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Par Dr. Bakary Sambe
Président, Timbuktu Institute - Centre africain d'études sur la paix
Fin avril 2025, Timbuktu Institute a publié un rapport intitulé « La menace du JNIM dans la zone des trois frontières du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal ». Cette publication scientifique, la première du genre et qui fait suite à plusieurs enquêtes de terrain menées dans l'est du Sénégal par les chercheurs de ce think tank de référence sur les questions de sécurité régionale, a suscité de nombreux débats sur les enjeux qu'elle soulève. La couverture médiatique du rapport s'était jusqu'à présent concentrée sur la vulnérabilité du Sénégal face à l'avancée des groupes terroristes en provenance de l'ouest du Mali. Dans cet article, le Dr Bakary Sambe, président de Timbuktu Institute, revient sur les facteurs de résilience qu'il suggère aux autorités sénégalaises et à leurs partenaires de renforcer dans un contexte régional volatile et plein de risques.
La région des trois frontières du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal est devenue un point névralgique stratégique pour le Jama'at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM), un groupe terroriste qui cherche à étendre son influence au-delà du Mali. Bien que le Sénégal soit confronté à des vulnérabilités telles que des frontières poreuses, des défis socio-économiques et la propagation du salafisme, le pays possède des facteurs de résilience solides qui ont jusqu'à présent limité l'infiltration du JNIM. Il s'agit notamment d'une forte cohésion sociale, d'une modération religieuse largement répandue et de forces de sécurité compétentes. En renforçant ces atouts grâce à des politiques ciblées, le Sénégal peut consolider ses défenses contre l'expansion du JNIM, comme le souligne un récent rapport du Timbuktu Institute.
Les facteurs de résilience du Sénégal
Les diverses communautés ethniques et religieuses du Sénégal font preuve d'une cohésion sociale remarquable, qui constitue un rempart contre les tactiques de division du JNIM. Selon une enquête de l'Institut de Tombouctou réalisée en 2024, 75 % des habitants de la région de Kédougou attribuent la paix sociale du Sénégal à ses traditions culturelles, et seulement 13 % d'entre eux pensent que les tensions intercommunautaires pourraient pousser les individus à l'extrémisme violent. Les mariages mixtes et le respect mutuel entre des groupes tels que les Bassari, les Bédik et les Peul créent un bouclier culturel, reconnu par la désignation par l'UNESCO de certaines parties de Kédougou comme site du patrimoine mondial pour son modèle de coexistence pacifique. Contrairement au Mali et au Burkina Faso, où le JNIM a exploité les tensions entre les éleveurs et les groupes sédentaires, les relations intercommunautaires harmonieuses du Sénégal font qu'il est difficile pour le groupe de gagner du terrain.
L'adhésion du Sénégal aux enseignements islamiques modérés, en particulier ceux des confréries soufies, contrecarre l'idéologie salafiste radicale du JNIM. La majorité des Sénégalais, y compris ceux des régions frontalières comme Kédougou, Matam et Tambacounda, suivent des pratiques religieuses axées sur la communauté qui mettent l'accent sur l'amélioration de soi plutôt que sur des idéologies qui divisent. Seuls 4 % des habitants de ces régions connaissent quelqu'un qui partage les opinions extrémistes du JNIM, et les chefs religieux sont considérés comme des acteurs clés dans la prévention de la radicalisation, juste après le gouvernement. Bien que l'influence des soufis soit moins prononcée dans les zones frontalières orientales, l'absence de radicalisation généralisée et les efforts de collaboration des chefs religieux avec le gouvernement et les personnalités de la communauté renforcent la résilience.
Les forces de sécurité sénégalaises sont la pierre angulaire de la résilience du pays et se distinguent par leur professionnalisme, leur taille et leur expérience en matière de lutte contre l'insurrection. D'une taille comparable à celle des forces maliennes et nigériennes malgré une population et un territoire plus petits, elles bénéficient d'une formation spécialisée et d'une solide réputation de non-ingérence dans la vie politique. Leur expérience du conflit casamançais et des missions de maintien de la paix des Nations unies leur permet de contrer efficacement des menaces telles que le JNIM. Les relations positives entre civils et militaires renforcent encore leur efficacité, 55 % des habitants de la frontière orientale étant prêts à partager avec les forces de sécurité des informations sur les activités extrémistes. Des efforts récents, tels que l'établissement d'une base permanente à Goudiry et des patrouilles conjointes avec le Mali et la Mauritanie, témoignent d'un engagement proactif.
Stratégies de renforcement de la résilience
Pour contrer l'expansion du JNIM, le Sénégal doit s'appuyer sur ces facteurs de résilience grâce à des mesures stratégiques qui renforcent la sécurité, la sensibilisation des communautés et l'inclusion socio-économique. Le rapport du Timbuktu Institute propose plusieurs recommandations pour y parvenir :
Il est essentiel de renforcer la présence permanente des forces de sécurité le long de la Falémé et des principales routes transfrontalières, telles que celles près de Bakel et de Saraya. Si la base de Goudiry constitue un pas en avant, les opérations temporaires telles que Niokolo et Nawetan n'ont pas amélioré de manière significative la perception locale de la sécurité. Des bases permanentes permettraient le déploiement rapide d'unités spécialisées dans la lutte contre la contrebande et les économies illicites, qui sont les principales sources de financement du JNIM. Une présence accrue favoriserait également une meilleure collecte de renseignements grâce à des liens plus étroits avec les communautés locales, qui sont disposées à signaler les activités suspectes. Par exemple, les habitants de Guémédié se sont déclarés prêts à partager des informations sur des infiltrations potentielles, une opportunité que les forces de sécurité peuvent exploiter.
L'institutionnalisation de la coopération avec le Mali et la Mauritanie est essentielle pour perturber les réseaux transfrontaliers du JNIM. Le rapport met en évidence les bases logistiques du JNIM dans la région de Kayes au Mali et les points de passage non officiels le long de la Falémé, soulignant la nécessité de coordonner les efforts. Le Sénégal devrait développer les initiatives récentes, telles que les accords de coopération militaire de février 2025 avec le Mali et les patrouilles fluviales conjointes avec la Mauritanie, en créant des forces opérationnelles binationales et trinationales. Celles-ci devraient intégrer les capacités de l'armée, de la police et des services de renseignement afin de cibler les points d'approvisionnement et les réseaux de transport du JNIM. L'établissement de contacts et de processus désignés pour l'échange de renseignements permettra de réagir rapidement aux mouvements suspects, ce qui renforcera la sécurité de la région des trois frontières.
La sensibilisation à la menace du JNIM est cruciale, car un tiers des habitants de Kédougou, Matam et Tambacounda ne sont pas conscients de son impact potentiel, selon l'enquête de 2024 de Timbuktu Institute. Le gouvernement devrait s'associer aux chefs religieux, aux chefs traditionnels et aux autorités locales pour mener des campagnes mettant en évidence les tactiques violentes et l'intolérance du JNIM, en les opposant aux valeurs de tolérance et de cohésion du Sénégal. Dans les régions où l'influence des soufis est limitée, comme dans certaines parties de Kédougou et de Tambacounda, les chefs traditionnels et les acteurs réformistes peuvent jouer un rôle central. La formation de ces leaders aux stratégies de communication amplifiera la légitimité et la portée du gouvernement, favorisant une réponse collective de la communauté aux tentatives d'infiltration du JNIM.
Il est essentiel de s'attaquer aux vulnérabilités socio-économiques, en particulier au chômage et à la marginalisation, pour réduire l'attrait du JNIM. L'enquête du 2024 Timbuktu Institute identifie le chômage comme la principale raison (85%) pour laquelle des individus pourraient rejoindre des groupes extrémistes dans les régions frontalières. Le gouvernement devrait étendre des programmes tels que le PUMA et le PUDC afin d'améliorer l'infrastructure routière et de réduire l'isolement géographique à Kédougou et à Tambacounda. La formation professionnelle dans le domaine de l'agriculture durable et les programmes de microcrédit, tels que ceux de la Délégation générale à l'Entreprenariat Rapide (DER), peuvent permettre aux jeunes et aux femmes de s'émanciper, des groupes démographiques clés vulnérables au recrutement par le JNIM. En outre, la réglementation du secteur minier visant à garantir un accès équitable aux ressources permettra de répondre aux griefs formulés à l'encontre des entreprises étrangères, réduisant ainsi le risque de voir la JNIM exploiter le mécontentement local.
La résistance du Sénégal à l'expansion du JNIM repose sur sa forte cohésion sociale, sa modération religieuse et ses forces de sécurité professionnelles. En renforçant ces atouts par une présence sécuritaire accrue, une coopération transfrontalière renforcée, des campagnes de sensibilisation des communautés et des programmes d'intégration socio-économique, le Sénégal peut limiter davantage la capacité du JNIM à s'infiltrer sur son territoire. Ces mesures permettront non seulement de protéger la sécurité nationale, mais aussi de préserver le modèle d'harmonie culturelle et religieuse du pays, en veillant à ce que les tactiques de division du JNIM ne trouvent aucun point d'ancrage dans les régions frontalières du Sénégal.