisme, a instrumentalisé des milices d’auto-défense pour assurer la sécurité. Et à ces milices-là, Dan Ambassagu avec des éléments dogons entre autres, on leur dit qu’ill faut lutte contre le terrorisme, en stigmatisant des peulhs pris pour être ces terroristes. Selon Bakary Sambe c’est ainsi, entre autres facteurs, qu’on a créé ou attisé des conflits intercommunautaires interminables.”

Toujours, selon le coordonnateur de l’observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique, “On trouve les mêmes types de conflits au Burkina Faso, au Mali et dans la région de Tillabéry au Niger. Ce qui est en jeu, rappelle t-il, ce n’est pas la religion en tant que telle mais, surtout, la manipulation des symboles religieux pour des motifs politiques, identitaires, économiques etc.” Et, poursuit-il, “ cela va dans un large spectre de mouvements qui, aujourd’hui, au nom d’une prétendue religiosité, sont en train de perpétrer des actes ignobles”

Et au directeur régional du Timbuktu d’alerter avant de proposer des pistes de sortie d’une crise qu’il ne faut pas laisser empirer :  “ Aujourd’hui si on ne prend pas en compte l’émergence de cette nouvelle question autour des pasteurs principalement des pongs, on risque d’avoir d’autres problèmes dans le futur.  Je pense qu’on peut accorder les mêmes facilités en termes de dialogue avec les Touaregs et d’autres à cette communauté-là, au lieu de leur opposer toujours, la violence ou la répression”

pour ce qui est des racines d’un tel conflit et de la stigmatisation de cette communauté, Dr. Sambe en rappelle la dimension historico-politique: “ Mais je pense que le mal vient de plus loin. Pendant l’époque coloniale, il y avait un certain ostracisme à l’égard de ces populations et les Etats postcoloniaux ont hérité de ces pratiques dans certains pays. Et une telle situation a créé ce malaise-là de cette population qui n’arrive pas à s’insérer ou se faire accepter dûment dans l’Etat-nation”

Revenant sur la nécessité de changer de paradigme notamment dans les zones frontalières, où il faudra expérimenter dès maintenant d’autres approches basées sur le dialogue civilo-militaire et intercommunautaire, Dr. Bakary Sambe attire l’attention sur ce qu’il appelle un “paradoxe” entre la présence militaire et l’insécurité : “Aujourd’hui, c’est un problème récurrent qu’on trouve dans toutes les zones frontalières où il y a un véritable paradoxe. Les populations transfrontalières vivent sous le coup de mesures sécuritaires draconiennes avec des présences militaires renforcées, mais sont dans un profond sentiment d’insécurité. Et ce paradoxe là, il faut le relever”.

 

Propos recueillis et adaptés à partir d’une interview lors du forum de Dakar, par la chaîne youtube Geopolitix