Timbuktu Institute – Novembre 2023

Analysant le discours du Roi du Maroc, à l’occasion de la récente commémoration de la « Marche Verte », la chronique hebdomadaire du Timbuktu Institute, « L’Hebdo Africain », est consacrée aux enjeux de l’« Initiative Atlantique », sa dimension stratégique de même que sa portée « symbolique ». Cette initiative vise à faire de la façade atlantique un centre d'intégration économique et un foyer de rayonnement continental et international. L'établissement d'une économie maritime, le développement des infrastructures routières, portuaires et ferroviaires dans le Sud du Maroc, ainsi que la création d'une flotte nationale de marine marchande, illustrent une nouvelle vision à long terme pour la région. De même, l’idée d’un désenclavement des pays du Sahel Central en leur offrant une ouverture sur l’Atlantique fait partie des aspects les plus significatifs de cette initiative préconisée par le Roi du Maroc. Dans cette interview, Dr. Bakary Sambe répond aux questions de Medi1TV

Bakary Sambe, vous réagissiez suite au Discours prononcé par SM Le Roi Mohamed VI lors de la commémoration de la Marche verte en évoquant la vision stratégique royale qui sous-tend un tel projet ambitieux pour l’Afrique. Pourriez-vous justement revenir sur cette dimension au-delà des retombées économiques immédiates ?

Oui Par ce discours historique, le Roi réitère l'importance de la position géographique du Maroc en tant que pays atlantique, offrant un accès complet sur l'Afrique et une fenêtre sur l'espace américain tout en considérant la façade atlantique comme un élément clé de la stratégie nationale. En fait, le développement spectaculaire des Provinces du Sud (Sahara marocain) a renforcé la vocation de pays atlantique du Maroc. Le Maroc reste l’un des rares pays africains, qui conscient de son avantage géographique, s’est doté des moyens essentiels pour développer des échanges humains économiques, avec les pays et continents voisins. Au-delà de ses voisins, le Royaume est connecté au monde entier, en tant que hub aérien de premier plan en Afrique. En tous point de vue, cette initiative atlantique est l’expression d’un leadership marocain dont le Roi a non seulement convaincu de la nécessité d’une coopération Sud-Sud mais a su connecter la vision stratégique aux nouveaux paradigmes d’un développement intégré notamment en transformant les Provinces du Sud en modèles viables démontrant l’efficience de son approche de transformation socio-économique du Maroc.

Dr. Bakary Sambe, suite à votre analyse de cette initiative atlantique dans la presse marocaine, vous défendiez aussi l’idée d’une opportunité à saisir par les pays africains dans le cadre de la mutualisation des efforts de développement. Comment voyez-vous la matérialisation de cette vision du Roi notamment dans le domaine de la coopération énergétique ?

Il est vrai que cette initiative réaffirme l’option africaine irréversible du Royaume tel que le Roi Mohamed VI l’avait précisé lors de son discours historique d’Addis Abeba. Donc, en même temps, il donne un cap pour l’ensemble des États de la région à un moment crucial où la quête de solutions africaines aux problèmes africains est vu comme un impératif continental de souveraineté. Son discours met en évidence la volonté du Maroc de renforcer sa coopération avec les pays de la façade atlantique africaine en faisant du projet du gazoduc Maroc-Nigéria un levier d'intégration régionale. En fait, la construction de ce gazoduc est envisagée comme une initiative stratégique visant à réunir les conditions d'un décollage économique commun, tout en assurant un approvisionnement énergétique sûr pour les pays européens. Mais, en même temps, avec cette initiative de très grande portée, en collaboration avec le Nigeria, et en concertation avec d’autres, le Maroc pose des actes concrets et très significatifs, de promotion de l’intégration économique dans l’espace CEDEAO et au-delà.

Mais vous parlez aussi je vous cite « d’une idée féconde » de la part de Sa Majesté le Roi avec l’ambition de vouloir désenclaver les pays du Sahel central en leur offrant l’accès à l’Océan. En quoi cela constitue pour vous un tournant stratégique surtout dans le cadre du développement des infrastructures sur notre continent ?

Pour le Sahel, Sa Majesté avance des pistes de réponse assez importantes, en mettant en garde l’approche dite ‘tout sécuritaire’, qui a montré ses limites objectives, et préconise des initiatives qui s’adressent aux causes profondes et renforcent la résilience, fondée sur la coopération et le développement ‘commun ».  Il s’agit de trouver une réponse à l’un des facteurs de vulnérabilité du Etats du Sahel, à savoir l’enclavement. Dans un esprit de coopération Sud-Sud et véritablement gagnant-gagnant, les propositions du Roi du Maroc pour une mise à niveau des infrastructures routières des Etats du Sahel et leur interconnexion entrent intégralement dans le cadre de la stratégie de la CEDEAO. Mais, il est important de noter l’approche stratégique du Roi dans la relation du Maroc avec ses voisins sub-sahariens aux plans symbolique et stratégique. En fait, tandis que les pays les pays occidentaux, ont créé, l’OTAN), un cadre militaire transatlantique de défense collective de leurs territoires et de leurs valeurs, sa Majesté énonce une vision clairvoyante et humaniste d’une façade atlantique africaine, trait d’union entre l’Atlantique Nord et l’Atlantique Sud, en tant que ‘haut lieu de communion humaine, pôle d’intégration économique et un foyer de rayonnement continental et international ». Cette vision est d’autant plus remarquable qu’elle préconise une approche partenariale dans la prise en charge des énormes déficits sécuritaires qui se posent dans ce vaste espace géopolitique ainsi que l’exploitation des immenses potentielles en termes d’économie bleue et durable. 

 

Vidéos similaires

Timbuktu Institute – Novembre 2023

Dans le cadre de la chronique hebdomadaire du Timbuktu Institute – African Center for Peace Studies en partenariat avec Medi1TV, Dr. Bakary Sambe revient sur la tournée synchronisée de l’exécutif allemand avec le voyage du Chancelier Olaf Scholz au Nigeria et au Ghana et du Président Frank-Walter Steinmeier en Zambie et en Tanzanie. Mais pour le directeur du Timbuktu Institute, en plus des enjeux énergétiques et sécuritaires, ces deux visites sont marquées par ce qui pourrait relever d’une stratégie de « distinction » ayant pris en compte « le contexte et les attentes dans un continent où souffle un vent irréversible de souverainisme et de forte demande de respect et de dignité ». De même, faisant référence à cette visite synchronisée, le chercheur considère que la demande de pardon aux peuples africains persécutés « humblement assumée » par le Président allemand, « marque une nette différence dans un contexte où les symboles ont tout leur poids dans le jeu des relations internationales et surtout des nouveaux rapports entre l’Afrique et l’Europe ». Bakary Sambe, répond, ici aux questions de Sana Yassari

Dr. Bakary Sambe, suite à la crise au Niger, vous évoquiez la complexité du rôle de l’Europe au Sahel où son "champion", la France, traverse certaines difficultés. Chose rare ou presque inédite, le chancelier et le Président allemand se trouvent au même moment en tournée africaine. Selon vous, qu'est-ce que cela peut-il réellement signifier dans la stratégie africaine de Berlin ?

Au plan symbolique, ce serait sans doute un excellent cas d’étude de relations internationales dans nos universités. Une visite croisée des deux moteurs de l’Union Européenne, la France et l’Allemagne : l’une - la France - subitement tournée vers l’Est suite au départ chaotique du Niger avec un Emmanuel Macron qui, dans un réflexe d’ajustement rapide, se rue déjà vers le Kazakhstan pour sécuriser l’approvisionnements en uranium. L’autre puissance - l’Allemagne - envoie tout son exécutif (le chancelier et le président) qui se rend en Afrique pour aussi des raisons énergétiques avec le gaz (GNL) d’Afrique de l’Ouest qui est, actuellement, au cœur de tous les enjeux. Il y a aussi la volonté de l’Allemagne de peaufiner son image de marque d’ancienne puissance coloniale repentie de son passé. Mais, il est clair que le voyage concomitant des deux têtes de l’Exécutif allemand en Afrique me semble historique. Je ne crois pas que, dans le passé, un Chancelier et un Président allemands aient déjà effectué, de cette manière, une visite synchronisée en Afrique ou vers un autre continent.

Mais vu la manière dont cette visite en Afrique se déroule, pourrait-on parler d'un certain partage des rôles ? Aussi, au-delà des discours, quel est réellement l'enjeu de cette visite dans le contexte actuel ?

Je pense qu’on pourrait parler, cette semaine, d’une véritable offensive allemande en marche. Mais cette fois-ci, il y a, apparemment, un partage des rôles et une diversification des approches : le Chancelier Olaf Scholtz, comme on l’a vu, fait, lui, un focus sur la sécurité énergétique par le bilatéral avec le Nigeria, pour s’adapter suite à la crise des approvisionnements gaziers russes, du fait de la guerre russo-ukrainienne. Tandis que pour la sécurité en Afrique de l’Ouest, le chancelier allemand suit l’approche multilatérale par le biais d’un soutien financier à la CEDEAO d’un montant de 80 millions d’euros avec un volet « paix et sécurité » en s’appuyant sur une institution faîtière incontournable malgré ses difficultés actuelles. Pendant ce temps, le Président allemand, Frank-Walter Steinmeier, qui a un rôle exécutif plutôt honorifique, joue la carte symbolique et mémorielle de la repentance pour le passé colonial répondant, ainsi, à une forte demande de la rue et de la jeunesse africaines dans un contexte tellement marqué par le souverainisme et la « reconquête de la dignité ». C’est exactement le sens de la déclaration du président Allemand qui reconnaît que, je cite, « nous devons faire face à cette histoire afin de pouvoir construire, ensemble, un avenir meilleur ».

Alors, Dr. Sambe, il y a eu des gestes et des paroles marquants, notamment la très symbolique demande de pardon aux Africains de la part du Président allemand par rapport au passé colonial. L'Allemagne est-elle, alors, en train de marquer des points qui pourraient davantage la positionner au Sahel où on semble assister à une véritable redistribution des rôles et des places ?

Il est vrai que l’Allemagne est souvent vue en Afrique comme une nation très fière mais semble, par ce geste du président allemand, faire preuve de moins d’orgueil que la « Grande Nation », comme on appellerait ironiquement la France dans le milieu diplomatique européen au 19 siècle. Déclarant publiquement, clairement et humblement : « J’ai honte de ce que les soldats coloniaux allemands ont fait subir à vos ancêtres », ces mots du Président allemand, en visite en Afrique australe, résonneront, à coup sûr, encore longtemps sur tout le continent. Là, il faut constater que l’Allemagne, a eu le courage et surtout l’intelligence politique de faire face à son passé et faire œuvre de contrition envers les peuples victimes comme les Maji-Maji, les tribus Herero et Nama Nama en Namibie en disant clairement : « En tant que président allemand, je voudrais demander pardon ». On sait que la premier génocide perpétré par les Allemands, s’est passé en Namibie et le symbole de cette repentance est simplement puissant. D’un point de vue stratégique et diplomatique, je crois que cette visite synchronisée est loin d’être anodine. Car, avec sa nouvelle stratégie de sécurité nationale, et suite au rejet de la France par les opinions publiques et certains États Africains, l’Allemagne se positionne, au moins en faisant le contraire de la politique et de l’attitude reprochées à Paris, notamment, en demandant pardon de manière simple et humble. Même si cela pourrait relever de la realpolitik, les symboles ont leur poids dans les relations internationales.

Timbuktu Institute – November 2023

In the weekly column of the Timbuktu Institute - African Center for Peace Studies in partnership with Medi1TV, Dr. Bakary Sambe reviews the synchronized tour of the German executive, with Chancellor Olaf Scholz visiting Nigeria and Ghana, and President Frank-Walter Steinmeier visiting Zambia and Tanzania. But for the director of the Timbuktu Institute, in addition to energy and security issues, these two visits are marked by what could be considered a strategy of "distinction", having taken into account "the context and expectations on a continent where an irreversible wind of sovereignty and a strong demand for respect and dignity is blowing". Similarly, referring to this synchronized visit, the researcher considers that the German President's "humbly assumed" request for forgiveness from persecuted African peoples, "marks a clear difference in a context where symbols carry all their weight in the game of international relations, and above all in the new relationship between Africa and Europe". Bakary Sambe, answers the Moroccan journalist, Sana Yassari's questions here.

Dr. Bakary Sambe, in the wake of the crisis in Niger, you spoke of the complexity of Europe's role in the Sahel, where its "champion", France, is experiencing certain difficulties. Rarely, if ever, have the Chancellor and the German President been on an African tour at the same time. What do you think this really means for Berlin's African strategy?

On a symbolic level, it would undoubtedly be an excellent case study in international relations at our universities. A visit by the two driving forces of the European Union, France and Germany: one - France - suddenly turned eastwards following the chaotic departure of Niger, with Emmanuel Macron already rushing to Kazakhstan to secure uranium supplies, in a reflex of rapid adjustment. The other power - Germany - is sending its entire executive (the Chancellor and the President) to Africa, also for energy reasons, with West African gas (LNG) currently at the heart of all issues. Germany is also keen to polish up its image as a former colonial power that has repented of its past. But it's clear to me that the two heads of the German government's concurrent trip to Africa is historic. I don't believe that, in the past, a German Chancellor and President have ever made a synchronized visit to Africa or any other continent in this way.

But given the way this visit to Africa is going, could we be talking about a certain sharing of roles? Also, beyond the rhetoric, what is really at stake in this visit in the current context?

I think we could talk this week of a real German offensive in progress. But this time, there seems to be a sharing of roles and a diversification of approaches: Chancellor Olaf Scholtz, as we have seen, is focusing on energy security through bilateral relations with Nigeria, to adapt to the crisis in Russian gas supplies caused by the Russian-Ukrainian war. As for security in West Africa, the German Chancellor is following a multilateral approach, providing financial support to ECOWAS to the tune of 80 million euros, with a "peace and security" component, relying on an essential umbrella institution despite its current difficulties. Meanwhile, the German President, Frank-Walter Steinmeier, who has a rather honorary executive role, is playing the symbolic and memorial card of repentance for the colonial past, thus responding to a strong demand from the African street and youth in a context so marked by sovereignism and the "reconquest of dignity". This is exactly the thrust of the German President's statement, in which he acknowledges that, and I quote, "we must face up to this history in order to be able to build a better future together".

So, Dr. Sambe, there have been some significant gestures and words, notably the German President’s highly symbolic request for forgiveness from Africans for their colonial past. Is Germany, then, in the process of scoring points that could further position it in the Sahel, where we seem to be witnessing a veritable redistribution of roles and positions?

It’s true that Germany is often seen in Africa as a very proud nation, but this gesture by the German President seems to show less pride than the « Great Nation », as France was ironically called in European diplomatic circles in the 19th century. The words of the German President on a visit to southern Africa, publicly, clearly and humbly declaring: « I am ashamed of what German colonial soldiers did to your ancestors », are sure to resonate throughout the continent for a long time to come. Here, it must be said that Germany had the courage and, above all, the political intelligence to face up to its past and show contrition towards the victimized peoples, such as the Maji-Maji, Herero and Nama Nama tribes in Namibia, by clearly saying: « As German President, I would like to ask for forgiveness ». We know that the first genocide perpetrated by the Germans took place in Namibia, and the symbolism of this repentance is simply powerful. From a strategic and diplomatic point of view, I believe that this synchronized visit is far from insignificant. For, with its new national security strategy, and following the rejection of France by public opinion and certain African states, Germany is positioning itself, at least by doing the opposite of the policy and attitude reproached to Paris, notably by asking for forgiveness in a simple and humble way. Even if this could be construed as realpolitik, symbols carry weight in international relations.

 

Le 24 octobre dernier, s’est ouverte l’édition 2023 du Forum de Vienne sur le thème : « Contrer la ségrégation et l’extrémisme en contexte d’intégration » (Countering Segregation and Extremism in the Context of Integration) avec la participation d’officiels et d’experts venus de toute l’Europe. Cette édition a enregistré la participation de diverses personnalités comme Davor Božinović, ministre de l'Intérieur de Croatie, Kaare Dybvad Bek, ministre de l'immigration et de l'intégration du Danemark, Ana Catarina Mendes, ministre des affaires parlementaires du Portugal. En ouvrant les travaux, Mme Susanne Raab, ministre des femmes, de la famille, de l'intégration et des médias d’Autriche est revenue sur la nécessité de synergie entre les différents acteurs. Avec la présence de Bart Somers, vice-ministre-président du gouvernement flamand de Belgique, Sofia Voultepsi, vice-ministre de la migration et de l'asile, de la Grèce et d’Etienne Apaire, Secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation en France, les échanges ont tourné autour des expériences des différents pays en matière de gestion du religieux mais aussi des politiques mises en place dans le cadre de l’intégration des minorités religieuses notamment musulmanes.

Cette édition avait accueilli l’éminent universitaire et expert sénégalais, fondateur de l’Observatoire des Radicalismes et conflits religieux en Afrique et Directeur du Timbuktu Institute – African Center for Peace Studies, Dr. Bakary Sambe. Il a été invité par le gouvernement autrichien à prendre part à cet évènement annuel sur proposition de Son Excellence Ursula Fahringer, Ambassadrice d’Autriche au Sénégal dans le cadre de la promotion des échanges entre son pays et le Sénégal.

Pour sa chronique hebdomadaire sur Medi1TV consacrée cette semaine à cet évènement, il répond, ici aux questions du journaliste Pape Cheikh Diouf sur les enjeux de sa participation en tant qu’expert africain ainsi que les enseignements de ce Forum de Vienne.

Dr. Bakary Sambe, vous venez de prendre part au Forum de Vienne organisé par la Federal Chancellery du gouvernement autrichien sur le thème « Ségrégation et extrémisme violent dans un contexte d’intégration ». Quel était le sens d’une telle thématique dans le contexte européen actuel ?

La réflexion portait sur les enjeux de la prévention des conflits surtout suite aux récentes émeutes et des attaques terroristes dans de nombreux pays européens où les acteurs principaux étaient plus souvent des mineurs issus de l'immigration et nés en Europe. Il fallait aussi réfléchir sur d’éventuelles stratégies pouvant servir à relever le défi de la gestion de la liberté personnelle de religion et d'expression, des libertés scientifiques et académiques face à l’émergence des idéologies extrémistes. Participation de nombreux ministres de la Croatie, du Danemark, du Portugal. En ouvrant les travaux, Mme Susanne Raab, ministre des femmes, de la famille, de l'intégration et des médias d’Autriche est revenue sur la nécessité de synergie entre les différents acteurs. Il fallait insister et clairement sur le fait que l’islam dans ses enseignements n’est pas la source de la radicalisation et de l’extrémisme mais plutôt « la manipulation des symboles religieux pour des motifs politiques, idéologiques etc ». 

En tant qu’expert africain, fondateur de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique depuis 2012. Quel pouvait être votre apport à une telle rencontre se déroulant pourtant en Europe surtout pour croiser les analyses avec les experts européens ?

J’ai pu échanger avec de nombreux responsables européens comme Mme Lisa Fellhofer, directrice du Centre autrichien de documentation sur l'islam politique, Kenneth Schmidt-Hansen, directeur du Centre danois de documentation et de lutte contre l'extrémisme, Paul Doran, conseiller du FCDO en matière de lutte contre le terrorisme du Royaume-Uni. Mais, il était important, pour moi, d’attirer l’attention sur certaines formes d'extrémisme à motivation religieuse qui n’ont pas encore fait l'objet de recherches approfondies et dépassionnées pour appuyer la lutte contre les discriminations et le racisme générateurs de frustrations et de radicalisation dans certains pays européens et au-delà. Vous savez, très souvent, en Europe la classe politique traite de cette question sous le prisme migratoire. À travers la question cruciale des migrations et de la transnationalité progressive des acteurs religieux profitant de la mobilité accrue, nous avons pu examiner dans le cadre d’un débat contradictoire les tendances de la radicalisation en Afrique ainsi que la manière dont elle devrait être analysée de manière globale et surtout en prenant en compte les nouveaux enjeux des rapports entre l’Europe et le continent africain.

Dr. Bakary Sambe, ce Forum s'est tenu dans un climat assez délétère en Europe avec l'actualité au Moyen-Orient mais aussi la perception d'un islam qui serait essentiellement radical. Ceci n'avait-il pas trop pesé sur les échanges et quelle a été votre position en tant qu'africain musulman en plus de l'expert international que vous êtes et qui avait été invité par les autorités autrichiennes ?

Le climat était difficile mais il fallait rappeler aux interlocuteurs européens que sur la question du Proche-Orient, l’Afrique pourrait aider à dépassionner la crise actuelle. L’Afrique n’a pas eu les mêmes rapports avec Israël et des pays africains sont très engagés en faveur d’une solution juste et durable comme le Maroc avec l’appel pour une « alliance mondiale » lancée par le Roi Mohammed VI présidant le comité Al-Quds mais aussi le Sénégal à la tête du Comité onusien pour la défense des droits inaliénables du peuples palestinien depuis 1975. Il est temps que l’on donne sa chance au camp du dialogue, étouffé ces dernières décennies par les extrémistes des deux bords. Sur la perception de l’islam en Europe, je le pense profondément et je l’ai dit à Vienne : l’Europe devrait, de plus en plus intégrer l’évolution selon laquelle l’islam fait désormais partie de son paysage et que ces minorités musulmanes des différents pays sont des citoyens européens à part entière. Et je crois qu’il serait plus profitable, pour les pays européens, de considérer ces communautés comme une chance pour le dialogue dans un vieux continent devant assumer davantage son statut historique de creuset de civilisations loin de la vision essentialiste qui ne fera que l’affaire des extrémistes de toutes parts.

Dans son discours, lors de la cérémonie d’ouverture du colloque sur le dialogue interreligieux en partenariat avec la Fondation Konrad Adenauer, le 24 octobre 2023, Mme Yague Samb, directrice Sénégal du Timbuktu Institute a particulièrement insisté sur la nécessité de préserver la cohésion sociale. Le thème de cette édition du Colloque était « Religion et communication ». Ce fut le lieu de rappeler le rôle des médias et d’Internet dans le contexte actuel ainsi que leur enjeu pour la cohésion sociale dans le contexte pré-électoral actuel. Elle a aussi exhorté à un dialogue continu entre les cultures et les civilisations notamment avec l’actualité brûlante en Afrique et dans le reste du monde.

Voici, l’intégralité de son discours :

Je me réjouis, encore une fois, de prendre la parole au nom du Timbuktu Institute, partenaire de la Fondation Konrad Adenauer dans le cadre de ce colloque annuel et sur bien d’autres projets et initiatives principalement dans la recherche-action sur la prévention des conflits, la promotion de la paix et de la cohésion sociale. Ce colloque annuel est donc un des temps forts de de ce partenariat constructif. Nous voudrions, ici, renouveler nos sincères remerciements à la Fondation Konrad Adenauer mais aussi notre engagement à toujours aller de l’avant et ensemble sur les chemins du dialogue, de la paix et du vivre ensemble. Cet engagement est d’autant plus significatif pour nous que notre monde contemporain, notre continent et notre sous-région font face à des défis multidimensionnels d’ordre sécuritaire mais aussi sociopolitique.

La tâche est énorme mais alléchante : à savoir comment construire les bases du vivre ensemble, renforcer la résilience de notre pays, le Sénégal, qui s’achemine vers des échéances importantes et cruciales avec comme défi et non des moindres : préserver le pays de l’instabilité environnante et assurer les conditions d’un progrès social, d’une prospérité partagée dans la paix et la concorde. Le thème de notre colloque de cette année « Religion et communication » arrive à point nommé et garde toute sa pertinence au regard de l’impératif du dialogue et de l’échange dans le respect de la dignité de tous et des principes et valeurs qui consolident notre commun vouloir de vie commune au niveau national, africain mais aussi international. C’est bien, l’éducatrice Françoise Dolto qui nous rappelait que : « tout groupe humain prend sa richesse dans la communication, l’entraide et la solidarité visant un but commun : l’épanouissement de chacun dans le respect des différences ». Ces mots résonnent aujourd’hui comme un rappel voire un rappel à l’ordre dans ces moments critiques que vit notre humanité certes soucieuse « de faire bien » mais qui n’arrive pas encore à « empêcher le triomphe du mal » et les « sanglants non-sens » pour paraphraser Thomas Mann.

Dans ce contexte, plus que jamais, le local et le global sont interconnectés, l’ici est instantanément ailleurs par la magie incontrôlée et non maîtrisée d’une toile d’araignée qui nous rappelle la fragilité de nos rapports humains. Ce paradoxe fait que nous avons l’impression de n’être jamais aussi connectés mais tout autant divisés, opposés par des conflits. Est-ce, donc, le signe d’une incapacité de communiquer alors que les moyens pour le faire n’ont jamais été aussi abondants et abordables ? Un certain Harold Pinter attirait notre attention sur le fait que pour sortir de ce paradoxe nous devons, par la communication, extérioriser notre volonté de rompre avec cet égoïste « mouvement intérieur qui cherche délibérément à esquiver la communication ».

Mais il faut continuer à oser l’optimisme si l’on sait la capacité de nos religions qui vont dialoguer, ici, pendant ces deux jours, à fournir des ressorts et des ressources nous permettant de mieux socialiser, de nous rencontrer dans l’esprit unificateur des messages religieux. En plus de l’optimisme, nous avons l’espoir de pouvoir, à chaque fois, quelles que soient les circonstances et les contingences, compter sur la volonté d’hommes responsables osant se libérer de la lettre pour se rencontrer dans l’esprit ou des « gens de l’isthme » comme disait l’Émir Abdelkader. 

Vidéos similaires

Timbuktu Institute

Lettre de l’Observatoire - Octobre 2023

Le coup d’Etat du 18 Aout 2020 survenu dans le sillage d’un mouvement populaire conduit par le M5-RFP sous l’autorité morale de l’Imam Mahmoud Dicko contre l’ancien président malien Ibrahim Boubacar Keita a plongé le Mali dans une première transition militaire. Cette transition a été prolongée par une autre qui n’est pas près de se terminer si l’on s’en tient aux signaux envoyés par les autorités militaires actuelles. Ces autorités issues de cette transition se sont distinguées par une diplomatie offensive envers les organisations sous-régionales, régionales et internationales qui a beaucoup isolé le Mali du reste du monde. La diplomatie du régime du colonel Assimi Goita s’est caractérisée par de nombreuses tensions avec la communauté internationale mais, tout d’abord, avec la CEDEAO sur le calendrier de la transition. Les relations avec l’ancien partenaire français se sont, aussi, tendues au sujet du retrait des forces de l’opération Barkhane. Puis, avec l’Europe et les Etats-Unis, à la suite du partenariat Russo-malien, des rapports difficiles ont été entretenus, allant même jusqu’à l’exigence du retrait de la MINUSMA, une mission qui s’était fixée l’objectif - certes non atteint - de reconstruction et de rétablissement de la paix au Mali.

Cette note d’analyse tente d’étudier différents points dont, principalement, :  (1) la hantise des « menaces extérieures » de la part des autorités militaires en défiance permanente vis-à-vis des cadres régionaux et l’obsession de l’acquisition d’armements, (2) la reprise des hostilités au Nord et son rapport avec la prolongation de fait de la transition de même que les contestations sociopolitiques internes en gestation, (3) la reconquête de Kidal par les FAMAs et leurs alliés dans un contexte de création de l’Alliance des États du Sahel (AES) faisant peser de nombreux risques sur les équilibres régionaux et, enfin, (4) les signaux de résurgence d’un front touarègue au niveau régional à la suite d’une telle Alliance modifiant les rapports entre insurgés et l’État central.

« Sécuriser le Mali » ou « protéger le régime » ? La hantise des menaces « extérieures »

Les tensions diplomatiques avec les organisations régionales/internationales et les nouveaux partenariats avec la Russie, la Turquie et l’Iran viseraient, principalement, deux objectifs. Les autorités de la transition accélèrent l’acquisition d’armes de toutes sortes au profit de l’armée malienne et sortir le Mali de « l’emprise de la CEDEAO et ses partenaires occidentaux ». Certains analystes maliens y voient, aussi, un moyen de « prolonger encore la transition et de se maintenir longtemps au pouvoir » avec un discours aux relents galvaniseurs malgré les difficultés socioéconomiques.

Le soutien apporté aux putschistes du Niger, à travers la récente création de l’Alliance des États du Sahel (AES) et le report annoncé des élections présidentielles sont interprétés par différents acteurs maliens comme « une intention des autorités actuelles de rester au pouvoir encore plus longtemps » tout en donnant l’image d’un pays engagé sur les causes « panafricanistes » et pouvant servir de modèle régional de « résistance » face à la domination occidentale et l’emprise des cadres régionaux de coopération.

Le non-renouvellement du mandat de la MINUSMA et son retrait des localités sous contrôle des groupes armés, entamé au mois d’août 2023 devient le coup fatal donné à l’accord d’Alger, qui connaissait, déjà, d’énormes difficultés dans sa mise en œuvre depuis 8 ans. Le départ de la MINUSMA, qui était la seule force d’interposition en cas d’affrontements, garante du cessez-le-feu, des arrangements sécuritaires à travers la CTS (Commission Technique de Sécurité) et les EMOV (Equipes Mixtes d’Observation et de Vérification) et le CSA (Comité de Suivi de l’Accord) dont elle gère le secrétariat permanent, concrétise la fin de l’APR (Accord pour la Paix et la Réconciliation au Mali). En plus des désaccords déjà persistants entre le gouvernement et les groupes armés autour de l’armée reconstituée, du statut des présidents des régions, de la nouvelle Constitution, s’ajoute l’absence de compromis sur la rétrocession des bases de la MINUSMA dans les zones encore sous contrôle des groupes armés. Ce qui, selon l’interprétation des Groupes armés, conduit à une remise en cause du cessez-le-feu et à des affrontements très violents depuis le 12 août.

Reprises des hostilités au Nord : Déroulement, interférences et péripéties

L’adoption de la résolution 2690 (2023) par le Conseil de Sécurité consacrant le retrait ordonné de la MINUSMA sur demande du gouvernement malien de la transition survient dans un contexte de blocage total du processus de paix au Mali. Toutefois, le président de la transition, Colonel Assimi GOITA aurait, selon certaines sources, envoyé le chef des services de renseignements à Kidal, le colonel Modibo Koné, pour informer les mouvements signataires de sa volonté de reprendre les emprises de la MINUSMA au profit des FDS.

Des négociations avortées ? Le CSP (Cadre Stratégique Permanent pour la Paix, la Sécurité et le Développement) a pu accepter cette décision sous réserve d’un certain nombre de préalables notamment : la libération de ses combattants détenus par Wagner dans la région de Ménaka, la relance immédiate du processus de paix, le déblocage des indemnités des membres des commissions et l’occupation des emprises par les Bataillons des forces armées reconstituées (BATFAR). Après la libération des prisonniers, le gouvernement, qui se considérait, alors, en position de force, décida de déployer ses hommes pour récupérer les emprises laissées par la MINUSMA, avec les mercenaires de Wagner en première ligne.

Le 03 Aout 2023, le convoi FAMA-Wagner, en route pour la reprise de l’emprise de Ber mène une attaque nocturne sur un poste de sécurité de la base militaire de la CMA à Foyta, située non loin de la frontière mauritanienne. Cette attaque s’est soldée par la destruction du poste, deux morts côté CMA dont un combattant qui serait même décapité à la machette et deux véhicules emportés.

Ainsi, dans son communiqué du 07 août, la CMA accuse la junte militaire malienne et interpelle la médiation algérienne et la communauté internationale sur les risques d’une reprise des hostilités et la compromission à jamais de l’Accord d’Alger. Elle a également déclaré que l’attaque était une « violation délibérée du cessez-le-feu du 23 mai 2014 et des arrangements sécuritaires ».  En réalité, la prise de la ville de Ber, le 13 août dernier, après d’intenses combats de plusieurs jours entre la CMA et les FAMa-Wagner consacre la reprise des hostilités. Le CSP-PSD (Cadre Stratégique Permanent pour la Paix, la Sécurité et le Développement), composé de la CMA et une partie de la Plateforme, informa, alors, l’opinion nationale et internationale qu’il agira désormais « dans le cadre de la légitime défense ».

Depuis le 07 septembre 2023, le Mali fait, ainsi, face à des attaques complexes dont celles de Bourem, Bamba, Léré, Dioura et Taoussa qui ont été revendiqué par le CSP-PSD. Ces attaques étaient caractérisées par des victoires du CSP-PSD contre les forces de défense et de sécurité maliennes, des morts, des blessés et des prisonniers dans les camps des FAMAs ainsi que d’innombrables pertes matérielles (armements et infrastructures militaires).

Ces multiples attaques consacrent, irréversiblement, la rupture du cessez-le feu et remettent en cause l’avenir du processus de paix au Mali et, peut-être, la stabilité dans la sous-région. Cette situation intervient dans une période de turbulences politiques au Sud du Mali avec un vrai front social en gestation face à la décision des autorités de prolonger une fois de plus la transition militaire.

Prolongation de la transition et contestations socio-politiques en gestation

Depuis quelques mois, il y avait une perception partagée selon laquelle les autorités actuelles préparaient les esprits et l’opinion régionale et internationale à une prolongation certaine de la transition. Celle-ci pourrait être vue par les Maliens comme le report de trop. Le 25 septembre, le ministre de l’Administration territoriale annonce un léger report des élections prévues en février 2024. Les raisons évoquées par le gouvernement sont : la prise en compte de nouvelles dispositions constitutionnelles dans la loi électorale, la prise en otage des données numériques des Maliens par la société IDEMIA et la prise en compte par l’AIGE (Autorité Indépendante pour la Gestion des Elections) des résultats de la révision annuelle des listes électorales (1er octobre au 31 Décembre 2023). Cependant, ces raisons avancées par les autorités sont automatiquement rejetées par la classe politique qui sort désormais de sa réserve.

Les langues politiques se délient progressivement. La CMAS (Coordination des Mouvements, Associations et Sympathisants de l’Imam Mahmoud Dicko) avait, d’ailleurs, appelé à une grande manifestions le 13 octobre pour exiger une transition civile. Cette manifestation avait été finalement interdite par les autorités suite à l’annonce d’une contre-manifestation du CDM (Collectif pour la Défense des Militaires) pour soutenir la transition militaire. Certains renseignent que pour éviter une confrontation entre la CMAS et le CDM, Chérif Madani Haidara président du HCIM (Haut Conseil Islamique du Mali) aurait rencontré l’IMAM Mahmoud Dicko pour lui demander de dissuader la CMAS de tenir la manifestation du 13 octobre « au nom de l’intérêt général » et que la CMAS aurait répondu favorablement à la demande de son parrain.

De son côté, le parti YELEMA (changement en bambara) met les autorités en garde contre les risques qu’ils font peser sur le pays dans leur « approche solitaire », non consensuelle, non inclusive pour des « objectifs inavoués ». Au sujet du report des élections, les langues se délient, peu à peu, à Bamako. La société IDEMIA quant à elle, assure pour sa part qu'il n'existe "pas de litige en cours" avec les autorités maliennes et qu'il n'y a "plus de cadre contractuel en vigueur" entre le groupe et le ministère malien de l'Administration territoriale et de la Décentralisation, "en raison du non-paiement des factures".

D’autres voix rejettent les arguments du gouvernement et affirment que ce report des élections n’est qu’une preuve de plus de « l’intention des autorités actuelles de prolonger encore la transition ». En effet, cette annonce du report tombe comme un coup de tonnerre dans les oreilles des hommes politiques, apparemment, réduits au silence depuis l’avènement du coup d’Etat du 18 Aout 2020. Ils estiment déjà que cette transition n’a que trop duré et considèrent pour la plupart inacceptable un énième report qui consacrerait l’installation d’une « dictature militaire ».

D’autres affirment, déjà, que le régime militaire actuel s’inspirerait politiquement du Général Moussa Traoré dont la mémoire a été, récemment, honorée par les autorités de la transition. En effet, le nom de celui qui fut contesté en tant que « dictateur » a été, donné à la 45ème promotion de l’École militaire Interarmes (EMIA) le vendredi, 1er septembre 2023, sur la place d’armes du Centre d’instruction Boubacar Sada Sy de Koulikoro. Ainsi, contrairement à l’attitude de la classe politique de ces derniers mois, les déclarations de rejet du report des élections pleuvent sur la presse et les réseaux sociaux. Plusieurs partis politiques maliens rejettent, désormais publiquement et catégoriquement ce report, dont le RPM, le Sadi, la CODEM, YELEMA etc….

D’ailleurs, bien avant cette déclaration du gouvernement annonçant un autre report des élections, la 2ème phase de la transition fut marquée par des restrictions des libertés individuelles et collectives, le musèlement de la presse, des intimidations des arrestations arbitraires, dont les dernière en date furent celle l’emprisonnement de « Ben le cerveau », membre du CNT et pourtant principal allié activiste de la junte pour faire partir la France et la MINUSMA, et la radiation de 2 magistrats par décret présidentiel. De plus, les dernières attaques perpétrées par le CSP-PSD et le JNIM contre le bateau Tombouctou et les camps de Gao, Bourem, Bamba, Léré, Dioura, Taoussa et l’embargo économique imposé par le JNIM sur la région de Tombouctou et partiellement sur les régions de Gao et Ménaka révoltent une bonne partie de la population contre une gouvernance décriée de la junte militaire et son « incompétence pour garantir la sécurité dans le pays ».

En revanche, les militaires étant conscients des protestations en gestation, passent à la vitesse supérieure pour tenter le coup de la dernière chance en lançant une offensive sur la région de Kidal. En effet, si cette opération réussissait, elle suffirait à la junte pour regagner la confiance de la population du Sud, et mettrait en minorité ceux qui s’opposeraient à la prolongation de la transition déjà annoncée. 

Reconquête de Kidal par les FAMa et leurs alliés : l’opération de tous les risques

Le gouvernement de la transition lance, le 2 octobre 2023 une opération de reprise des emprises de la MINUSMA situées dans la région de Kidal. Elle est menée avec un convoi composé de près de 200 véhicules majoritairement blindés, des avions et des drones armés et de surveillance. Les effectifs sont de plusieurs centaines de militaires maliens et mercenaires Wagner. L’opération s’annonçait difficile et périlleuse en cas d’échec qui serait ravageur pour l’image de la junte.

Les affrontements ont duré 6 jours entre les localités de Tarkint, Tabrichat et Anefis. Des sources locales parlent, déjà, de dégâts humains et matériels assez importants. Chaque partie donne des bilans en sa faveur mais la lenteur de l’avancée des FAMa illustre la capacité de résistance de groupes armés en face. Cette bataille symbolique décisive pour le contrôle de Kidal risque de plonger le Mali dans une guerre insurrectionnelle complexe.

Certains pensent déjà au scenario afghan. Les alliances entre les groupes séparatistes et jihadistes sont déjà plus ou moins perceptibles. De plus, cette guerre pourrait, définitivement, avoir raison de l’accord pour la paix et de la stabilité au Sahel de manière plus générale.

Au terme de plusieurs jours d’intenses combats, les forces armées maliennes ont pu investir la localité d’Anefis encerclée par les forces du CSP-PSD. Du côté de Kidal, le camp des FAMa occupé par le BATFAR de Kidal jusqu’ici épargné, a été investi le 10 octobre par les combattants du CSP-PSD qui auraient désarmé plus d’une centaine des FAMa et les auraient remis à la MINUSMA pour les acheminer à Bamako. Le 13 octobre, 2 avions transportant des mercenaires du groupe Wagner, des FAMa et du matériel seraient atterris à Tessalit en prélude de la rétrocession de cette emprise de la MINUSMA prévue à partir du 15 octobre.

Il est, pour l’heure, difficile de prédire l’issue des combats qui seront probablement très violents dans les jours à venir. Ce qui accélérera le discrédit de la transition si elle perdait face aux groupes armés. Il est certain qu’en cas de succès, les autorités actuelles gagneraient en popularité dans le cas où Kidal serait totalement reconquise.

En effet, avec la prolongation actuelle, l’avenir de la junte militaire malienne est plus que jamais incertain comme le montrent les signaux d’une plus grande contestation au sein de la classe politique et de la société civile sortant, progressivement, de sa timidité. S’il devait y avoir une seule certitude, ce serait la volonté des militaires de conserver le pouvoir en prolongeant la transition pour la énième fois. Cependant, deux événements majeurs pourraient entraver ce projet de prolongation de la transition : l’échec de la reconquête de Kidal ou une protestation plus vive au sud contre le report des élections. Dans les deux cas ou si ces évènements se concrétisaient simultanément ou successivement, le Mali risquerait à nouveau de sombrer dans une plus profonde crise tout en impactant les pays voisins notamment, le Niger et le Burkina déjà engagés à ses côtés dans le cadre de l’Alliance des États du Sahel.

L’Alliance des États du Sahel (AES) et son incidence sur la stabilité régionale

L’instabilité au Mali se propage dans la région du Sahel tant sur le plan politique que sécuritaire. Tout porte à croire qu’un phénomène de contagion existe entre le Mali, le Burkina et le Niger. De l’expansion des groupes armés terroristes établis au Mali (JNIM, EIS) à la duplication des coups d’états dans ces pays, tous les phénomènes qui surviennent au Mali se répercutent dans ces pays voisins. Le coup d’Etat au Niger, le positionnement des juntes malienne et burkinabé aux côtés du Niger contre la CEDEAO et la création de la nouvelle alliance donnent désormais un nouveau coup d’accélérateur à cette régionalisation du conflit et des menaces sécuritaires.

Une des clauses de la charte de Liptako-Gourma signée par les trois pays (Mali-Niger-Burkina Faso) le 16 septembre et ratifié par le CNT du Mali le 09 octobre a fait couler beaucoup d’encre et interroge sur les menaces qu’un tel cadre fait peser sur les mécanismes sous-régionaux et régionaux de sécurité collective.

Il est sûr que l’annonce de cette Charte, si elle était suivie d’effet, aura d’énormes conséquences parmi lesquelles, l’affaiblissement de la CEDEAO et la disparition tacite en vue du G5 Sahel, qui étaient des acteurs-clés dans la lutte contre le terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest de manière générale. On semble s’acheminer, inéluctablement, vers la fragmentation des efforts régionaux de lutte contre le terrorisme.

Vers la résurgence d’un front touarègue au niveau régional ?

Certains groupes et organisations Touaregs du Mali et du Niger voient déjà dans cette Charte du Liptako-Gourma, une « conspiration » des trois juntes militaires contre la communauté Touarègue de ces pays. Rhissa Boula, ancien ministre de Mohamed Bazoum et fondateur du Conseil de la Résistance pour la République (CRR) a publiquement dénoncé l’AES et apporté son soutien au CSP-PSD.

De même, le collectif des ex-combattants de la rébellion touarègue du Niger, qui, pourtant, avaient, pendant un certain temps, apporté leur soutien aux putschistes nigériens, s’insurgent, à leur tour, contre l’AES et ont organisé une grande manifestation à Agadez pour se démarquer de ce qu’ils qualifient d’ingérence dans les affaires internes d’un pays en ce qui concerne le soutien du Niger au Mali dans sa guerre contre le CSP-PSD auquel ils apportent leur soutien. En plus de la généralisation du conflit au niveau régional, son ethnicisation devient une menace réelle à la stabilité de la région.

PRINCIPALES CONCLUSIONS  

  1. Sur le départ de la MINUSMA et gestion de l’insurrection armée au nord du Mali
  • Le retrait de la MINUSMA a eu un impact significatif sur la situation sécuritaire, marquant la fin de l'APR (Accord pour la Paix et la Réconciliation au Mali) et affaiblissant les mécanismes de maintien de la paix dans les zones sous contrôle des groupes armés.
  • L'absence de la MINUSMA comme force d'interposition a conduit à une recrudescence des hostilités, à des affrontements violents entre les forces gouvernementales et les groupes armés, remettant en question le cessez-le-feu et l’option diplomatique et la négociation comme mode privilégié de résolution du conflit au nord Mali.
  1. Sur le mode de décision des mesures sécuritaires et leur incidence politique
  • Les décisions de la transition militaire, notamment le choix de nouveaux partenaires tels que la Russie, montrent une volonté de s'éloigner de l'influence occidentale, mais cela a également conduit à des tensions avec la CEDEAO et la communauté internationale. Le recours aux mercenaires de Wagner, qui tirent leurs revenus de la guerre, est un facteur influent de la prise de décision de la junte de privilégier l’option armée au détriment de la négociation pour résoudre le conflit au nord du Mali.

  • Alors que l'objectif déclaré de l’offensive militaire est la restauration de la souveraineté nationale et la sécurité, il devient évident que la junte militaire poursuit également des objectifs politiques, notamment la légitimation de la prolongation de la transition et le maintien du contrôle du pouvoir politique.

  • Cette approche, semblable à celle de la junte au Burkina Faso, qui a repoussé indéfiniment les élections présidentielles jusqu’à ce la « sécurité soit rétablie sue l’ensemble du territoire », pose des défis majeurs en termes d'opportunité et d'efficacité.

  • La concentration sur des objectifs politiques au détriment des impératifs de sécurité et de stabilité risque de compromettre la résolution du conflit armé et de créer des tensions supplémentaires.

  • La décision de politiser les mesures sécuritaires souligne une priorité accordée à la consolidation du pouvoir plutôt qu'à la résolution des crises et à la promotion de la stabilité. Cela pourrait entraîner une polarisation accrue au sein de la population malienne et aggraver les divisions politiques, sapant ainsi les fondements d'une transition vers un gouvernement civil.
  1. Sur la signature de la Charte du Lipatako-Gourma et risques de régionalisation d’un front Touareg
  • La Charte du Liptako-Gourma, signée par le Mali, le Niger, et le Burkina Faso, soulève des préoccupations quant à son impact sur les mécanismes régionaux de sécurité, en particulier l'affaiblissement de la CEDEAO et la possible disparition du G5 Sahel.

  • La clause de la Charte liée à la lutte contre les insurrections armées dans les trois pays, avec une dimension touarègue importante, peut entraîner une ethnicisation du conflit, créant des risques de division voire de tensions entre les gouvernements et les minorités touarègues.
  1. Une contre-alliance touarègue au niveau régional ? 
  • Les réactions de certains Touaregs du Mali et du Niger contre l'Alliance des États du Sahel (AES) suggèrent une méfiance envers cette alliance, la considérant comme une menace pour la communauté touarègue.
    • La possibilité d'une nouvelle dynamique de conflit dans la région, impliquant une contre-alliance touarègue au-delà des frontières nationales, pourrait aggraver les tensions ethniques et la stabilité régionale.

 

Timbuktu Institute – Octobre 2023 - Tous droits réservés