Présidentielle en Côte d’Ivoire : Le pays en haleine, la région dans l’expectative Spécial

Timbuktu Institute – Octobre 2025

L’élection présidentielle en Côte d’Ivoire, se déroule dans un climat politique chargé d’incertitudes. Plus de deux décennies après la crise politico-militaire de 2002 et une autre marquée par une certaine stabilité relative sous la présidence d’Alassane Ouattara, le pays s’interroge : quelle trajectoire pour sa démocratie à l’issue de ce scrutin ? Quelle éventuelle alternance réelle au sommet du pouvoir ? Et comment réconcilier une nation encore fracturée par les blessures du passé ?

La question de la succession et du renouvellement politique

Un non-renouvellement des élites politiques

Depuis la mort de Félix Houphouët‐Boigny en 1993, la scène politique ivoirienne est largement dominée par trois figuresde premier plan : Henri Konan Bédié, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara. Ces trois hommes, anciens acteurs de longue date, ont tour à tour incarné la gouvernance, l’opposition ou le pouvoir ; mais surtout ils ont verrouillé, chacun à leur manière, l’espace politique national.

  • Henri Konan Bédié a succédé à Houphouët-Boigny à la tête de la Côte d’Ivoire à la fin de 1993, en qualité deprésident de l’Assemblée nationale, ce qui fit de lui le successeur institutionnel.1
  • Laurent Gbagbo est arrivé au pouvoir en 2000 après la chute de la junte et une élection controversée ; il représente un tournant dans l’histoire ivoirienne.2
  • Alassane Ouattara, économiste de formation, est devenu président en 2011 après la crise post-électorale de 2010-20113

Le fait est que ces acteurs restent omniprésents, que ce soit directement (candidatures, influence) ou indirectement (réseaux, héritage politique) dans le paysage politique ivoirien.

Faible émergence de la “nouvelle génération” politique

Malgré une population jeune avec 75,6 % des ivoiriens âgés de moins de 35 ans4, la relève institutionnelle reste faible. Plusieurs constats :

  • Les partis historiques comme Parti démocratique de Côte d’Ivoire, Rassemblement démocratique africain (PDCI‐RDA), Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) ou encore Parti des peuples africains – Côte d’Ivoire (PPA‐CI) continuent d’être dominés par des cadres âgés et des alliancesritualisées. Par exemple, l’articulation entre le PDCI et le RHDP a montré les limites du renouvellement : le PDCI finit par quitter la coalition en 2018, montrant que le renouvellement interne est loin d’être acquis.
  • Des figures plus jeunes, pourtant présentes comme Tidjane Thiam dans le PDCI, se heurtent à des blocages institutionnels ou judiciaires qui entravent leur accès au 6
  • Ce décalage entre une population majoritairement jeune et des élites âgées crée un fossé entre attentes citoyennes et offre politique.

Verrouillage des partis historiques

Le paysage politique est « saturé » par les structures anciennes.

  • Le RHDP, parti au pouvoir, s’affirme comme la machine politique dominant les trajectoires électorales, ce qui limite les marges de manœuvre pour de nouveaux 7
  • Le PDCI-RDA, ex-parti hégémonique de l’époque post-Houphouët, peine à se réinventer après sa rupture avec le RHDP ; son influence s’étiole.8
  • Le PPA-CI, fondé en 2021 par Laurent Gbagbo, illustre la difficulté du champ politique ivoirien à se régénérer. Bien qu’il s’agisse d’une nouvelle formation, son orientation, son organisation et sa base militante demeurent largement structurées autour de la figure de Gbagbo, acteur politique central depuis les années 1980. Ce parti apparaît ainsi comme la continuité d’un leadership ancien plutôt que comme l’émergence d’une nouvelle génération politique.9

Ce verrouillage des partis signifie que, même lorsque de nouveaux visages apparaissent, ils se heurtent à un environnement politique déjà structuré autour de réseaux anciens, de clientèles établies, et de leaderships patrimoniaux.

L’enjeu de la transparence et de la crédibilité électorale

Le traumatisme de la crise post-électorale 2010-2011

La présidentielle de novembre 2010 en Côte d'Ivoire, à l’issue de laquelle Alassane Ouattara a été déclaré vainqueur par la Commission Électorale Indépendante (CEI), tandis que le Conseil constitutionnel avait invalidé certains résultats etproclamé Laurent Gbagbo président, a débouché sur un conflit violent, prolongé d’environ cinq mois.

Le bilan humain reste encore lourd : selon les Nations unies, jusqu’à 3 000 personnes ont péri pendant cette période de violence.10

Cette crise avait marqué un point d’ancrage majeur : elle a gravé dans la mémoire collective l’idée que l’élection présidentielle peut toujours basculer en crise ouverte, et que le bon fonctionnement des institutions électorales reste une condition essentielle de la paix.

Le rôle central des institutions électorales : CEI et Conseil constitutionnel

  • La CEI a pour missions de recenser les électeurs, organiser les élections et référendums, recevoir et valider lescandidatures, garantir la transparence du scrutin, former les bureaux de vote et informer la population.11
  • Le Conseil constitutionnel intervient notamment dans la validation des candidatures et surtout la proclamation des résultats définitifs.12

Leur complémentarité est théorique : la CEI organise, instruit, compile les résultats ; le Conseil constitutionnel tranche les contentieux et garantit la légalité. En pratique cependant, depuis la crise 2010-2011 la répartition de responsabilités suscite débat.

 Les défis qui freinent la confiance dans le processus

La crédibilité d’un scrutin repose notamment sur la fiabilité du fichier électoral : qui est inscrit, comment, avec quelles garanties contre les fraudes ou les exclusions injustifiées. Des critiques portent sur l’absence de mise à jour systématique ou régulière des listes électorales.13

Même si les institutions sont formellement indépendantes, leur impartialité est mise en doute. Les partis d’opposition accusent la CEI ou le Conseil constitutionnel de décisions biaisées.14 De plus qu’il y a un précédent avec la crise post-électorale de 2010-2011. 

Pourquoi la confiance est un enjeu fondamental ?

La confiance dans les institutions électorales a trois effets majeurs :

  • Légitimité du pouvoir : un président élu à la suite d’un scrutin perçu comme transparent dispose d’une base plus solide pour gouverner et rassembler.
  • Prévention des violences post-électorales : une élection contestée dans sa procédure ou ses résultats peut déclencher des réactions violentes, comme la crise de 2010-2011 l’a démontré.
  • Stabilité institutionnelle et attractivité internationale : pour les partenaires étrangers, les investisseurs, et la société civile, la perception de la régularité électorale renforce la confiance dans l’État de droit. 

En somme, la question de la transparence et de la crédibilité électorale va bien au-delà de la simple organisation logistique d’un scrutin. Il s’agit d’un contrat de confiance entre les citoyens, leurs institutions et les acteurs politiques. Sans ce socle, l’élection ne sera pas seulement une compétition politique, mais un risque pour la paix civile. Pour que l’élection soit une marche vers la consolidation démocratique, et non un retour vers la crise, la crédibilité des institutions électorales doit être une priorité réelle et reconnue par tous.

Le poids des enjeux socio-économiques

Attentes concrètes de la population

Au-delà des luttes entre partis et des enjeux institutionnels, de plus en plus d’ivoiriens attendent des réponses tangibles à leurs préoccupations quotidiennes : emploi, coût de la vie, accès à la santé, éducation, logement…

  • Le taux de chômage des jeunes ou d’une sous-utilisation de la main-d’œuvre pèse dans l’électorat. En 2023, plus de 4% de taux de chômage chez les jeunes de 15 à 24 ans. La Côte d’Ivoire affiche un taux d’inactivité ou de mauvaise insertion élevé.15
  • Le coût de la vie, notamment l’inflation et la hausse des prix alimentaires ou des services de base, est devenueun sujet de préoccupation majeure dans les ménages. Le pays, malgré un taux d’inflation modéré récemment,reste sensible aux fluctuations des prix.16
  • L’accès à des services publics de qualité (santé ; enseignement secondaire et supérieur ; logement décent) demeure inégal, en particulier entre zones urbaines et rurales. Selon les données de 2023, les taux de scolarisation aux niveaux secondaires et tertiaires sont faibles, ce qui traduit un défi majeur pour l’éducation.

 Une croissance forte mais inégalement répartie

La Côte d’Ivoire se distingue depuis plusieurs années par un taux de croissance économique élevé (~6 % ouplus annuellement) : par exemple une croissance estimée à 6,5 % en 2023.

Pourtant, cette croissance ne s’est pas traduite par une amélioration homogène du bien-être pour l’ensemble de la population :

  • Le taux de pauvreté est encore élevé : le pourcentage de personnes vivant sous le seuil de « revenu inférieur à 3,65 $/jour » était estimé à environ 33 % en 2023.
  • Le secteur informel reste très prépondérant : près de 38 % du PIB est estimé provenir du secteur informel.19
  • Le partage de la richesse, l’accès aux emplois formels, la qualité des infrastructures et la répartition entrerégions urbaines et rurales restent des défis majeurs pour la cohésion sociale.

Le terrain socio-économique constitue aujourd’hui un champ majeur de compétition et de légitimité politique en Côte d’Ivoire. Si les élections peuvent encore se jouer sur la mémoire, les alliances ou les symboles, c’est de plus en plus sur labase des résultats concrets pour la population qu’elles seront jugées. La question n’est plus seulement « qui va diriger ? »mais

« avec quel plan et pour quel impact ? ».

L’unité nationale et la cohésion sociale

Héritage des divisions et question de l’«ivoirité »

La question de la cohésion sociale en Côte d’Ivoire reste profondément marquée par l’histoire :

  • À la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’idéologie de l’“ivoirité” est apparue comme un critère d’accessibilité à la citoyenneté, à certaines fonctions publiques et au droit de vote pour certains Cediscours a creusé une fracture entre régions du Nord et du Sud et entre groupes ethniques.20
  • Vingt ans après les premières grandes crises politico-militaires (2002-2007 et 2010-2011), la Côte d’Ivoire se trouve toujours dans un processus de reconstruction du tissu social, avec l’enjeu de dépasser non seulement lesdivisions politiques, mais aussi les lignes identitaires, régionales ou ethnico-culturelles.21

Quelle cohésion aujourd’hui ?

Le gouvernement et plusieurs partenaires ont adopté des politiques explicites pour renforcer l’unité nationale :

  • Le plan “Plan de Cohésion Nationale 2024‑2025” vise à « faire de la Côte d’Ivoire unie », en mobilisantl’ensemble des acteurs avant les élections générales à venir.22
  • Le pilier « Côte d’Ivoire, une nation unie dans sa diversité culturelle » figure parmi les axes prioritaires de la vision nationale “Vision Côte d’Ivoire 2040”, ce qui montre que l’unité est inscrite à long terme dans les stratégies de développement.
  • On constate également des initiatives de terrain. Comme en 2023, une « caravane de la paix, de la solidarité et de la cohésion sociale » dans le Nord du pays impliquant autochtones, allogènes, réfugiés.24

Pourquoi c’est un enjeu électoral crucial ?

Dans un scrutin présidentiel, l’unité nationale joue directement sur la légitimité du vainqueur : un président perçucomme représentatif de l’ensemble des Ivoiriens aura plus de chance de rassembler après l’élection. Si des groupes se sentent exclus ou lésés, cela augmente le risque de tensions post-électorales, voire de violence.

L’élection peut être un moment de “test” : si elle se déroule dans un climat de respect mutuel, avec des discours apaisés et inclusifs, elle peut devenir une étape vers une nation plus unie. Si elle relance les divisions, elle risque d’affaiblir la cohésion.

La cohésion sociale et l’unité nationale sont loin d’être des débats secondaires, ils constituent l’un des piliers de la stabilité démocratique en Côte d’Ivoire. Pour que le pays ne soit pas simplement “réconcilié” par la force, mais uni dans le quotidien.

L’environnement régional et international

Le rôle de Côte d’Ivoire ne se limite pas à ses frontières : en tant que puissance économique et diplomatique de l’Afrique de l’Ouest, elle évolue dans un environnement marqué par des dynamiques régionales et internationales qui façonnent ses choix politiques et stratégiques.

Un contexte régional turbulent

La Côte d’Ivoire partage ses frontières avec des pays qui connaissent des situations de forte instabilité : notamment Mali et Burkina Faso au nord. L’instabilité politique, les coups d’État ou la menace djihadiste y sont des réalités marquantes. Dans ce contexte, la Côte d’Ivoire apparaît comme un point d’ancrage de stabilité dans la région.

Sur le plan sécuritaire, la propagation vers la zone côtière d’activités djihadistes initialement confinées au Sahel inquiète.25

Liens et dépendances économiques-géopolitiques

La Côte d’Ivoire joue un rôle de hub : ses ports, sa position stratégique, ses infrastructures la lient étroitement à la sous-région avec les exportations/importations avec les voisins, les transit, etc.

À l’international, le pays doit naviguer entre plusieurs alliances et influences : il conserve des liens historiques (ex. avecla France) tout en étant confronté à l’émergence de nouveaux partenaires (par exemple l’influence grandissante de Russie en Afrique de l’Ouest) qui modifient les rapports de force.

Quels défis pour la Côte d’Ivoire ?

  • Maintien de la stabilité interne : Étant donné les risques de contagion de l’instabilité régionale (réfugiés, groupes armés, trafics transfrontaliers), la Côte d’Ivoire doit veiller à sécuriser ses frontières et ses zones nord.
  • Indépendance politique et souveraineté : Dans un monde où les puissances étrangères exercent despressions (économiques, militaires, diplomatiques), l’enjeu est de conserver une marge de manœuvre nationale. 
  • Rôle diplomatique et de leadership régional : En tant que pays relativement stable et à forte croissance, laCôte d’Ivoire est attendue pour jouer un rôle de médiation ou de leader dans la sous-région.

L’influence régionale et internationale est loin d’être un second plan pour la Côte d’Ivoire : elle façonne fortement les choix politiques, le contexte électoral et les enjeux à venir. Pour les acteurs de l’élection présidentielle, reconnaître que le pays ne vote pas en vase clos est essentiel.

De l’issue de cette élection et surtout de l’acceptabilité des résultats quel que soit le vainqueur dépendra, en partie, l’avenir proche d’une Côte d’Ivoire, pays-moteur économique et diplomatique de la sous- région ouest africaine en pleine turbulence.

 

 

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Dernière modification le samedi, 25 octobre 2025 17:50