Timbuktu Institute – 25 Septembre 2023

Par ce « pacte kaki », les trois pays (Burkina Faso, Mali, Niger) actent presque la scission avec la CEDEAO, surtout  avec les implications de l’Article 6, (équivalent de l’Art 5 de l’OTAN) appelé « casus foderis » dans le droit des alliances militaires. Ce principe donne, désormais, une base légale à l’entraide mutuelle entre les États alliés en cas d’agression ou attaque armée, par exemple si la CEDEAO envisageait une intervention militaire. Le Ministre malien des Affaires étrangères l’a rappelé à la tribune de le 78e Session de l’Assemblée Générale des Nations Unies.

Mais, en plus d’un réel défi au mécanisme régional de sécurité collective, il y a un fait nouveau : en cas de rébellion selon les termes de l’article 6 de la Charte, théoriquement, les soldats nigériens et burkinabé pourraient désormais soutenir les forces maliennes face aux groupes armés dans le nord du Mali déjà en guerre contre Bamako. Cet Article 6 dispose bien : « Toute atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale d’une ou plusieurs parties contractantes sera considérée comme une agression contre les autres parties et engagera un devoir d’assistance et de secours de toutes les parties » alors que la CEDEAO dispose de pactes de défense signés depuis les années 70 (non-agression et assistance mutuelle en cas d’agression)

Certaines dispositions de cette charte annulent donc toute possibilité de sanctions non diplomatiques dans le cadre du système de la CEDEAO. La dislocation de la CEDEAO est peut-être déjà en cours, car se pose désormais la question de la compatibilité entre l'appartenance à la CEDEAO et l'adhésion à un dispositif qui va à l'encontre de ses objectifs fondateurs.

Un changement géopolitique majeur pour la région

La Charte marque l'émergence d'une alliance de défense collective de trois pays qui perçoivent désormais le mécanisme de sécurité collective de la CEDEAO comme une menace stratégique. En l'état, elle représente une nette régression de la situation sécuritaire de l'espace CEDEAO, en tant qu'espace homogène de coopération en matière de sécurité collective, où les risques et les menaces de conflits interétatiques étaient pratiquement éliminés.

De plus, si les dispositions de la Charte devenaient opérationnelles, la nouvelle situation rendrait l'environnement sécuritaire encore plus complexe, remettant radicalement en cause l'architecture de paix et de sécurité de la CEDEAO, exclusivement orientée vers la création d'un ordre sous-régional de paix, de sécurité et de prospérité économique, fondé sur la démocratie, la bonne gouvernance et le respect des droits de l'homme, comme moyen de prévention des conflits intra-étatiques, identifiés comme la principale menace à la paix et à la sécurité sous-régionales, avec des succès mitigés et réversibles.

Alliance des États du Sahel : des bouleversements géostratégiques en vue ?

En plus des conséquences négatives sur plusieurs projets régionaux (pipelines pétroliers, routiers, énergétiques ) à fort impact économique et en matière d’intégration (Nigeria, Niger, Benin, Maroc avec d’importants financements chinois et US), la crise nigérienne qui vient d’être complexifiée par cette Charte déclenchera des bouleversements sans précédents dans la sous-région et au-delà.

Parmi tant d’autres conséquences de l’Alliance sur le contexte géopolitique et sécuritaire sous-régional (CEDEAO) et régional (UA) on peut retenir une rupture de la vision sous régionale d’une Afrique de l’Ouest intégrée et prospère économiquement, dans un contexte de paix et sécurité fondé sur la démocratie, la bonne gouvernance et le respect des droits de l’homme; où la prise de pouvoir par des moyens anticonstitutionnels serait bannie et où les différends entre les États-membres devraient être résolus de manière pacifique.

Il est sûr que l’annonce de cette Charte, si elle est suivie d’effet, aura d’énormes conséquences parmi lesquelles :

- L’affaiblissement de la CEDEAO et la disparition tacite en vue du G5, qui étaient acteurs-clés dans la lutte contre le terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest de manière générale.

- Une fragmentation des efforts régionaux de lutte contre le terrorisme : Avec l’Alliance des États du Sahel, les autres États pourront se sentir exclus ou marginalisés, ce qui risque de nuire aux efforts de coopération et de coordination nécessaires pour faire face efficacement aux défis sécuritaires communs.

-  Un impact négatif sur les efforts de l’UA : Affaiblissement du rôle de l’UA dans la mesure où cette nouvelle initiative compliquera ses tentatives de coordination de ses efforts en matière de sécurité à l’échelle continentale :

Une rude mise à l’épreuve de l’Union Africaine (UA)

En tout état de cause, la mise en place d’une telle alliance, si elle arrivait à se concrétiser, constituerait une rude mise à l’épreuve de la cohésion et de l’unité de l’UA qui faisait la promotion de la démocratie et de la bonne gouvernance un certain crédo. Cette alliance militaire dissidente sera considérée comme un net recul de ces valeurs longtemps mises en avant. Il y a, aujourd’hui, plus que jamais, d’énormes risques de division au sein de l’UA avec de réels obstacles à ces efforts de coordination à l’échelle continentale.

Sur un autre aspect, cette Alliance entame la légitimité et la crédibilité de l’UA: l’UA verrait ses mécanismes ainsi remis en question par l’émergence de régimes militaires, qui sont des défis à ces principes. Cela pourrait affecter la perception de l’UA au niveau continental et international où elle avait beaucoup gagné avec la Présidence sénégalaise et l’acquisition d’un siège au G20.

Dans le domaine de la coopération et de la coordination régionales, cette Alliance affaiblira le rôle de coordination continentale dans d’autres domaines au-delà de la lutte anti-terroriste, la coopération économique, sociale et autres. De même, la fragmentation des efforts régionaux dans le Sahel pourrait entraver ces efforts

Incertitudes sur la défense collective et l’avenir de la démocratie

Si ce Pacte se concrétisait, il y aurait forcément, un impact négatif sur le rôle de médiation et de résolution des conflits. De ce fait, la présence durable des régimes militaires, en alliance, pourrait rendre difficile à l’UA d’exercer son rôle de médiateur neutre et rendre plus complexe son rôle de résolution des conflits dans les régions.

Mais, en même temps, ces nombreuses incertitudes sur la clause de défense collective soulèvent de réelles préoccupations quant à la mise en œuvre de cette Alliance. En fait, les régimes militaire pourraient avoir, dans le temps, des intérêts et priorités parfois divergents. D’autre part, ces régimes étant transitionnels, on peut s’interroger sur l’attitude des futurs gouvernements démocratiques qui devraient être mis en place à la suite des actuelles transitions militaires.

Quid des réactions régionales et internationales ?

Depuis l’annonce de cette Alliance, les observateurs scrutent, attentivement, la réaction des autres États, des organisations sous-régionales, mais surtout des partenaires internationaux.  Car, il est évident que toute alliance identifie ses ennemis et risques potentiels. Dans le cas de l’Alliance des États du Sahel, les ennemis potentiels sont clairement la CEDEAO et la France de manière indirecte. On ne sait encore rien du type de soutien éventuel de la Russie et de la Chine d’une part, des occidentaux, d’autre part.

De même, sans alarmisme, cette annonce soulève de nombreuses inquiétudes quant aux risques d’une confrontation Est-Ouest par ´proxy’ qui serait un désastre pour la lutte contre le terrorisme et l’intégration régionale, construite pied à pied depuis les années 1970.

Reste maintenant à voir si ces trois régimes qui ont tout le mal du monde à contrôler leurs territoires et même à assurer la sécurité à l’intérieur de leurs frontières peuvent avoir les moyens opérationnels de mettre en œuvre les dispositions de cette Charte. En toute objectivité, l’alliance des faiblesses peut-elle déboucher sur une vraie force ?

Timbuktu Institute – Septembre 2023

Mali, Niger and Burkina Faso are now members of the Alliance of Sahel States (AES). The three regimes, which emerged from military coups, intend to establish a common defense architecture in the event of aggression by any of the parties involved. Some of its contours remain unclear, but its birth represents a geopolitical shift in the sub-region.

"By the present charter, called the Liptako-Gourma charter, the contracting parties institute between them the Alliance of Sahel States (AES) [...] Any attack on the sovereignty and territorial integrity of one or more contracting parties will be considered as an aggression against the other parties and will engage a duty of assistance and rescue of all parties." With these words, pronounced on Saturday September 16 in Bamako, the Malian Minister of Foreign Affairs, Abdoulaye Diop, endorsed a project that had been in gestation for several weeks. The military regimes of Mali, Burkina Faso and Niger have finally created the Alliance of Sahel States (AES).

The entity aims to organize a system of collective defense and mutual assistance. It sounds like a direct response to the threat of military intervention brandished by the Community of West African States (ECOWAS) in Niger, following the July 26 putsch.

In the days that followed, Bamako and Ouagadougou quickly set the tone. Any attempt to reinstate the deposed Niger president, Mohamed Bazoum, "would be tantamount to a declaration of war" against them, and would result in their withdrawal from the ECOWAS. From now on, the parties involved in the ESA reserve the right to use "armed force" if they deem it necessary.

The military are thus formalizing their position of principle. "It's like saying, 'We're serious, this wasn't just talk'," comments journalist and Sahel expert Serge Daniel. "These three countries are in the process of establishing a legal basis for mutual defense," agrees Bakary Sambe, Regional Director of the Timbuktu Institute African Center for Peace Studies, based in Dakar, Bamako and Niamey.

The Liptako-Gourma Charter, a reference to the "three borders" zone where the jihadist threat is concentrated, has 17 articles. These cover various fields of application. On paper, Article 4 includes counter-terrorism agreements. But how it will operate remains to be defined. "Tomorrow, in principle, if these countries have the means, Mali could end up in Burkina Faso and Burkina Faso in another country to fight terrorism", explains Serge Daniel.

What's new is that, under the terms of Article 6, the same now applies in the event of rebellion. In theory, soldiers from Niger and Burkina Faso can now supplement Malian forces in the face of Tuareg-dominated armed groups in the north of the country. Article 6 is the cornerstone of the agreement. "It is the equivalent of article 5 of NATO (North Atlantic Treaty Organization)," compares Bakary Sambe. Article 5 of NATO stipulates that attacking one member is tantamount to attacking the whole Alliance.

"This is the beginning of a G3 Sahel".

This upheaval in the geostrategic landscape opens up a new, uncertain and unpredictable era in the subregion. It's an unprecedented configuration and a major geopolitical change, with this "khaki" pact against the other members of Cédéao," analyzes the teacher-researcher. These three countries now perceive the principle of collective security of ECOWAS as a strategic threat against them. This is a significant step backwards, making the security environment even more complex.

The fact that three Sahelian countries that have demanded the departure of French troops have joined forces is highly symbolic. "It's a regionalization of France's disavowal," sums up Bakary Sambe. The AES also signals the death of the G5 Sahel, from which Bamako withdrew in May 2022. "Mali, Niger and Burkina Faso were the linchpins of the G5 Sahel. This is the beginning of a G3 Sahel", predicts the researcher. "Initially, there were five countries united to fight terrorism. The G5 became the G3. It's not a federation but a defense alliance," agrees Serge Daniel.

The positioning of the international community will determine the value and legitimacy of this alliance, whose signatories belong to transitional governments (in Mali and Burkina Faso) or may become so (in Niger).

The case of Niger remains the most indecisive. Paris remains intransigent with regard to the military in Niamey and firmly supports ECOWAS. But with the dispatch of a new ambassador and the resumption of its surveillance operations, Washington seems less inflexible. China has already dispatched a delegation to meet the ruling military in Niamey. Moscow is calling for a diplomatic solution. "Will the international community continue to show solidarity with ECOWAS and the African Union? asks Mr. Sambe. The question now concerns the legality and legitimacy of transitional regimes and those not yet in transition. We're going to have to remain cautious, since we've entered the era of tacit diplomacy.

 Source : TV5 MONDE

Le Mali, le Niger et le Burkina Faso sont désormais réunis au sein de l'Alliance des États du Sahel (AES). Les trois régimes issus de putschs militaires entendent fonder une architecture de défense commune en cas d'agression de l'une des parties prenantes. Certains contours demeurent flous mais sa naissance constitue un changement géopolitique dans la sous-région.

 « Par la présente charte, dénommée charte du Liptako-Gourma, les parties contractantes instituent entre elles, l’Alliance des Etats du Sahel (AES) […] Toute atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale d’une ou plusieurs parties contractantes sera considérée comme une agression contre les autres parties et engagera un devoir d’assistance et de secours de toutes les parties. » Par ces mots, prononcés samedi 16 septembre à Bamako, le ministre malien des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop, a entériné un projet en gestation depuis plusieurs semaines. Les régimes militaires maliens, burkinabé et nigériens ont finalement créé l’Alliance des États du Sahel (AES). 

L’entité vise à organiser un système de défense collective et d’assistance mutuelle. Elle sonne comme une réponse directe à la menace d’une intervention militaire brandie par la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) au Niger, après le putsch du 26 juillet.

Les jours suivants, Bamako et Ouagadougou avaient rapidement donné le ton. Toute tentative de rétablir manu militari le président nigérien déchu, Mohamed Bazoum, « s’assimilerait à une déclaration de guerre » à leur encontre et entraînerait leur retrait de la Cédéao. Désormais, les parties prenantes à l’AES se réservent le droit de l’emploi « de la force armée » si elles le jugent nécessaire. 

« Nous sommes sérieux »

Les militaires formalisent ainsi leur position de principe. « Cela revient à dire : "Nous sommes sérieux, ce n’était pas du bavardage" », commente le journaliste et expert du Sahel, Serge Daniel. « Ces trois pays sont dans le processus de donner une base légale de défense mutuelle », abonde Bakary Sambe, directeur régional du Timbuktu Institute African Center for Peace Studies, basé à Dakar, Bamako et Niamey. 

La Charte de Liptako-Gourma, référence à la zone dite des "trois frontières", où se concentre la menace djihadiste, dénombre 17 articles. Ceux-ci couvrent différents champs d’application. Sur le papier, l’article 4 comporte des accords de lutte contre le terrorisme. Mais ses modalités de fonctionnement restent à définir. « Demain, en principe, si ces pays en ont les moyens, le Mali peut se retrouver au Burkina Faso et le Burkina Faso dans un autre pays pour lutter contre le terrorisme », précise Serge Daniel.

Fait nouveau, il en va à présent de même en cas de rébellion selon les termes de l’article 6. Théoriquement, les soldats nigériens et burkinabé peuvent désormais suppléer les forces maliennes face aux groupes armés à dominante touarègue dans le nord du pays. Cet article 6 fait figure de socle. « Il n’est autre que l’équivalent de l’article 5 de l’OTAN (ndlr : Organisation du traité de l'Atlantique nord) », compare Bakary Sambé. L'article 5 de l'OTAN stipule qu'attaquer un membre revient à agresser l'ensemble de l'Alliance.

« C’est le début d’un G3 Sahel »

Ce chamboulement du paysage géostratégique ouvre une nouvelle ère incertaine et imprévisible dans la sous-région. « C’est une configuration inédite et un changement géopolitique majeur avec ce pacte « kaki » contre les autres membres de la Cédéao, analyse l’enseignant-chercheur. Ces trois pays perçoivent désormais le principe de sécurité collective de la Cédéao comme une menace stratégique contre eux. Cela constitue une régression marquante qui rend encore beaucoup plus complexe l’environnement sécuritaire. »

Le fait que trois pays sahéliens ayant exigé le départ des troupes françaises se coalisent revêt une symbolique forte. « Il s’agit d’une régionalisation du désaveu de la France », résume Bakary Sambe. L’AES signe, en outre, la mort du G5 Sahel dont s'est retirée Bamako en mai 2022. « Le Mali, le Niger et le Burkina Faso étaient les pivots du G5 Sahel. C’est le début d’un G3 Sahel », présage le chercheur. « Il y avait au départ cinq pays réunis pour lutter contre le terrorisme. Le G5 devient le G3. Ce n’est pas une fédération mais une alliance de défense », corrobore Serge Daniel.

e positionnement de la communauté internationale déterminera la valeur et la légitimité de cette alliance, dont les signataires appartiennent à des gouvernements de transition (au Mali et au Burkina Faso) ou qui pourrait le devenir (au Niger).

Le cas nigérien demeure le plus indécis. Paris reste intransigeante vis-à-vis des militaires à Niamey et soutient fermement la Cédéao. Mais avec l’envoi d’une nouvelle ambassadrice et la reprise de ses opérations de surveillance, Washington semble moins inflexible. La Chine a d’ores et déjà dépêché une délégation pour rencontrer les militaires au pouvoir à Niamey. Moscou plaide pour une résolution par la voie diplomatique. « Est-ce que la communauté internationale va continuer à jouer la solidarité avec la Cédéao et l’Union africaine ?, s’interroge M. Sambe. La question porte maintenant sur la légalité et la légitimité des régimes de transition et pas encore en transition. Il va falloir rester prudent puisque nous sommes entrés dans l’ère de la diplomatie du tacite. »

 Source : TV5 MONDE

 

Timbuktu Institute 30/08/23

La chronique hebdomadaire du Timbuktu Institute - African center for Peace Studies est consacrée, cette semaine, au thème : « Europe-Afrique : Les mutations incomprises » dans le contexte du récent discours du Président français, Emmanuel Macron, lors de la Conférence annuelle des Ambassadeurs et Ambassadrices. Dans cette dernière sortie largement commentée sur le continent, Macron insistait sur la nécessité de résoudre la crise actuelle au Niger s’il le faut par la solution militaire et le maintien de l’Ambassadeur de France à Niamey malgré certaines critiques sur les « incohérences des positions » prises par Paris sur les différents coups d’États qu’a connus récemment la région. En toile de fond, il y a le débat sur une « réelle compréhension des enjeux » de la part des partenaires internationaux dans la région dans un contexte où la jeunesse développe un discours de plus en plus contestataire et souverainiste. Dr. Bakary Sambe revient sur ces différents aspects en répondant aux questions de Sana Yassari, Medi1TV- Afrique

Dr. Bakary Sambe, lors de vos différentes interventions depuis les différentes crises au Mali, au Burkina Faso et, récemment, au Niger, vous avancez l'idée selon laquelle, certains partenaires européens n'ont pas pris la mesure des évolutions en cours sur le continent et cela au détriment de leur image et de la perception que la jeunesse africaine développe au sujet des relations entre l'Europe, plus particulièrement, la France et l'Afrique. Pourquoi un tel malentendu persistant à votre avis ?

A mon sens, l’Europe qui s’est toujours appuyée sur la France lorsqu’il s’agit du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest n’a pas pu intégrer ce que Kenneth Waltz appelle la distribution des capacités en tant qu’élément ordonnateur des relations internationales. Alors que les capacités en termes de puissance militaire, politique et économique ne sont plus concentrées dans un groupe mais répartis entre un grand nombre d’États. D’une part, il en découle un désir de souveraineté qui apparaît, de plus en plus, comme un principe ordonnateur des relations internationales actuelles. Et l’Afrique n’est point épargnée par une telle vague lisible même dans l’engouement grandissant pour les BRICS, par exemple.
D’autre part, il y a un espace public virtuel globalisé où circulent des idées qui transcendent les frontières politiques et les clôtures matérielles des États. Les jeunesses africaines sont imprégnées, elles aussi, de ces idées et leurs actions comme leurs mobilisations contribuent à façonner l’opinion publique en y introduisant ce désir de souveraineté qui n’épargne, aujourd’hui, aucune région du monde.

Justement le dernier discours du Président français, Emmanuel Macron, semble soulever certaines interrogations sur le degré d'un tel malentendu et l'impression selon laquelle, la France ou en tout cas l'élite politique n'a pas encore intégré le nouvel état d'esprit de la jeunesse africaine. Comment analysez-vous un tel fait ?

Le Président Emmanuel Macron semble avoir entendu les voix de la jeunesse africaine sans vraiment les écouter. On est tenté, de plus en plus de croire en un fil conducteur qui a été assez cohérent dans la fabrique conceptuelle de l’Afrique dans l’inconscient politique français au-delà des générations et des courants politiques de Gauche comme de droite et peut-être même jusqu’à présent où le landerneau politique français devient de plus en plus illisible à l’époque du macronisme. Je serais même tenté de dire, de Hugo à Sarkozy avec le discours de Dakar qui en fait, était plus un discours parisien. Je crois donc qu’au-delà du changement du discours, il faut un changement de la conception de l’Afrique. C’est plutôt, donc, un problème ontologique qu’un malentendu discursif. Sur ce, je pense que le simple shift paradigmatique de ne plus considérer l’Afrique comme une propriété mais comme une terre à conquérir et un marché de soft power à séduire, serait un excellent nouveau départ. Mais, parfois, nous avons, en Afrique francophone, l’impression qu’il est difficile de suggérer à nos amis français la rupture d’avec les Lumières. Pourtant même si elles ont éclairé, pendant un moment le monde au-delà de la France, elles ont ensuite ébloui cette dernière, surtout dans sa vision du continent noir qui hélas a du mal à évoluer.

Mais, Bakary Sambe, finalement y a-t-il un moyen de dépasser cette situation qui risque d'avoir des retombées peu souhaitables sur l'avenir des relations entre l'Afrique et l'Europe de manière générale ?

Vous savez, en plus du choc entre un imaginaire ancré en France et des perceptions juvéniles hostiles qui se consolident en Afrique, s’est invité, de manière inattendue, le jeu des nouveaux acteurs qui a surpris la France mais a permis aux Africains de découvrir le champ immense du possible avec ou sans la France. Et sans avoir seulement le beau rôle, ces nouveaux acteurs qui n’ont à faire face ni à l’éblouissement des Lumières encore moins qu’ils souffrent du poids de l’histoire, ont pu avoir un regard vierge qui les a amenés à voir en soi l’Afrique non pas comme un champ de défis mais un champ d’opportunités (Africa is not a challenge, but an opportunity). L’Europe dans son aide comme dans sa politique envers l’Afrique devrait intégrer le fait que les Africains font désormais la différence entre une générosité qui s’est exprimée sur le champ de l’abstrait, des valeurs et des idées, parfois préconçues, contre une générosité qui s’est exprimée sur le champ du concret et de la valorisation des stratégies endogènes. Le fait est que ni l’Europe encore moins la France ne doivent avoir peur d’une Afrique prospère et souveraine. C’est elles qui en tirerait, même, le plus grand profit.

The Niger crisis has dominated African news since the coup d'état on July 26. But it is revealing by the day that a tough positioning battle is underway in the Sahel. Beyond the divergent positions within ECOWAS itself and in Africa, and despite the appearance of a certain alignment in the discourse of principle, the foreign powers are in a struggle for influence which, at the end of this crisis, will redraw the contours of a new balance of power in the region. As part of the Timbuktu Institute's weekly column in partnership with Medi1Tv, Dr. Bakary Sambe looks back at what he sees as a new Sahelian "grand game", analyzing what is at stake for the region as a result.

Dr. Bakary Sambe, despite the burning news focused on the current crisis in Niger, you maintain that at the same time a new "great game" is taking shape in the Sahel. What do you think it is?

The United States seems to have taken a firm stance on principle in the current crisis in Niger, and is very cautious about the military option, which seems to have the backing of France, for example. But, given its approach, it seems that Washington would like to avoid its image being forever impacted by an association with France in this crucial phase of the crisis. Another important element in the American preference for the diplomatic approach over the military solution is that it does not put it as the first option. If we look closely, for the United States it's a question of absolutely avoiding being associated with a power increasingly rejected by the West African street and a certain pan-Africanist and sovereignist elite, because of its colonial past and its background of interventionist and "gunboat" diplomacy. However, the USA enjoys a certain "virginity" in the region, which benefits its image and its proactive soft power in West Africa. Moreover, even a successful military intervention - which is still hypothetical - would deal a huge blow to this more or less positive image, which enables the USA to serve as an "alternative" partner to France, with whom it is, after all, in competition in French-speaking Africa, despite appearances and nuances.

Before this crisis, there was already this bitter struggle for influence between Western countries and Russia, which, and I quote you, "is looking for a better foothold in the Sahel despite its geographical distance". Will this struggle for influence take a new turn with the current crisis?

Niger is in an extremely strategic position that the United States will never abandon. Washington is well aware that its departure from the bases set up in this country would mean a stronger Russian foothold in the central Sahel. And it is not certain that France will not suffer the same fate as Mali. Hence the visible caution regarding military intervention, which would have an impact on the acceptance of the presence of its forces and its intelligence and operational facilities in Niger (worth $100 million, with a cumulative investment of $500 million), which, thanks to their low profile, are still the object of benevolent acceptance on the part of the Nigerien street, despite the timid recent demonstrations in Agadez. As we have seen, since the start of the crisis, Russia has maneuvered well to subtly express its disagreement with the military intervention, while strategically taking care not to alienate ECOWAS, an important partner in a region where it is already well established in Mali and even Burkina Faso.

But in reality, Dr Bakary Sambe, is the so-called Western bloc, represented by the countries that are members of NATO, still as compact as you might think? In other words, how will this crisis, with its uncertain outcome, reconfigure the balance of power in the region?

In the context of this crisis, not all players are in the same boat. First and foremost, there's the situation of Europe, which seems to be searching for its place in the Sahel, since the progressive weakening of its French “champion” in the region. It has to be said that Germany is not without interest in a new leadership role in the region after so many years of aligning itself with the major European orientations under the aegis of France. Since the beginning of the crisis, the German press has placed a great deal of emphasis on anti-French sentiment in the Sahel Region. For Americans, considered in Latin America, Asia, the Middle East and even in some parts of Europe as the hegemonic power par excellence, the USA still retains in Africa the image of a power with no colonial antecedents like the European powers, but with a certain sympathetic capital cultivated by proactive soft power. For Washington, this represents a comparative diplomatic advantage that it does not want to sacrifice at any cost on the altar of objectives secondary to its global strategy, particularly anti-terrorism, for which Niger remains a key element to be safeguarded, if necessary at all costs.

La crise nigérienne occupe l’actualité africaine depuis le coup d’État du 26 juillet dernier. Mais, elle révèle de jour en jour qu’une rude bataille de positionnement se poursuit au Sahel. Au-delà des positions divergentes au sein même de la CEDEAO et en Afrique et malgré les apparences d’un certain alignement dans le discours de principe, les puissances étrangères sont dans une lutte d’influence qui redessinerait à l’issue de cette crise, les contours d'un nouveau rapport de force dans la région. Dans le cadre de la chronique hebdomadaire du Timbuktu Institute en partenariat avec Medi1Tv, Dr. Bakary Sambe revient sur ce qu’il considère comme un nouveau « grand jeu » sahélien en analysant les enjeux de tels positionnements pour la région.

Dr. Bakary Sambe malgré l’actualité brûlante focalisée sur la crise actuelle au Niger, vous soutenez qu’en même temps se dessine un nouveau « grand jeu » au Sahel. A quoi consiste-t-il à votre avis ?

Apparemment ferme sur les positions de principe dans la crise nigérienne actuelle, les États-Unis paraissent comme très prudents sur l’option militaire qui semble assez soutenue par la France, par exemple. Mais, vu sa démarche, on dirait que Washington voudrait éviter que son image soit impactée à jamais par une association avec celle de la de France dans cette phase cruciale de la crise. Autre élément important de la préférence américaine pour l’approche diplomatique par rapport à la solution militaire qu’il ne met pas en première option. A y regarder de près, pour les États-Unis, il s’agit d’éviter absolument d’être associés à une puissance de pus en plus rejetée par la rue ouest africaine et une certaine élite panafricaniste et souverainiste, en raison de son passé colonial et de son background de diplomatie interventionniste et de la ´canonnière’. Or les USA bénéficient, relativement, dans la région d’une certaine « virginité » qui profite avantageusement à son image et son soft power proactif en Afrique de l’Ouest. Et puis, une intervention militaire, même réussie - ce qui est encore hypothétique - porterait un énorme coup de canif à cette image plus ou moins positive, qui permet aux USA de pouvoir servir de partenaire ´alternatif’ à la France avec laquelle elle est, tout de même, en concurrence en Afrique francophone malgré les apparences et les nuances.

Avant cette crise il y avait déjà cette âpre lutte d’influence entre les pays occidentaux et la Russie qui je vous cite “chercherait un meilleur ancrage au Sahel malgré l’éloignement géographique ». Cette lutte d’influence va-t-elle prendre une nouvelle tournure avec la crise actuelle ? 

Le Niger est dans une position extrêmement stratégique que les États-Unis n'abandonneront jamais. Washington est conscient du fait que son départ des bases installées dans ce pays signifierait, un meilleur ancrage russe dans le Sahel central. Et il n’est pas  sûr qu’à la France ne soit réservée le même sort qu’au Mali. D’où cette prudence visible quant à une intervention militaire qui impacterait l’acceptation de la présence de ses forces et de ses installations de renseignement et d’opération au Niger, (d’une valeur de 100 millions de dollars et qui auraient reçu un investissement cumulé de 500 millions de dollars) qui, de par leur profil bas, font, encore, l’objet d’une acceptation bienveillante de la part de la rue nigérienne, malgré les timides manifestations récentes à Agadez. La Russie, elle, depuis le début de la crise, nous l’avons vu, a bien manœuvré pour à la fois exprimer subtilement son désaccord par rapport à l’intervention militaire tout en veillant, stratégiquement, à ne pas se mettre à dos la CEDEAO allié important dans une région où elle pousse ses pions avec déjà un bon ancrage au Mali voire au Burkina Faso.

Mais en réalité, Dr Bakary Sambe, ce qu’on appelle encore le bloc occidental matérialisé par ces pays qui se retrouvent au sein de l’OTAN est-il encore aussi compact qu’on croirait? Autrement dit, comment cette crise à l’issue incertaine va-t-elle reconfigurer les rapports de force dans la région?

Dans le contexte de cette crise, tous les acteurs ne sont pas logés à la même enseigne. Il y a, déjà, la situation de l’Europe qui semble se chercher, au Sahel, depuis l’affaiblissement progressif de son champion français dans la région. L’Allemagne, il faut le dire, n’affiche pas de désintérêt pour un nouveau rôle de leadership dans la région après tant d’années d’alignement sur les grandes orientations européennes sous l’égide de la France. Depuis le début de la crise, la presse allemande accorde beaucoup d’importance au sentiment anti-français dans la région.. Pour les Américains, considérés en Amérique latine en Asie, au Moyen Orient, même dans une certaine partie de l’Europe, comme la puissance hégémonique par excellence, les USA gardent encore en Afrique, l’image d’une puissance sans antécédents coloniaux comme les puissances européennes avec certain capital sympathie cultivé par un soft power proactif. Ce qui représente pour Washington, un avantage diplomatique comparatif qu’ils ne veulent à aucun prix sacrifier sur l’autel d’objectifs secondaires par rapport à leurs stratégie globale notamment anti-terroriste et pour laquelle le Niger demeure une pièce maîtresse à sauvegarder et, s’il le faut, à tout prix..